Guiyan
 

Non loin de l'Alitani

Philippe PRATX

Jeune iguane

Jeune iguane. Photo Philippe Pratx.

Philippe PRATX, webmaster de Indes Réunionnaises, a aussi vécu en Guyane.
Voici quelques textes poétiques que lui a inspiré cette terre sud-américaine.
 

Guyane
Acre odeur sèche odeur des pistes vides
Cicatrices rectilignes
Savez-vous que le sang de ces forêts-là est fauve
Ce sont ces pistes vides ravinées
Par les lessives du ciel
Ces estafilades de latérite
Voilà leur sang
Après les pluies l'empreinte durcie
Des jaguars des packs des maïpouris
Le craa des crapauds des deux côtés des
Gestes silencieux du chasseur

Et puis c'est le layon dans la touffeur
L'interminable fil de Thésée
Un chasseur
le mois dernier
Qui conduit à hauteur de hanche sur des
Kilomètres jusqu'à ce bivouac
Déjà redévoré par les lianes les racines
Un simple fil à travers le vert qui conduit au bivouac
Ici le sang de la forêt est profond sous la chair
Sous la sueur la moiteur
L'empreinte du singe du toucan c'est leurs cris
L'odeur est collante et douceâtre comme l'humus
L'éclat d'une torche charge l'air d'un vase de vies

Bestiaire
A ce grouillement d'existences
Qu'on devine plus qu'on ne voit
Aux mille bruits de la jungle
A l'œil rouge des pians
Ecrasés par les nuits sans lune
Au bourdonnement du colibri
Qui vous frôle l'oreille et file
Au regard doux du paresseux
Aux millions d'élytres
Repliés sur les rêves
Aux empreintes qui restent le matin
Comme par terre la photo fragile
Des itinéraires des danses nocturnes
Aux iguanes muant
Comme morts sur les palmes
Aux crabes verts qu'on promène
Par grappes au guidon des vélos
A tous ceux que j'oublie

Aux babounes
Gorges déployées
Gonflées d'une cataracte de rocs
Elle en sort s'en déverse

A vingt à trente les gorges répétées
prolongées
Des babounes éructent

C'est comme le cri même des arbres
Qui s'élance sous le vent
Ivre de toutes les sèves

Aux tortues luths
Ecoutez l'obstination
Le râle ancien que geignent ces mères
Crevant la surface des temps
Comme des barques alourdies de la vie

Aux serpents
Sous les miroitements de la crique
La sinuosité tranquille de l'anaconda
Sur la savane où frémit la canicule
La flèche souple et propre du chasseur
A la fourche de l'arbre
La mosaïque émaillée du corail

A la grenouille dendrobate
Vénéneuse comme une plante
S'accroche au regard - masque barbare
Marchande de délires
Savez-vous encore où vous êtes

Au piauhau hurleur
Là soudain dans le quelconque fouillis
Sonore des insectes :
La ligne pure
Métal et bois
L'ogive élevée plongeante envolée
A travers la canopée
Le hurlement du piauhau

Il déchire l'ombre ordinaire de la forêt
Déchire le temps jusqu'à
L'os brillant de l'enfance
Déchire le temps du coup sec
D'un regard ravivé tendu avide de
Formes paradisiaques
Ailes plumes couleurs folles
Dans le feuillage

Forêt
Forêt. Photo Philippe Pratx.

Au morpho
Syncope de lumière
Caprice de Calder
Néon de plage kitch - Blue Paradise
Qui virevolte au cœur de l'Amazonie
Claque bleu cobalt
Fantaisie métallisée sans rime ni raison
Hop il est reparti

Fromager
A Maripassoula à Grand Santi
Tout au long du Maroni
Essieu vertical âme du village
Tous tes frères anonymes de la forêt
C'est aussi sans l'ombre
D'une hésitation
Vers le ciel qu'ils
Jaillissent

Cayenne
Il y a la lumière étamée de l'après-midi
La peinture des jalousies s'écaille sans faner
On épie dans l'ombre sans mauvais esprit
Presque sans curiosité presque assoupi
Les rues naissent de ce ventre toujours apaisé
La Place des Palmistes après le blaff du matin
Tout le jour les rues quadrillent le temps des
boutiquiers chinois
petits fonctionnaires aux autos garées
mamies causant près des écoles
écoliers en madras et en jeans
oisifs heureux et oisifs malgré eux
Les rues meurent contre le dos
Tourné couvert de vase de la mer
A la Crique elles vivent leur vie
Sous les toits de tôle
Parlent le brésilien de l'Amapa
Dansent le compa et mélangent
Le créole d'ici et le créole d'Haïti

Il y a la lumière orangée de l'éclairage urbain
Dans la nuit délaissée
Derrière les jalousies
Les éclats de voix de la télé font des taches de couleurs
Les enfants ne dorment pas
Un vieux fume à sa fenêtre et regarde le carrefour

Saint-Laurent
Ici le fleuve gros comme
Le déversoir sans cesse
Des pouvoirs
Des profondeurs
De la forêt
Des ors coulés
Des coulures à chaud
De l'âme verte
Ici la léchure pas dégoûtée des clapotis
A même les pilotis les poteaux les planches
La fêlure des vieux petits palais
Sous le vide du temps chauffé
A blanc
A vide
Qui d'un vide écarte les pierres les briques
Agrandit les ajours sans égards
Pourquoi en aurait-il ?
Fouille l'espace de ce jour-ci à ces jours-là
Le passé que furent ces jours-là
D'ici les yeux tournés vers l'autre côté
Du fleuve
Surinam
La cassure des rues sur le front du fleuve
La façon dont on tourne à tous ces coins
Angles droits - des rues
Cercle ronde cassées carrée d'une recherche
Qui ? Quoi ? Où ? Pourquoi ?
La ville est vide de réparties
Au loin la gifle sèche d'un domino
Sur une table de tôle

Kourou
De bric et de broc

Vieux-Bourg : ses vieilles créoles, ses airs de zouk dans les rues, cette odeur de mangrove au fond des barques, à Pâques le bouillon d'awara qui mijote toute la nuit, toute la nuit pour carnaval la mazurka endiablée des touloulous au Cachiri.

Eldo : le clairon du réveil tôt le matin, les légionnaires en nage sous les camions bâchés, les buildings délabrés de la Place de l'Europe, le Chinois du coin, comme de tous les coins, les légionnaires du soir qui en sortent, paquets de biscuits à la main.

Simarouba : la ville a-t-elle un centre ? Ici peut-être... Tags dans les allées, dans les cages d'escalier, camions-bars où crachotent les fritures, le marché, Madame Edèse et son kalalou, les pommes-cannelles, les pistaches grillées.

Les Roches : la Tour Dreyfus sur l'affleurement de granit, l'océan comme une soupe d'herbes et de cosses, les balades de six heures, l'alizé apporte la fraîcheur, au large vers les îles le vol écarlate et mathématique des ibis.

Village Saramaka : coupe-gorge, trafics de toutes sortes, petit bout d'Afrique et de Maroni. Des sculpteurs, des ébénistes cherchent au fond du bois les géométries secrètes qui font le chemin du passé.

Monnerville : proprette, coquette, boutiques, fontaine, on se prend en photo, en famille, devant le jet d'eau et le kiosque où les enfants font les acrobates. Des colibris butinent les hibiscus. Le cri du kikiwi.

Lac Marie-Claire, lac Bois-Chaudat, lac Bois-Diable : petits abreuvoirs du ciel.

Pariacabo : là - zone industrielle, cuves, garages, entrepôts, les pripris ne sont pas tous asséchés - sur un roc il y a peu on a découvert ces gravures amérindiennes, triangles humains dansant les gestes figés de la vie.

La fusée ? C'est plus loin, par là-bas, vers Sinnamary. La route est fermée maintenant. Les nuits d'envol, cela fait trembler portes et fenêtres.

Régina
C'est un petit fruit craquelé
Accroché au monde des limbes à même
La tige de l'Approuague
D'ici on remonte vers le fantôme
De l'or et des placers
Les folles équipées du temps lontan
Ici dort la reine dérisoire
D'un quelconque Eldorado mort-né

Trou Poissons
(En hommage à tous les coins perdus de Guyane)

Ici sont ensevelis les prêtres réfractaires de 1789. Sur les bords endormis de la Counamama. Chaque année : des fleurs de feu à même le sol dans l'ombre des bois. Comme les cimetières de la Toussaint. La nuit.

Maroni
Maroni
Laisse chanter les noms
Remonte la vieille âme de l'Afrique
Golfe de Guinée
Piroguiers takaristes
Maroni
L'âme cloutée des pirogues gueulant à pleins gaz
Apatou
Loca Loca soula
Poligoudou soula
Pays bushinenge pays djuka pays paramaka
Le sang et l'or des fûts de gas-oil à plein bord
Maroni
Gosses nus éclaboussés de lumière
Grand Santi Papaïchton
Saut Lessé Dédé - Où va l'âme des noyés
Remonte-t-elle aussi le fleuve
Maroni Alawa
Rapides Abattis Kotika
Poussière éclairs des sabres sur les abattis
Couleuvres à manioc crachant leur poison par terre
Manioc jeté à pleines mains sur les platines brûlantes
Pays boni pays saramaka
Maripassoula
Laisse chanter les noms
Lawa Alawa
Mères aux visages de galets
Appelant le clan autour du feu à pleine voix
Mais tes plus grands sont à Cayenne à Kourou
Pour une vie de fer
Perdu leur âme
Pays wayana
Aloïké Twenké
Les mauvais esprits Yoloks
Renversent piétinent
Les carbets sous le plein soleil
Laisse chanter
Laisse chanter les noms

Administration Pénitentiaire
A.P. sur ce qui reste du pénitencier de Cayenne
A.P. sur le bagne de Saint-Jean-du-Maroni, aujourd'hui l'armée sur les traces des Relégués
A.P. sur les murs de Saint-Laurent, ses petits palais coloniaux décrépits
Ses blockhaus, ses pontons, ses cellules cadenassées sur les chevilles nues, ses reliquats de grandeur malsaine
A.P. sur le front de son fou qui campe là, juste à l'entrée du Camp de la Transportation, transporté au pays des rages, séquelle
A.P. sur les lèpres de l'Acarouany
A.P. sur Saint-Joseph et Royale sous les pas les regards de ceux qui, eux, ne font que passer
A.P. sur l'île du Diable
A.P. sur le bagne des Annamites, la brique des fourneaux, quelques mètres de rails écrasés de boue
A.P. sur les rancunes tenaces, les hontes retournées comme une peau, les reniements, les racines, les ruines encore à moitié debout

Amérindiennes

Amérindiennes. Photo Philippe Pratx.

Amérindiens
Wayanas Galibis
Ceux d'Awala Yalimapo de Wempi
Arawaks Oyampis
Ceux qu'a défigurés le RMI

Vos regards vos silences
Vos femmes qui regardent venir du Brésil
- juste en face -
Vos bières vos torpeurs vos silences

Vos cris identitaires contre l'oubli
Vos gestes bouffés de fièvres
Quand vous avancez l'arc au poing
Vos arcs vos criques vos cris

Emerillons Galibis
Ceux d'Antécume Pata de Camopi
Palikours Oyampis
Sous les carbets grésillants de radios
Ceux qu'a dévorés la nuit

Fillette créole

Fillette créole. Photo Philippe Pratx.

Créoles
La terre encore imbibée de cette sueur-là
La sueur des nôtres de nos morts
Comment la retourner cette terre-là lui faire rendre gorge
Comment donner à boire à ce qui pousserait
Sous nos mains
A boire la sueur et le sang des nôtres
Comment se nourrir du fruit et des feuilles
Qui auraient poussé là sous nos mains
Gorgés de la sueur de nos morts

Les gestes des nôtres les pères de nos pères
Ces gestes d'esclaves sur les chantiers les champs
Comment les referions-nous sans douleur
Les gestes las des mères de nos mères
Les refaisons-nous sans honte dans les cases
Les ventres de ces mères-là
Les coups de fouet les coups sur ces dos-là
Comment les oublierions-nous sans nous oublier

Fillette hmong

Fillette hmong. Photo Philippe Pratx.

Hmongs
Méos, diro !
Mais vous êtes bien là
Les massacres du Laos ça donne du cran
Quand on en réchappe
Ca donne des souvenirs
Pas faciles à vivre
Se battre contre les bombes
Se battre contre l'exil
Se battre contre le chaud
Se battre contre les esprits
Des deux mondes
Se battre contre la terre
- Fourmis manioc -
Se battre contre la route
Se battre contre la langue
Se battre sans broncher
Sans rechigner sans rien verser sur cette terre-ci

Méos, diro ! qu'ils disaient
Mais vous êtes toujours là
Bien

Nocturne
Des bouffées d'un lyrisme
Fourbu
Couvent comme un œuf de pâte molle
Les rêveries sédimentaires qu'a déposées le temps
Ces fourbis d'Afrique équatoriale
Ces fatras ces traces d'ailleurs de là-bas
Les sédiments oniriques qui se pétrifient
A force de ne refléter que soi

Par les nacos ouverts
La nuit n'entre pas
La nuit dedans est déjà plus nuit
Ce qui entre
C'est cette moto bruit cabré contre le silence de la nuit
C'est le dernier défluent de l'alizé
Qui s'est faufilé sur les toits de tôle jusqu'à caresser les sueurs
C'est l'insecte perpétuel avide de la ville riche dont seul change le nombre
C'est la frange blanchie de lune des nuages
Vigilants toute la nuit
Aux ventres gonflés par les vapeurs de la ville
C'est ce bruit encore
Les radios les télés les sonos les quincailleries sonores
Et les odeurs attardées après le passage et la fin
De ce qui les a portées colombos bois d'Inde pluies animales
La vraie nuit de tous les possibles elle
N'entre pas

Ne reste que l'accablante banalité
Le définitif ici trop lourd d'être ici
Qui partout au monde colle ajusté comme une peau
La lisière française d'une Amazonie sans ses prestiges

A moins que de ce vide propice
D'une infime différence de le dire peut-être
De s'y rompre l'être
N'éclose la forme et l'esprit
D'une sagesse à usage intime

Non loin de l'Alitani
Imaginons
Imaginons-nous
Portés par le ventre fuselé des pirogues dures
Portés au monde
Imaginons-nous portés au monde
A ce monde à ce monde-là la forêt
Racines apparentes grouillement
Reptiles

Marcher dans la forêt

Imaginons les troncs les fûts
La couleur brute mate comme un vieux mur
Bloque le regard
La masse sombre interminablement multiple des troncs
La base sans forme des troncs
A eux tous ces troncs ces bases forment un mur
La base géométrique des troncs

Marcher dans la douleur

Imaginons l'espace
Mille labyrinthes mille millions d'armées labyrinthiques
L'espace défini à hauteur d'homme par ce mur ce taillis
L'espace fragmenté
Intervalles distances proximités
Qui joue dans les clairs-obscurs
Les clairs rarement
Eclairs

Marcher muscles durcis par la fatigue

Juste au-dessus des têtes
Imaginons le chignon inextriqué des bruits
La boue collante des bruits de la forêt
Gouttant cliquetant avec le cliquetis
De toutes ces gouttes claquantes
Confondues jamais confondues
Accrochées de serres crissantes sur les troncs

Marcher genoux chevilles épaules rendues rigides par la fatigue

Et les relents de l'humus
Milliards de feuilles de corps décomposés
Rencontrent ceux des
Milliards de feuilles de vies
Composées d'eau de carbone
L'eau puante des marigots
L'eau odorante des criques
La pluie presque parfumée
Imaginons-les se rencontrer en cette brume
Ce lac à mi chemin du sol et du ciel
Il coule sur nous et nous inonde nous trempe

Marcher corps anesthésié de fatigue
Marcher vers l'Alitani

Imaginons-nous hissés par les forces de l'esprit
Jusqu'à toucher le monde suspendu
La canopée
Au-dessus de la terre
Au-dessous du ciel
L'obvers rugueux le revers lisse
Le souffle qui sort - griffe
Le souffle qui entre - bain de vie

Marcher par la seule force du dedans
Marcher vers l'Alitani
Borne frontière n°1

Et c'est ce goût indéfinissable
Ce torchon épais plein d'un goût sans saveur
Imaginons-le
Qui enveloppe la langue colle au palais
Le goût de la forêt du monde
Qui monte des profondeurs
Vers les profondeurs de l'infini en haut peut-être
Vers le vide l'univers sans s'en approcher vraiment

Marcher vers l'Alitani à la limite des mondes
La borne n°1
Marcher vers les Tumuc Humac à la limite extrême
Matin mythique des mondes déjà gorgés de brouillard de nuit

Loin du monde
Sans aigreur sans rancoeur pour le monde
Des hommes
Sans haine même pour les plus haïssables
Sans haine non plus pour ceux qui les maudissent
Et se rendent secs à cet instant face au flot incessant du Mystère

Loin du monde
Et pourtant eux tous sont ici
Aussi autour de moi
Innombrables comme les arbres ce sont eux aussi
Et eux aussi qui grouillent en moi
Latence à peine bridée

Et si jamais meurt cette forêt sous les coups
Je la verrai mourir sans peine
Crépuscule des mondes
Sans peine ou peut-être au contraire devrai-je réfréner
Une douleur compacte et forte
Au milieu de mon corps avant qu'elle le gagne tout entier

" Que je sois comme l'arbre de santal
Qui parfume la hache de celui qui l'abat "

Marcher vers l'extrême limite de l'être

Imaginons-nous aspirés par le vide de l'âme infinie
Car c'est un vide et car c'est une âme
Tout en haut de l'Arbre
Imaginons le poids infini de l'Ame courber la cime
Jusqu'à rompre abattre chavirer
Imaginons la chute lente et nébuleuse
Ce qu'elle entraîne d'un seul mouvement
Ce qu'elle emporte vers le Grand Châblis de l'Origine
Le nombril évidé du monde d'où germe
L'innombrable multiplicité

Imaginons-nous
Emportés au monde
Quelque part dans la forêt
Quelque part peut-être non loin de l'Alitani
 

  Haïkus carnavalesques.
 
 
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