La mémoire enchaînée
Questions sur l'Esclavage

Françoise Vergès

La mémoire enchaînée
La mémoire enchaînée • Françoise Vergès • Éd. Albin Michel • ISBN 2226171010 • mai 2006 • 16,00 €

 

Extrait de l’introduction

Ne plus être «esclave de l'esclavage». Je ne suis pas esclave de l'esclavage qui déshumanisa mes pères. Frantz Fanon, Peau noire, Masques blancs. Depuis 2004, la traite négrière, l'esclavage et les différentes étapes de leur abolition sont devenus des sujets de société. «Enfin !», avons-nous été plusieurs à nous exclamer. On en parlait. Ce fut le point de départ d'un formidable espoir : les chercheurs, les associations, les populations d'outre-mer issues de l'esclavage allaient pouvoir, d'une part, sortir du ghetto où les avait enfermés l'indifférence de l'Université, de l'opinion publique et des institutions et, d'autre part, échapper à la localisation, à la «communautarisation» de cette histoire – «c'est l'histoire d'une communauté ! cela ne concerne pas la nation». Mais, assez rapidement, le débat est devenu confus.

Les déclarations démagogues, provocatrices et outrancières, les réponses confuses qui leur furent données, la personnalisation du débat ont terni l'enthousiasme d'un premier mouvement. Bien entendu, les médias réagissent à chaud, ils ont besoin «d'information», et le «froid» d'une discussion contradictoire est moins attrayant que le conflit. Mais il serait injuste d'imputer la confusion aux seuls médias : ils ont donné la parole aux associatifs, aux chercheurs, aux élus. Ils n'avaient encore jamais accordé une telle place à ces thèmes.

Dossiers de magazines ou de quotidiens sur «La vérité sur l'esclavage», «Les pages d'histoire occultées», émissions de télévision, de radio, etc. : les médias ont mesuré l'enjeu. Même sans trop savoir quel nom lui donner, ils se sont rendu compte que quelque chose de nouveau était en train d'émerger. Ce fut le malaise noir, le blues des Antillais, l'impensé colonial, l'obsession de la repentance : chaque qualification a fait apparaître le désir ou l'inquiétude de celui qui la proposait. Les mois passant, l'horizon ne s'est pas éclairci.

En deux ans, des éléments hétérogènes se sont peu à peu ajoutés et entremêlés : le débat autour de la commémoration de l'esclavage, les controverses sur les déclarations de Dieudonné, la loi du 23 février 2005, les émeutes sociales de novembre 2005, les déclarations d'Alain Finkielkraut, l'interruption des ventes d'archives relatives à la traite et l'esclavage, l'annulation des festivités autour de l'anniversaire de la bataille d'Austerlitz, la publication de l'ouvrage de Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, avançant une filiation entre Napoléon et Hitler, les différentes pétitions des historiens, les explications culturalistes sur les émeutes, les déclarations sur l'impossible «intégration» de certains groupes, le refus d'Aimé Césaire, dans un premier temps, de recevoir le ministre de l'Intérieur, la pétition des «Indigènes de la République».

Puis le procès intenté à l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau a produit une réaction particulièrement médiatisée d'historiens. Le ton s'est durci. Le terrain s'est divisé en deux camps, chacun renvoyant à l'autre des accusations de censure. Ceux qui souhaitaient ramener le débat à ses enjeux démocratiques ont été sommés de choisir ou de prendre position pour justifier leur légitimité. Il fallait choisir entre «Dieudonné» et la science. Ce que je voudrais souligner avec ces remarques, c'est un recul du débat politique et la place laissée à la violence…