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LA PROVERBIALITÉ CRÉOLE DANS L'OEUVRE DE
LAFCADIO HEARN
 

   PIERRE PINALIE (GEREC-F)

Le proverbe créole est, indéniablement, une forme  d'expression  de la culture populaire datant de la période  coloniale.  Bien qu'il se présente sous un aspect universel, il transmet un système de normes et de valeurs appartenant au territoire où il est né.
Parmi ceux qui ont dressé des listes de proverbes créoles au XIXème siècle, pour la Martinique, il convient de citer d'abord Victor SCH'LCHER qui en a relevé un certain nombre dans son ouvrage  Des colonies franà§aises, publié en 1842. Ensuite, on pourra également citer Louis GARAUD en 1891, et évidemment Lafcadio HEARN , à  partir de la Louisiane, en 1885. Comme le fait remarquer Louis Garaud, ces proverbes donnent « du poids à  la pensée, sans l'alourdir ».
Plus tard, Lucien NAY-REINE en 1938, et Marie-Thérèse JULIEN-LUNG-FOU, en 1980, continueront ce travail de transcription des proverbes de la Martinique. Il faut aussi prendre en compte le puissant et pertinent travail de Jean-Pierre JARDEL et de feu Bernard DAVID qui ont relié, en 1971, le proverbe, code socioculturel, au contexte historique, économique et social de la société créole.
Dans une analyse qui chercherait l'origine des proverbes, force est de constater que, pour beaucoup de ceux qui ont cours à  la Martinique, on les retrouve aussi dans nombre de pays africains. Mais comme, souvent aussi, on retrouve des équivalents dans toutes les provinces de la France métropolitaine, on peut poser le problème de la véritable origine. Et comme on rencontre le même type de locutions proverbiales dans d'autres pays européens, il est tentant de dire que le proverbe a une dimension universelle et qu'il n'est pas possible d'affirmer une origine européenne ou africaine.
Si l'on se réfère aux objets ou animaux présents dans les proverbes, on pourrait imaginer une origine africaine dès qu'il est question d'éléphant, de singe, de tigre. à€ ce propos, on peut envisager l'influence de la culture d'origine de l'esclave africain ou du travailleur indien (appelé coolie) ou chinois, mais on n'a aucune certitude, et il est plus prudent de partir d'éléments culturels locaux pour proposer une origine locale à  ces locutions. Ainsi, tant les  zombis que le quimbois (ou « tjenbwa ») tiennent une place non négligeable dans les croyances locales, et semblent être  entrés très naturellement dans la proverbialité.
C'est, en effet, à  partir d'un quotidien rural tropical que le contenu des dictons a vu le jour. Entre le monde agricole de la plantation et le cercle relativement peu important des pêcheurs cà´tiers, il y avait assez peu de place pour des créations  imaginaires . Et c'est sans surprise qu'on peut établir la liste des mots les plus usuels et familiers du point de vue de l'activité professionnelle, et du point de vue du cadre environnemental. De la marmite appelée « kannari » jusqu'à  la colline au nom de « mà²n », il ne restait que le corps des locuteurs pour élaborer leurs adages et autres apophtegmes.
J'ai, moi-même, dans un corpus de 1150 proverbes, établi une liste de 1082 mots-clés, et j'ai pu constater que 84 d'entre ces mots apparaissent chacun dans plus de 10 proverbes. Et cela, à  n'en point douter, peut donner un aperà§u des préoccupations, des thèmes et  des obsessions contenus dans ce que j'ai appelé un « abrégé de sagesse créole ».
Donc, on peut considérer que s'intéresser au proverbe, c'est parvenir jusqu'au coeur d'une langue et d'une culture. Système parlé situé hors de la littérature, il s'agit d'une forme d'oraliture contenant un élément identitaire irremplaà§able. C'est ce que l 'on peut lire, sous la plume de Raphaël CONFIANT qui, il y a six ans, m'a fait l'honneur de rédiger une préface au volume que je consacrais aux proverbes créoles. Il y écrit que « le proverbe est éternel, et qu'il continuera, contre les vents de la décréolisation et les marées des bouleversements linguistiques, à  être proféré et à  être compris ». Il souligne « la résistance culturelle que représentent, dans la créolité, ces courtes phrases qui pouvaient être enfouies dans la mémoire des hommes ou reléguées dans quelques ouvrages savants ».
En effet, à  partir de caractères formels stables, il exprime soit une vérité d'expérience, soit un conseil de sagesse populaire, et reste le fait d'un groupe social. Et même s'il est aujourd'hui moins utilisé, même s'il n'est plus directement adapté à  la société , il n'en reste pas moins l'expression d'un peuple dans un cadre géographique déterminé, et l'écho d'une culture attaquée, certes, mais toujours vivace. On peut donc, en tenant compte du fait que les proverbes sont liés à  l'Habitation, à  la canne et à  l'analphabétisme du passé,  admettre qu'ils sont peu en liaison avec la société d'aujourd'hui. à€ l'inverse, on se demandera avec profit pourquoi, dans l'effondrement du créole sur une à®le comme la Grenade, seuls ont survécu les proverbes.
Alors, prétendre qu'ils ont perdu leur « puissance de persuasion » semble être une affirmation aussi peu recevable que l'affirmation du contraire. à€ vrai dire, même dans les enquêtes réalisées auprès d'un jeune public universitaire, on pourrait aussi avancer l'argument du snobisme de certaines couches de la population dans lesquelles tout rappel du passé est une faà§on de  faire renaà®tre la douleur de l'esclavage, le poids de la négritude et le complexe d'une culture rurale.
Du XVIIème au XIXème siècle, quelques auteurs se sont livrés à  un travail d'enregistrement de ces éléments de la tradition orale que sont les proverbes . Ainsi le jésuite Jean MONGIN en 1685, et surtout Victor SCH'LCHER, le célèbre député franà§ais  déjà  cité , en 1842. Et c'est à  partir de ce corpus, entre autres choses, que Lafcadio HEARN en est arrivé à  rédiger en 1885 selected Gombo zhèbes. Little dictionnary of creole proverbs selected from six creole dialects. Ce semi-méridional européen à  l'imagination fertile,  de langue anglaise,  avait quand même subi une profonde influence franà§aise.  à‰levé tout d'abord au Pays de Galles, on le retrouve dans une région dont le parler particulier ne peut pas ne pas l'avoir marqué.
C'est en plein Pays de Caux, en Haute-Normandie, à  Yvetot, que Lafcadio apprend le franà§ais, à  20 kilomètres du port de Fécamp, d'où étaient partis quelques bateaux négriers, et où j'ai moi-même vu le jour. Il est tentant de penser que l'intonation, le lexique et les tournures du parler cauchois l'ont orienté vers ce pà´le particulier de la galaxie francophone qu'est le créole. Et c'est à  28 ans, en 1878, qu'il s'installe à  la Nouvelle-Orléans où il fréquente « les gens de couleur », et rencontre le créole, qu'il perfectionne avec les « bonnes vieilles négresses » et sa maà®tresse Althea FOLEY. Celui qui deviendra Yakumo KOIZUMI au Japon, se sert donc, au moment où il rédige son recueil, du mot « gombo » qui désigne à  la fois le légume connu et le créole de la Louisiane .
Dans ce recueil qu'il présente avec modestie comme un essai, il souligne le génie du Noir pour toujours placer un proverbe au bon moment. Devant l'arbitraire des orthographes, il pense au système phonétique, mais le rejette pour « ne pas masquer l'étymologie » dont il pense qu' « elle  sert pour reconnaà®tre le mot ». Il accepte donc toutes les orthographes, et ce faisant nous plonge dans un système où il n'est guère confortable de croiser quatre orthographes pour le même mot. Mais, quoi qu'il en soit, c'est toujours vers le créole le plus authentique que va sa recherche, vers ce que nous appellerions le créole basilectal. Dans une introduction grammaticale qui accompagne le recueil, certaines remarques sont d'une grande pertinence, en particulier sur la prononciation du R, sur la nasalisation, sur les genres et sur les articles.
C'est bien de fascination qu'il s'agit en ce qui concerne le tropique, de la part d'un Européen qui ne craignait pas d'affirmer que « le nord, c'est la partie engourdie de la planète ». Jamais il ne va perdre contact avec ce que l'àçme populaire a produit de plus simple et de plus spontané, et il essaiera de traduire les impressions les plus secrètes, les mouvements les plus délicats de l'àçme, et les nuances les plus subtiles à  travers la langue créole. Par exemple, c'est avec un plaisir quasiment sensuel qu'il cite un proverbe comme le fameux « Fotin milatrès, sé ripozwè bondyé », au moment où il parle de la foi des gens simples , des femmes en particulier, qui ne reculent devant aucun sacrifice pour honorer la divinité, en risquant de perdre des bijoux exposés au pied des statuettes du panthéon catholique. On pourra, à  ce propos, lire ou relire La vierge du grand retour  de  Raphaël CONFIANT, pour se faire une idée des superstitions des humbles et des abus d'un certain clergé.
Il semble difficile d'aimer une langue sans aimer le peuple qui la parle, et c'est sans doute à  travers la « da » de Youma que Lafcadio a le mieux su montrer son amour pour la Martinique : « si elle n'est qu'une domestique », réplique un jour le maà®tre de maison à  quelqu'un qui avait commis l'erreur de le penser, « alors, vous n'êtes qu'un valet ». C'est une  compréhension pleine de sympathie pour l'àçme des humbles qui affleure dans Youma, et un goà»t pour cette littérature orale qui l'orientent .  La « da » conteuse, improvisatrice, dépositaire des lointaines et curieuses traditions, qui transmet des chansons et des refrains, permet à  l'écrivain d'insérer dans ses textes les bijoux linguistiques que  sont les proverbes comme « Sé bon tjè krab ki lakà²z i pa ni tèt » ou « Mà²n pa ka kontré, moun ka kontré toujou ».
Si aujourd'hui, c'est vrai, quelques proverbes ne sont plus appropriés à  notre société, les deux derniers cités continuent, par contre, d'exprimer ce que la société conserve de rapports difficiles dans la solidarité comme dans le conflit. Car tous les secteurs de la vie sociale sont concernés par les proverbes, de même que la vie familiale, laquelle ne saurait être fondamentalement différente aujourd'hui, en dépit des changements dans les m'urs. En quoi la  femme de maintenant, par exemple, a-t-elle fondamentalement changé ?
Bien sà»r, les choses ont évolué, mais dans toute société il existe et il a existé des rapports d'autorité et de hiérarchie. Ces rapports dépendent de l'organisation politique, économique ou religieuse de la société en question, et en terre créole, ils ont toujours été complexes. En particulier, ils ont presque toujours été élaborés en fonction de critères économiques et raciaux, et ont ainsi souligné une hiérarchie entre les groupes ethniques. Ils étaient même assez fréquemment empreints d'hostilité et de méfiance, et dans un monde où la délation régnait, il n'était pas anormal que la prudence fà»t la valeur recommandée, et cela reste vrai aujourd'hui.
Il est réconfortant de lire, sous la plume de Lafcadio, des phrases du genre de celle-ci : « ' avec sa peau noire et nette (si belle aux yeux qui ne sont ni ignorants ni aveuglés par les préjugés)' ». Les critères raciaux ne sont donc pas une préoccupation pour notre écrivain qui a pourtant parfaitement saisi une réalité sociologique dans laquelle le Nègre semble être la victime indiquée de toutes les exploitations. Nous avons recueilli 23 proverbes qui vont dans ce sens, et le mot « Nègre » lui-même est le sixième dans la liste des vocables les plus usités pour la création de proverbes. Et quelques pages plus loin, notre esthète écrit : « 'qui est noire et belle comme les tentes de Kadar, comme les rideaux de Salomon' ».
Sous la forme « Zafè kabrit pa zafè lapen », on trouve dans La Guiablesse un proverbe plus fréquemment exprimé sous la forme « Zafè kabrit pa zafè mouton », qui indique clairement qu'il vaut mieux  ne pas se mêler des affaires d'autrui, avec toute la charge d'un conseil valable dans une société cloisonnée et prudente. Et on, mesurera là  la permanence de ce type d'injonction puisque, plus d'un siècle plus tard, la phrase  a conservé la même force persuasive et la même forme rurale imagée.
Il est, par ailleurs, fascinant de suivre les péripéties de ce récit intitulé La Guiablesse, où l'attirance de la superbe créature démoniaque se termine par une chute mortelle dans un précipice . Il est possible, là , de penser au mariage qu'aurait fait Lafcadio à  Cincinnati, avec une femme « de couleur( !) » (ou noire), Martie, dont il se serait rapidement séparé, le mariage « mixte »(sic) n'ayant à  l'époque aucune valeur aux Etats-Unis, et la personne en question étant (a-t-on dit) instable et infidèle. Et comment ne pas repenser à  la maà®tresse, plus tard à  la Nouvelle-Orléans, Althea FOLEY dont nous avons déjà  parlé.
Quand Lafcadio écrit : « Mais une grande majorité de proverbes nègres dépendent entièrement de la faà§on de les appliquer, soit par leur coloration, soit par leur cà´té frappant, car ils possèdent un pouvoir caméléon tel, qu'ils modifient leur nuance selon la manière dont on les utilise ' ». Alors,  pourquoi certains refusent-ils de croire qu'ils peuvent conserver leur  fameuse « force de persuasion », et qu'ils peuvent être « des  lieux  majeurs de résistance culturelle ».
Les malheurs d'autrui doivent servir de leçons : ainsi s'explique sans  doute la prudence et la méfiance conseillées au sein de peuples qui  ont connu , dans les périodes tragiques, leur charge de souffrances. Et ce, même quand le proverbe peut être d'origine européenne. Ainsi Lafcadio doute-t-il  de l'origine créole des proverbes qui incluent le mot « barbe », comme si cet ornement pileux n'était guère prisé des originaires d'Afrique. Il n'empêche que l'on se doit d'arroser sa propre barbe quand celle du voisin est en flammes.
On trouvera, à  cà´té de l'encouragement pour les relations positives et les comportements favorables, des conseils pour éviter la flatterie et la servilité, et cela ne manque pas de dignité si l'on pense aux conditions de l'esclavage. On peut ainsi ne pas ramper devant le maà®tre, même quand on ne dispose pas de liberté. Au lieu de remuer la queue comme un chien flatteur, il nous est dit que « Bon valèt ni latjé koupé ». Et si les besoins essentiels sont satisfaits, si l'abondance règne, rien ne permet de tolérer le gaspillage. Est-il vraiment besoin de souligner la pertinence de tout cela, aujourd'hui encore ?
Dans les commentaires contenus dans Gombo zhèbes, la délicate pudeur de Lafcadio ne manque pas de nous surprendre face à  la verdeur de ton des expressions créoles. Faut-il voir là  une réaction assez britannique de notre irlando-hellène américanisé, lui qui trouve vulgaire que l'on puisse dire « Sa ki manjé zé pa sav si tjou poul fè'y mal » ? Y a-t-il obéissance à  un modèle victorien ou réelle indignation ? Nous préfèrerons la première interprétation. Mais il est vrai que de temps à  autre, le tout de même sujet de Sa Majesté va jusqu'à  reconnaà®tre que tel dicton anglais peut être dérivé d'un proverbe franà§ais du XIIIème siècle. Par exemple, le fameux « Sa zyé pa wè, tjè pa ka fè mal », ou encore « Loin des yeux, loin du c'ur ».
Si l'opportunité et la débrouillardise sont en permanence dépeints, voire conseillés, chose normale dans une société coloniale difficile, c'est qu'il y a là  un comportement intelligent digne d'admiration. Cependant, vivre au-dessus de ses moyens reste un comportement condamnable et dangereux, ce qui n'est nullement un conseil obsolète dans un quotidien contemporain surendetté.
Donc, être trop bon au point de n'avoir pas de tête comme le crabe, et être dépourvu de capacités de raisonnement, n'est pas souhaitable. Mais,  à  l'inverse, être jaloux vous condamne à  mourir desséché. Il est donc raisonnable pour chacun de rester à  sa place, le mulet dans la savane et le cheval à  l'écurie. Car ce n'est pas en coupant les oreilles du mulet qu'on en fait un cheval. Et ce n'est pas non plus parce qu'on rit que l'on est gai, ce qui doit mettre en garde contre les apparences qui peuvent être trompeuses.
92 des 352 proverbes de Gombo Zhèbes sont martiniquais, mais tous ont en commun la structure formelle, le rythme binaire déterminé par l'opposition de deux groupes de mots. Leur universalité apparaît donc tant dans cette structure que dans leur contenu, et dans une formulation archaïsante qui les relie à  un monde colonial et tropical. Ils ne sont donc pas  adaptés à  un monde européanisé et plus généralement occidental,  et sans doute parfois surprenants dans l'univers contemporain en permanente transformation. Cependant, si on le veut bien, chacune des leçons reste et restera valable quelles que puissent être les mutations. Le chat continuera, comme certains humains, de donner des coups de griffes, on risquera toujours d'attraper des puces avec le chien, et nul ne pourra jamais délaisser ses affaires sans risques.
Avec la pudeur de son temps, Lafcadio semble choqué que l'on parle crà»ment du derrière des poules où il ne faut pas compter à  l'avance sur le nombre des 'ufs, mais, tout bien considéré, nous ne vendons guère aujourd'hui des peaux d'ours, bien que nous continuions d'en parler, et c'est toujours selon la faà§on dont nous faisons notre lit que nous nous coucherons.
Et quand il nous est dit de manger et de boire tout, mais de ne pas tout dire, est-ce  tibétain ou tchétchène ? Est-ce le passé obsolète, est-ce incompréhensible pour un jeune étudiant ? Il s'agit au contraire de quelque chose qui peut sortir du conte, de la fable ou du proverbe, et qui conserve la même force persuasive qu'hier ou qu'il y a mille ans. Lorsque Lafcadio nous dit : « Il est allé à  l'école comme un cabri, il est retourné mouton », non seulement il se créolise en « retournant » au lieu de « revenir », mais encore il énonce avec la saveur rurale propre au monde qu'il décrit, une vérité d'importance, qui ne s'éteindra pas demain.  Car c'est vrai, et plus vrai encore pour certains universitaires savants, qu'on peut perdre par l'étude l'espièglerie de la jeunesse.  Alors, restons simples et prudents, et comme le singe, sachons sur quel arbre nous pouvons grimper pour ne point aller nous déchirer l'épiderme sur un dangereux épineux. Un panier de crabes sera toujours un panier de crabes, et peut-être serions-nous bien inspirés de ne pas nous enfermer sottement dans des liens agressifs, inutiles et dangereux.
à€ la limite, et une fois encore selon le proverbe du passé, l'objet langagier obsolète, le cadavre exquis, il vaudrait presque mieux mentir que dire du mal des autres. C'est ainsi que, pour ma part,  et en dépit de   mes  erreurs, de mes lacunes et de mes faiblesses, j'aime mieux manger la morue qui est à  moi que le coq-d'Inde des autres. Et de la même manière, voir la paille dans l''il du voisin quand on a une poutre dans le sien, n'est pas un signe de modestie ni une preuve d'honnêteté. Faut-il vraiment répéter que cette image n'a pas d'àçge, et qu'elle ne risque pas de perdre un jour sa  valeur morale.
Et  Lafcadio est bien généreux quand il commente le proverbe « Nouri chouval pou ba ofisyé monté », en appelant cela être victime de sa propre et stupide générosité. Je l'ai moi-même trouvé  dans sa forme négative, et je frémis en pensant que je l'ai entendu prononcer par un individu l'appliquant à  sa belle-fille, jeune et jolie personne qu'il n'imaginait pas promise à  d'autres partenaires que lui-même. Quel que soit l'àçge du proverbe, « nihil novi sub sole insulae nostrae ». Même chose d'ailleurs pour un autre proverbe encore, rapporté par Bernard DAVID, qui était ecclésiastique, et disait avoir entendu en confession, comme on le dit  chez les catholiques, une paroissienne enceinte à  qui il demandait, indiscrètement peut-être, qui était le responsable de son état : « Lè ou mété pyé'w adan an nich fronmi, ou pa sav kilès  ki mà²dé'w ». Si nos jeunes  étudiants ne connaissent ni la traduction ni l'explication de cette superbe phrase, on peut trembler quant à  la diffusion du virus HIV dans nos parages.
Que les plus faibles aient toujours tort, voilà  une vérité qui n'apparaît peut-être pas fréquemment dans les interactions verbales quotidiennes, mais il n'en reste pas moins vrai qu'il s'agit d'un énoncé qui n'a rien d'énigmatique, et qu'une traduction à  partir du créole peut aisément se faire sans l'aide des traducteurs précédents. Reconnaître sa dette face aux chercheurs  qui vous ont précédé ne signifie pas pour autant plagiat. « Imité ka détenn », et rien ne vaut l'original, mais où est l'original en  matière de proverbes, et qui osera se proclamer détenteur des proverbes présents dans un corpus ?  Ainsi, qui a dit pour la première fois « Lè milat ni an vyé chouval, i ka di négrès pa manman'y » ? à quelle catégorie appartenait ce pertinent créateur ? Car, en réalité, au vu du nombre de descendants de géreurs et de commandeurs dans nos pays, on peut se demander qui coupait la canne'
Si, hier, on ne devait pas jeter dans la marmite la poule pondeuse, on a toujours intérêt de nos jour à  ne pas tuer la poule aux 'ufs d'or. Et tant pis pour le locuteur super-branché qui ne comprendrait pas l'allusion. Ne parlant que pour son époque, Lafcadio ne craint pas d'aller chercher jusqu'au Portugal des similitudes. Et c'est bien pour cela que son travail ne peut que rappeler à  ceux qui ont essayé, comme lui, de livrer des proverbes au public : « Sa ki an ranmak pa konnèt londjè larout ». Et même si on commet quelques erreurs, « An bato koulé pa anpéché lézà²t navigé ».
Malgré  les tensions entre communautés, la société créole a toujours ressenti un besoin d'entraide, et pour éviter les conflits et les troubles graves, un appel à  la solidarité s'est fait entendre. Quand Lafcadio enregistre le proverbe « An sèl dwèt pa sa pran pis », on peut être certain qu'il est toujours compris 116 ans plus tard, et qu'il a conservé intégralement son sens de « L'union fait la force ». Et devant le fait de lire qu'une mauvaise parole blesse plus qu'un jet de pierre, on n'aura aucun mal à  comprendre que la méchanceté, la médisance, la calomnie, le ragot, l'attaque cruelle et gratuite, le commentaire perfide font autant de ravages aujourd'hui qu'hier.
Selon les propos de Victor SEGALEN, exote ou touriste lettré, Lafcadio HEARN nous livre un remarquable travail où la lecture du monde des à®les est faite chez lui avec un regard qui surprend pour un homme de son temps. Mais, n'a-t-il pas failli être un « bàçtard », un fils naturel , puisque son Irlandais médecin de père n'a fait que régulariser une situation en épousant la modeste jeune fille grecque qu'il avait séduite à  Leucade, près d'Ithaque d'où partit Ulysse. On dit même que cette grecque perdit plus tard la raison. Lafcadio ne revit jamais sa mère, très peu son père, et tout ceci, très tà´t, à  l'àçge de 18 ans, l'obligea à  se débrouiller seul.
Nous avons déjà  parlé de ses amours noires, à  Cincinnati d'abord, d'où il dut partir, et à  la Nouvelle-Orléans ensuite où il resta dix ans, et où à  nouveau sa vie très libre ne lui rapportait pas que des amitiés.  Sa première croisière de trois mois comme journaliste dans la Caraà¯be, et les deux années passées en Martinique devaient lui permettre de laisser les écrits que nous connaissons, d'une finesse, d'une précision et d'une richesse admirables. On dit aussi que c'est à  MAUPASSANT, qu'il appréciait, qu'il doit son « esthétique du bref, du sketch, du récit ramassé ».
Le nom qu'il prit, plus tard, au Japon, Koizumi YAKUMO, signifierait « petit printemps » pour le premier, et « huit nuages » pour le second. Et ce serait, selon ses biographes, « les premiers mots du plus ancien poème japonais retrouvé ».
C'est à  Jacqueline PICARD, dans la réédition de Gombo zhèbes, que je dois ces précieuses informations. Elle pose le problème de la signification du terme « exote ». C'est, selon SEGALEN, « celui-là  qui, voyageur-né, dans les mondes aux diversités merveilleuses, sent toute la saveur du Divers » . Et, poursuivant la citation « ' rien à  voir avec les pseudo-exotes, les Loti, les touristes, les proxénètes de la sensation », toujours avides de « cocotiers { et de } ciels torrides ». Et Jacqueline PICARD de conclure : « Non, l'exote est pour le poète, celui qui choisit et cultive l'Esthétique du Divers comme moyen de connaissance du monde ».
En ce qui concerne les  proverbes, en dépit des reproches qui lui sont adressés par les spécialistes (pudibonderie, infidélité dans la reproduction, maladresses dans l'emploi des signes orthographiques), Lafcadio HEARN ne pouvait réaliser le miracle d'être en avance sur son temps. En effet, les créolistes, déjà , disputaient ferme sur la graphie du créole, et certains pensaient qu'il faut transcrire « selon son goà»t ». à€ ce propos, aujourd'hui, les choses sont claires, à  l'exception de certains vociférants d'arrière-garde, et il nous reste à  rendre gràçe à  Lafcadio du travail accompli.
Chez lui, l'Esthétique du Divers a pour nous toute la saveur de la Créolité, et c'est à  l'aune de cette Créolité qu'il faut le recevoir. Et je préfère de nouveau faire appel à  Jacqueline PICARD qui écrit : »' les écrivains de la Créolité n'ont-ils pas, eux aussi, ce sentiment de fragilité, ce besoin de protéger ce qui risque de disparaà®tre dans la mondialisation en cours ? ». Le même auteur écrit que Lafcadio « se voulait  avant tout rêveur de rêves », et elle ajoute que « son recueil révèle au lecteur qu'il fut un grand rêveur de mots ».
Quant à  moi, même si ma rigueur n'est pas à  la hauteur de mes entreprises, qu'il me soit permis de souhaiter être un peu comme mon frère Lafcadio HEARN.
 

Pierre PINALIE

Viré monté

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