En guise den-allée
Longtemps cette langue nous fut étrangère,
langue du colon découvreur dAmériques, langue
du Planteur esclavagiste, langue dune métropole qui
nous qualifia plus tard de «confettis de lEmpire».
Pendant trois siècles, les Noirs des Antilles françaises
(Saint-Domingue, devenue Haïti, jusquen 1804, Martinique,
Guadeloupe et Guyane) neurent pas le droit de lapprendre.
Aux maîtres blancs, le sinistre «Code Noir» (1685),
qui régissait les rapports entre maîtres et esclaves,
interdit aux premiers denseigner aux seconds lart de
la lecture et de lécriture. Dans le même temps,
empêchés de continuer à parler nos langues dorigines,
celle de lAfrique perdue, cest-à-dire léwé,
le fon, libo ou le wolof, nous inventâmes de toutes
pièces un nouvel idiome, le créole, qui nous permit
de survivre au sein de lunivers plantationnaire. Cest
dans celle-ci, que, de concert avec les maîtres qui neurent
dautre ressource que de se lapproprier, nous nous sommes
réinventés en tant quêtres humains puisque
le commerce triangulaire avait fait de nous de simples marchandises,
du «bois débène» disait-on à
lépoque.
Nous avons donc confié au créole lentièreté
de nos souffrances, de nos espoirs, de nos rêves, de notre
rage qui éclatait parfois en révoltes vite matées
dans le sang. Tout cela peut encore se lire à travers les
contes de nos veillées, les devinettes, les proverbes, les
comptines et surtout les chants. Ils disent la blessure intérieure,
«le chant profond du jamais refermé» selon lexpression
dAimé Césaire (Moi, laminaire, 1992). Vint lAbolition
de lesclavage en 1848 et notre désir, compréhensible,
de devenir des citoyens à part entière cest-à-dire
des hommes libres. Alors nous décidâmes doublier
dun seul coup le temps du fouet et de linsulte, deffacer
de nos mémoires non seulement le souvenir de ces trois siècles
dabaissement de nos peuples mais même celui du continent
originel quon nous avait patiemment appris, il est vrai, à
mépriser. Et le sésame de cette accession rêvée
au statut dhomme et de citoyen fut dabord et avant tout
lacquisition de la langue française, lacquisition
rapide, parfaite des moindres arcanes dune langue que les
esclaves avaient à la fois haï et désirée.
Désormais, en cette seconde moitié du XIXè
siècle, ce désir pouvait se donner libre cours et
surtout sallier à la nécessité car dans
la nouvelle société qui se mettait en place, le créole
commençait à perdre de son importance en tant quorgane
de communication unique puisque lécole souvrait
aux fils desclaves. Pour réussir, pour grimper dans
léchelle sociale, la maîtrise du français
du meilleur français devint un impératif
catégorique. Jusquau mitan du XXè siècle,
un phénomène didolâtrisation de la langue
de Molière se propagea dans nos sociétés antillaises,
du plus riche Mulâtre jusquau Noir ou à lIndien
le plus démuni. Seuls les anciens maîtres blancs demeurèrent
à lécart de cette frénésie linguistique
puisquils parlaient déjà le français
et surtout se voyaient déposséder du monopole de cette
dernière par des gens quils considéraient hier
comme des sous-hommes.
Parler français devint une «distinction» sociale
au sens où lentend Pierre Bourdieu, la marque de ce
que lon avait réussi à gravir les marches de
la Civilisation, de la seule qui méritât ce nom, la
civilisation française et plus largement occidentale. Nos
poètes se voulurent Romantiques, Parnassiens, Symbolistes
et plus tard Surréalistes. Nous nagions en plein «bovarysme
collectif» selon le mot cruel et juste de lHaïtien
Jean-Price Mars (Ainsi parla lOncle, 1925. Temps de décentrement,
daliénation, doubli de soi, de rejet total de
la langue et de la culture créoles. Temps des peaux noires
et des masques blancs pour paraphraser Frantz Fanon. Puis vint le
doute, lhésitation, cela à partir des années
60 du XXè siècle. Doute quavait instillé
dès les années 30, le mouvement de la Négritude
et quEdouard Glissant et sa théorie de lAntillanité
vint conforter en pleine guerre dAlgérie et au moment
même où les colonies dAfrique noire française
accédaient à lindépendance. Nous redécouvrions
la «poétique» de la langue créole, ses
beautés cachées, sa force rebelle, son ironie mordante,
son allégresse impudique. Notre français cessait peu
à peu de faire la révérence à lAcadémie
et intégrait des vocables nouveaux, interdits jusque là,
des vocables créoles. Peu à peu, cette langue sautochtonisait,
prenait racine dans les îles, commençait à exprimer
nos sentiments les plus profonds et ce faisant, elle perdait du
même coup sa belle raideur racinienne que lécole
nous avait présenté comme son unique parure.
Dans
les ultimes décennies du XXè siècle, on assista
à un double mouvement : laccession du créole
à lunivers de lécrit accompagné
de lexplosion dune littérature de qualité
dans cette langue et lappropriation du français par
les Antillais, désormais décomplexés face aux
exigences de Malherbe, Vaugelas et Grévisse. De toute cette
trame historique et culturelle est né, vers les années
80, le mouvement de la Créolité dont les Martiniquais
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant
(Eloge de la Créolité, 1989) et le Guadeloupéen
Ernest Pépin furent les plus ardents promoteurs. Nous savions
enfin que nous avions deux langues - lune légitime,
le créole; lautre adoptive, le français - et
quil nous faudrait composer avec cette réalité.
Sortir de la névrose linguistique qui avait poussé
nos parents à idolâtrer le français et à
rejeter le créole pour arriver à une situation déquilibre
entre ces deux idiomes, une relation de non-conflictualité
en tout cas. Le mouvement général du monde
appellé «mondialisation» ou «globalisation»
et que nous préférons appeler «créolisation» nous aidait grandement à penser notre situation particulière
sans nombrilisme et surtout dans un esprit douverture à
toutes les langues du monde. Langlais, lespagnol, le
hollandais et le papiamento, langues de larchipel caraïbe,
frappaient à nos portes à travers le disque et le
CD, le cinéma, les voyages désormais facilités
et limmigration inter-insulaire. Nous étions dès
lors sommés dinventer la Diversalité.
Les leçons de lexpérience
antillaise
Nous navons pas la prétention de dire
que les Antilles sont un modèle pour la nouvelle humanité
«globalisée» qui est en train de se construire
sous nos yeux mais il nen reste pas moins que cest la
première fois, dans lhistoire de lhumanité,
quune société sest constituée à
partir dun véritable laboratoire humain. Partout, dans
le passé, des peuples ont envahi dautres peuples, des
empires se sont constitués empire romain, empire arabe,
empire ottoman, empire anglais et français mais la
confrontation sétablissait toujours entre des autochtones,
souvent farouchement attachés à leurs traditions,
et des conquérants désireux dimplanter les leurs
par la force. Dans le Nouveau Monde, au contraire, dont les Antilles
furent la préfiguration et la métaphore tout à
la fois, des souches humaines se sont implantées/ont été
implantées comme pour former un véritable «
bouillon de cultures » au sens où lentendent
les sciences naturelles. Une fois les autochtones amérindiens
totalement exterminés (cela pris entre vint et quarante ans
selon les îles à partir de 1492 pour les Grandes Antilles
et 1625 pour les Petites), elles devinrent des territoires vierges,
presque sans mémoire, libres en tout cas de toute attache
mythique ou historique. Cest dans les Antilles que sest
réalisée une première globalisation du monde,
cela dès la fin du XVIIè siècle.
Trois civilisations
extrêmement différentes se sont entrechoquées
sur des territoires minuscules, lAmérindienne, vite
éliminée (mais point totalement effacée, «désapparue»
comme dit E. Glissant et non pas « disparue »), lEuropéenne,
conquérante, brillante et lAfricaine, vaincue, humiliée.
Trois types dhumanité, trois imaginaires, trois destins.
Plus tard, au XIXè siècle, de nouvelles souches humaines
furent introduites Indiens de lInde, Chinois et Syro-Libanais
élargissant ainsi le spectre de la créolisation.
Car cest de cette manière quil convient de nommer
ce phénomène inédit de brassage culturel de
peuples originaires de quatre continents (seule l'Océanie
na pas contribué à la formation du Nouveau Monde):
créolisation. Que signifie ce mot? Doù vient-il?
Quest-ce quun Créole? La réponse est à la fois simple et compliquée
: «créole» provient du latin «creare»
qui signifie en français «créer/être créé».
Il désigne, dans son étymologie même, la nouveauté,
lartificialité, linouï de ces sociétés
qui sont nées de ce fameux bouillon de cultures que nous
avons évoqué plus haut. Il désigne un monde
neuf. Maëlstrom humain, culturel, linguistique et religieux
comme le décrit Edouard Glissant (Le Discours antillais,
1981) qui na pas abouti à un mélange harmonieux
ou en tout cas complet comme cela a pu se produire dans lAncien
monde où Gallo-romains et Arabo-berbères, par exemple,
se sont mêlés jusquà ce que lon
ne puisse guère plus reconnaître ce qui tient de lautochtone
et du conquérant. Aux Antilles, le mélange sest
fait sous le mode de la diffraction, de lhétéroclite,
du «bricolage culturel» au sens de Lévi-Strauss
et loin de fusionner jusquà effacer les traces de leurs
origines, les apports culturels des quatre continents se sont ici
agrégés là juxtaposés sans presque jamais
perdre disparaître en tant que tels.
Le Créole ne possède
pas une nouvelle identité comme le Gallo-romain ou lArabo-berbère
mais de nouvelles identités. Le phénomène de
créolisation a inventé de toutes pièces lidentité
multiple. Alors que dans lAncien Monde, il est impensable
dêtre à la fois Juif, chrétien et musulman,
dans le Nouveau, où il y a «surabondance de Dieux»
comme lécrit joliment Simone Henry-Valmore (Dieux en
exil, 1976), chacun assume ou partage plusieurs identités
religieuses à la fois: la même personne peut se rendre
à une messe catholique le matin, participer à une
cérémonie hindouiste laprès-midi et aller
consulter un sorcier nègre à la faveur de la nuit.
Cela sans y voir la moindre contradiction, la moindre incongruité.
Jésus, Mariemen et Papa Legba cohabitent chez le Créole,
certes pas de manière oeucuménique, mais comme des
pans de lidentité de chacun, pans qui se mêlent
et se démêlent sans cesse, qui sembrassent et
sexcluent dans un même élan. Et ce qui est vrai
du religieux lest tout autant du culinaire, du vestimentaire,
de larchitectural, du technologique et bien entendu du linguistique.
Identité multiple donc dans laquelle les auteurs de lEloge
de la Créolité ont vu une préfiguration de
cette globalisation qui nous affecte en ce début du troisième
millénaire.
Il y a donc des leçons à tirer de lexpérience
antillaise. Née du plus grand déni dhumanité
jamais commis lesclavage des Noirs africains (entre
30 et 70 millions dhommes arrachés à leur terre
natale et déportés dans un univers inconnu et hostile)
, sétant développée au sein dun
monde concentrationnaire la Plantation de canne à
sucre , résistant aujourdhui à la francisation
totale et à la globalisation anglo-américano-saxonne,
la civilisation créole, dans sa déclinaison française,
qui sest développée des bayous de la Louisiane
aux confins de lAmazonie guyanaise, en englobant Haïti,
la Guadeloupe, la Dominique, la Martinique et Sainte-Lucie, est
un formidable outil pour nous permettre de penser le monde à
venir. Au plan linguistique qui nous intéresse plus particulièrement
ici, elle nous clame que toutes les langues sont belles, que toutes
ont droit à lexistence et que si lorsquun vieillard
meurt, cest une bibliothèque qui brûle comme
lécrivait Amadou Hampate Ba, lorsquune langue
disparaît, cest tout un pan de limaginaire mondial
qui est à jamais perdu. Cest un appauvrissement de
lhumanité, un rétrécissement de la conscience.
La guerre des langues
Pendant trois bons siècles, la langue française
a mené une guerre sans merci contre la langue créole
quelle sacharnât à désigner sous
les vocables péjoratifs de «jargon des Nègres»,
de « patois », de « baragouin » et plus
récemment de «petit-nègre». Elle sest
posée, ici mais aussi en Europe, comme la langue de la Raison,
de la Logique et du Beau et cela contre toute logique puisque Descartes
lui-même écrivait, au tout début de son Discours
de la Méthode, que la raison est la chose au monde la mieux
partagée. Or, le monde parle une multitude langues! Langues
toutes égales, quoique différentes, dans leur manière
de découper le réel et de servir aux besoins communicatifs
des communautés qui les utilisent, nen déplaise
à Rivarol. On ne voit pas en quoi, en effet, Jai mal
à la tête serait plus logique que lespagnol Me
duele la cabeza ou le créole Tet mwen ka fè mwen mal
qui signifient tous deux, littéralement, Ma tête me
fait mal. Dans pareille idée, il ny a quaveuglement
ethnocentriste.
La guerre menée par le français contre le créole
a imprimé un fort sentiment de culpabilité linguistique
dans la psyche des Antillais, sentiment qui a conduit certains au
bord du suicide linguistique : ne plus vouloir parler cette langue
pourtant ancestrale et interdire aux enfants de lutiliser.
A lécole, nos maîtres, longtemps pourchassèrent
ce quils appelaient les «créolismes» cest-à-dire
lintrusion subreptice de la langue dominée au cur
même de la langue dominante. Ils se firent les plus ardents
défenseurs de la norme parisienne alors même quils
étaient incapables, ne serait-ce quau plan phonologique,
de latteindre tout à fait. Traumatisme de la pseudo-absence
du r en créole dont Fanon sest bien gaussé.
Mensonge dailleurs puisque cétaient les premiers
colons normands qui disaient paler au lieu de parler alors que leurs
esclaves africains roulaient les r plutôt deux fois quune,
chose qui se remarque demblée aujourdhui dans
le français dAfrique noire. Cette guerre a fait des
victimes: enfants des classes populaires et donc créolophones
brutalement exclus du système scolaire, travailleurs bloqués
dans leur carrière par une maîtrise insuffisante du
français et même dans la petite-bourgeoisie, puissant
sentiment dinsécurité linguistique conduisant
parfois à des hypercorrections.
A ce traumatisme, Aimé Césaire, dans les années
30, a voulu riposter en déclarant vouloir «négrifier
la langue française». Désir louable mais impossible
à mettre en uvre si lon de dispose pas dune
langue «nègre» sous la main. Or, on le sait,
comme tout Antillais, lauteur du Cahier dun retour au
pays natal (1939) ne parlait aucune langue africaine et de plus,
il tournait le dos au créole, symbole pour lui de la promiscuité
coloniale et de la compromission entre maîtres blancs et esclaves
noirs. Son désir est donc resté lettre morte mais
sa simple formulation témoignait du mal-être linguistique
qui étreignait les élites antillaises en cette première
moitié du XXè siècle.
Il a donc fallu attendre
Edouard Glissant dans les années 60, puis les auteurs de
la Créolité dans les années 80 pour que le
désir césairien puisse commencer à sexaucer.
Lhybridation du français et du créole était
alors revendiquée comme lune des tâches primordiales
de nos écrivains afin de pouvoir trouver/construire leur
propre langage. Car au-delà de la langue en tant quoutil
linguistique, il y a le discours, la vision du monde qui, pour trouver
son originalité, ne peut en aucun cas considérer la
langue comme un objet neutre. Le français de France charrie
en lui des siècles et des siècles dexpérience
hexagonale et ne saurait impunément être utilisé
par des écrivains non-Hexagonaux sous peine de se voir déporter,
à leur insu parfois, de leur identité propre. La première leçon que nous enseigne lexpérience
antillaise est que le français doit être acclimaté
aux nouvelles régions où il sest installé,
il doit sadapter à de nouvelles cultures, à
de nouveaux imaginaires. Il doit surtout ne pas résister
à un certain métissage avec les langues déjà
installées quil est journellement amené à
côtoyer. Les linguistes qualifient ce phénomène
de «nativisation du français» et la racine de
ce mot, «naître», renvoie à celle du mot
«créole» qui est «créer».
Un nouveau français doit naître, doit se créer
partout où la langue de Molière a trouvé à
sinstaller. Non pas une langue entièrement différente
mais une variété de français qui a sa propre
couleur, sa propre odeur, ses propres élans et qui, par ricochet,
à vocation à enrichir la langue de lancienne
métropole.
La seconde leçon que nous devons tirer du processus de créolisation,
cest que les langues locales, tribales, régionales
ou nationales basque, corse, breton, occitan, créole,
wolof, bamiléké, malgache ou arabo-berbère
ne menacent aucunement le français, quelles
nempêchent point sa diffusion et quelles doivent
être étudiées et enseignées au même
titre que le français. Chacun sait que le nombre de francophones
a doublé en Afrique noire après les indépendances
des années 60, quil a triplé en Algérie
malgré la politique darabisation. Que là où
le français se porte le mieux, cest dans les régions
où il y a eu une prise en compte, limitée certes,
des langues locales (Mali, Bénin, République Centre-africaine,
île Maurice).
La troisième leçon est quaujourdhui, le
meilleur allié du français contre lhégémonisme
anglo-américain, ce sont les langues régionales de
lHexagone (breton, corse, basque etc.) et les langues indigènes
des anciennes colonies. Car à se battre comme il continue,
hélas, à le faire sur deux fronts : dune part
contre les langues régionales et indigènes et dautre
part, contre langlo-américain, le français risque
à terme de sépuiser et de sappauvrir.
Lexemple dHaïti est très éclairant
à cet égard: faute, pour la Coopération française
davoir résolument soutenu lintroduction du créole
dans le système scolaire haïtien, le français
est en passe de nos jours dêtre remplacé par
langlo-américain. Il y a désormais autant dHaïtiens
qui parlent le français que la langue de lOncle Sam
et la tendance dominante est celle dune diminution inexorable
du premier groupe. Or, le créole ne comportait aucune menace
sérieuse pour le français et bien au contraire, ceux
qui avaient dabord été alphabétisés
dans leur langue maternelle apprenaient ensuite plus rapidement
et mieux le français ! Aveuglement dune francophonie
impérialiste et finalement auto-destructrice.
La question de la norme
Qui dit français nativisé, indigénisé,
dit norme endogène. Or, la France est lun des rares
pays dans le monde où il y a une véritable fétichisation
de la norme. Impossible de devenir présentateur-vedette du
journal télévisé sur une grande chaîne
nationale, agrégé de Lettres, ministre ou même
grand acteur de cinéma si lon conserve laccent
de sa province. Yves Montand a maintes fois raconté combien
defforts il avait été amené à
faire lorsque, jeune Marseillais monté à Paris pour
faire une carrière cinématographique, il avait été
contraint de gommer son accent méridional. Ce dernier, tout
comme laccent alsacien, bourguignon, créole ou africain,
est sans cesse moqué, ridiculisé. Mais il ny
a pas que laccent: depuis que Malherbe avait entrepris de
«dégasconner la langue française» au XVIIè
siècle, le français sest privé détonnantes
richesses dialectales et sest figé, voire étiolé
dans une parlure parisiano-bourgeoise qui sent parfois le chloroforme.
Que de mots perdus à jamais, dexpressions, dimages
envolées !
Quand on la compare avec les littératures
allemande ou italienne qui nhésitent pas à puiser
dans le trésor de leurs dialectes, on mesure la perte qui
a résulté, pour la littérature française,
de limposition presque militaire (cf. lenquête
de lAbbé Grégoire, pendant la Révolution
française, « sur les patois de France et les moyens
de les éradiquer ») dune langue qui, au départ,
nétait parlée que par une modeste fraction de
la population de lIle-de-France. A lheure de la mondialisation, cette fétichisation
de la norme confine au ridicule le plus absolu. Dautant que
ladversaire principal, langlo-américain se fiche
royalement dune telle contrainte. Personne ne fait attention
à votre accent, ou en tout cas ne vous en tient rigueur,
quand vous postulez pour un emploi, passer loral dun
examen ou jouez dans un film. Accents australien, néo-zélandais,
africain, indo-pakistanais, sud-étasunien, nord-étasunien,
californien, caribéen ne souffrent daucune discrimination
particulière par rapport à laccent british lequel
se divise déjà entre accents anglais, gallois, écossais
et nord-irlandais.
Et cela est aussi vrai du lexique: le Harraps
accueille chaque année des centaines de mots indo-pakistanais,
caribéens, africains ou étasuniens alors que le Robert
est particulièrement frileux, y compris envers ce quil
nomme pudiquement les «canadianismes». Le grotesque
est dailleurs atteint lorsquau lieu dadopter le
beau néologisme québecquois de courriel pour dire
e-mail, lAcadémie française tente froidement
de nous imposer mél. Autrement dit, le franglais vaut mieux
que les français indigènes ! ! ! Il est donc temps pour lHexagone de reconnaître quil
nest plus le seul centre de production du français
et donc de la norme et quil existe depuis bientôt un
siècle des lieux où le français est aussi vivace,
aussi dynamique que sur les bords de la Seine. Que dans ces lieux
de nouveaux types de français sélaborent et
donc de nouvelles normes, des normes endogènes qui ne sont
en rien inférieures à celle de Paris. Quelles
ont droit au respect parce quelles témoignent non pas
de lappauvrissement de la langue mais de son enrichissement
par lapport dimaginaires différents. En couronnant
lAcadienne Antonine Maillet en 1979 pour Pélagie-la-charrette
et le Martiniquais Patrick Chamoiseau en 1992 pour Texaco, les académiciens
du Prix Goncourt ont montré la voie à suivre, la seule
manière pour le français de résister à
lavancée de langlo-américain.
Un simple exemple, butal, sec: après cinq ou dix années
de scolarité plus ou moins chaotique, lHaïtien
moyen parvient à peine à articuler une phrase correcte
en français alors que lorsquil émigre aux USA,
au bout de sis mois, il parle déjà anglais relativement
couramment! Pourquoi? Parce que langlais serait plus facile
que le français? Absolument pas! La raison est la suivante
:en français, il est paralysé par lépée
de Damoclès dune norme rigide, il crève de peur
de commettre des fautes alors quen anglais, rien de tout cela
ne pèse sur lui. Personne ne lui fera de remarque désobligeante
sur son accent ou sur telle ou telle faute quil pourra inévitablement
commettre au cours de son apprentissage.
Pour une Académie francophone
La mondialisation exige quà côté
de lAcadémie française soit fondée une
Académie francophone. Lintégration de non-Hexagonaux
au sein de la première (intégration dont Léopold
Sédar Senghor est lexemple le plus connu) ne suffit
plus. Au mitan du troisième millénaire, il y aura
davantage de locuteurs du français hors de lHexagone
quà lintérieur de celui-ci, de locuteurs
réels sentend, pas de locuteurs « administratifs
» (ces 70% dAfricains noirs, par exemple, qui vivent
dans des états où le français est la langue
officielle mais qui ne parlent pas un traître mot de français
dans leur vie de tous les jours et qui ne le parleront jamais tant
quon ne partira de lenseignement de leurs propres langues
pour leur enseigner le français). Cette Académie francophone
sera définitivement installée dans lHexagone
puisque ce dernier est le berceau historique de la langue française
mais sa composition se fera au pro-rata des francophones réels.
Ce qui veut dire que des pays de 400.000 habitants comme la Martinique
ou la Guadeloupe devront y avoir davantage de sièges quun
pays de 7 millions dhabitants comme Haïti qui ne compte
que 200.000 francophones effectifs.
Cette Académie francophone
devrait être co-financée par les pays francophones
au pro-rata de leur PNB. Ce qui veut dire que le minuscule Luxembourg
devra contribuer davantage que limmense Mali, par exemple.
A côté de cette Académie francophone mondiale
devraient voir le jour des Académies francophones régionales
non pas par pays mais par zone géographique: académie
francophone des Amériques (Caraïbes, Guyane et Québec),
académie francophone du Maghreb, académie francophone
dAfrique de lOuest etc. Ces dernières travailleraient
à consolider ces fameuses normes endogènes dont nous
avons parlé tout en maintenant les liens avec les autres
variétés de français. Leur financement serait
exclusivement à la charge des régions concernées,
toujours au pro-rata de leurs nombre de francophones réels
et de leur PNB. Le travail de ces Académies francophones
régionales, tout comme celui de lAcadémie française
dailleurs, servirait de base préparatoire à
deux sessions annuelles de lAcadémie francophone mondiale
dont lune se tiendrait à Paris, lautre dans chacune
des régions francophones à tour de rôle. Le
tout serait couronné par la publication dun «Dictionnaire
du français mondial» dans lequel les apports régionaux
français dune part et les apports africains maghrébins,
antillais et canadiens de lautre, trouveraient leur juste
place.
Pour une utopie francophone
Le monde ne va pas sans utopies. Cest là
le moteur des énergies intellectuelles. Lutopie francophone
doit sinscrire résolument dans la créolisation
et dans la diversalité. Dans la créalisation dabord
comme modèle de mondialisation opposé au communautarisme
anglo-américano-saxon. On le sait, aux USA, il ny a
jamais eu de «melting-pot» et les Chinois vivent leur
sinitude dans Chinatown, les Noirs leur négritude dans les
ghettos, les Hispaniques leur latinité dans les barrios et
les Blancs leur caucasianité dans les white suburbs. Cest
la théorie du separate but unequal (et non pas equal comme
cela est mensongèrement affirmé) que Hollywood, CNN
et Coca-Cola tentent dimposer au monde entier. La juxtaposition
des communautés. Lenfermement dans lIdentité
Unique. En effet, devant la mondialisation inéluctable, inexorable
qui se met en place, il ny a quune alternative sérieuse:
la créolisation ou Identité Multiple contre la globalisation
communautariste sous égide étasunien ou Identité
Unique. On sait les ravages récents de cette dernière
en Bosnie ou au Rwanda. On sait moins quen juillet 2000, deux
états américains, le Nouveau-Mexique et lArizona
ont supprimé lenseignement bilingue anglais-espagnol.
La francophonie doit tourner le dos à cette globalisation,
et tout en promotionnant le français, déployer les
mêmes efforts en faveur du créole, du wolof, du bambara,
du kikongo, du berbère, de larabe, du tahitien ou des
langues canaques. Et le principal effort consiste à aider
à la fabrication douvrages scolaires dans ces différentes
langues dune part et à la réalisation de productions
télévisuelles, cinématographiques et multimédias
(CDROM, site-Internet). Tout cela risque de coûter très
cher mais, on le sait, les utopies nont pas de prix. Il y
va de la crédibilité même de lidée
francophone qui dans un deuxième temps doit sinscrire
dans la perspective de ce que les auteurs de lEloge de la
Créolité ont nommé la «Diversalité».
En quoi ce néologisme se distingue-t-il de diversité?
Pourquoi a-t-il été nécessaire de le forger?
Cest parce quil y a risque que des esprits trop peu
attentifs confondent mondialisation globalisée et mondialisation
créole. La première valorise la «diversité»
telle que lexprime spectaculairement les publicités
de Benneton où sont juxtaposées ce quune idéologie
aux relents racistes appelle «les trois races»: la Blanche,
la Noire et la Jaune. Du coup, la moitié de lhumanité lhumanité métisse est passée
à la trappe: Indiens de lInde, Sud-Américains,
Arabes, Juifs, peuples océaniens.
LAmérique
triomphante «blanche-anglo-saxonne-protestante» et ses
affidés européens aiment à penser le monde
en catégories étanches. Cela les rassure et leur permet
de mieux le contrôler. Tout ce qui est métissage
biologique, linguistique ou religieux les inquiètent
et les dérangent. Au contraire, la mondialisation créole
valorise la «diversalité» cest-à-dire
le mélange, le partage des ancêtres et des identités,
le non-cloisonnement des imaginaires. Elle se distingue de lidéologie
sud-américaine du mestizaje qui se place uniquement sur le
terrain biologique et qui ne voit la «solution» des
problèmes «amérindien et noir» que dans
la fusion à terme de ces derniers dans la «race blanche»
considérée comme la pointe avancée de lhumanité.
La Diversalité, suivant en cela les traces (et les stèles)
de Victor Segalen, nous contraint de reconnaître que lAutre
vit en nous, que nous sommes partiellement lui et quà
ce titre il a droit à notre respect le plus absolu. Le jazz,
en dépit de la ségrégation inavouée
qui sévit aux États-Unis, nest plus depuis des lustres
une «musique nègre» et la cuisine chinoise nest
plus, en Europe de lOuest, une cuisine exotique. Cest
quil y a désormais du «nègre» et
du «chinois» chez lEuropéen et inversement.
Nous partageons tous et nous partagerons de plus en plus
les mêmes ancêtres, à des degrés
divers bien entendu.
Final de compte
En français des Antilles (et en créole),
pour dire «fin», on dit «final de compte».
Pour bien montrer sans doute quau terme du raisonnement, rien
ne doit être omis ou oublié, que le décompte
scrupuleux des propositions est une exigence à la fois morale
et intellectuelle. Cest pourquoi je termine en réparant
un oubli: le français de lHexagone est en train de
changer. Il est en proie à un bouleversement extraordinaire
au sein de ces multiples banlieues où parfois vingt ou trente
nationalités différentes sont sommées de vivre
ensemble. Ce français-Djamel (pour reprendre le nom du célèbre
humoriste de Canal+) est en passe de supplanter le français
populaire-gaulois car il déborde les cités pour semparer
des bouches et des esprits de toute la jeunesse française.
Il fait bouger le français, il décrispe la norme,
il retrouve la créativité, linventivité
insolente du français pré-malherbien, celui de François
Villon et des poètes de sac et de cordes de la fin du Moyen-Age,
celui de François Rabelais et de sa boulimie lexicale. Les
décideurs actuels de la Francophonie doivent tenir compte
de ce paramètre incontournable ainsi que de tous les autres
que nous avons examinés plus haut sils veulent que
dans le nouveau siècle qui sannonce, la langue française
ne devienne pas une langue marginale, sils veulent quelle
continue à rayonner sur les cinq continents. Raphaël CONFIANT
Ecrivain martiniquais
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