Discours antillais
Le «Discours antillais» est
la manière dont (toutes controverses confondues) les antillais
nomme désormais leur littérature. Depuis quand existe-t-il
un discours antillais? Depuis quand les antillais ont-ils accès
au discours, un discours démimétisé, décolonisé?
Le Discours Antillais, formulé par Glissant, commence avec
les césairiens; avec Glissant, la littérature effectue
son noeud «discours du discours (le retour sur soi)»:
«leurs poétiques s’entraident: solidaires et solitaires».
Avant cet avènement, la littérature est hors-lieu:
elle peint des conventions dans une langue de salon parnassienne
et provincialisée, elle n’écrit pas. Depuis sa fondation
césairienne le Discours antillais, en tant qu’il ouvre la
langue et la traque en tous sens, a délaissé cette
mimésis et ces platitudes de style et «parle en rafales»
comme un personnage de Malemort «le plein-style du Tout-monde».
«Seuls les poètes» écrivent
des poétiques. Les poéticiens les lisent, mais ne
peuvent pas en écrire. Ces poétiques sont des
terrains nouveaux où la langue, retravaillée par elle-même,
découvre des «pans» de questions insues, des
paroles impossibles renversant les points de vue et découvrant
des étendues tout en friche. «Seuls les poètes
furent à l'écoute du monde, fertilisèrent par
avance. On sait le temps qu'il faut pour qu'on entende leur voix.».
Les poètes se donnent eux même leurs enjeux. Dans les
poétiques, la poésie redit son objet, c’est-à-dire
elle-même, dans une étrange sui généricité.
La poétique de Glissant fait voler
en éclats les cadres scolastiques du commentaire nominaliste.
Chaque fois que la théorie littéraire, toujours en
mouvement, rencontre une poétique, elle y trouve l’occasion
de sa propre transformation.
Le poète, plus qu’un penseur, est
un voyant: il s’agit donc pour nous de voir (de montrer) ce qu’il
a vu, de dire ce qu’il y a à voir dans la «Relation
et le Chaos-Monde». Tout comme la physique qui se méfie
de la métaphysique, la poésie se méfie des
penseurs, elle leur préfère les pensants.
Poétiques de l’Un
et du Tout-monde
«On a remarqué comme l'idéalisme
a consacré en Occident la rupture entre fonction poétique
et quête de la connaissance».
Dans la République du logos (qui
contient la philosophie, les sciences et la démocratie),
la poésie, pour des raisons dont on accuse Platon, n’est
pas admise. Mais avait-il le choix? Logiquement non.
La «quête de connaissance»
occidentale se caractérise par la voie critique (logos) à
l’opposé de la voie mythique (mµthos): le logos dit
Non au discours quand il n’est pas logiquement possible de dire
Oui; le mµthos continue de dire Oui au récit au delà
de toute raison possible. Tout mythe est à la fois contradictoire
et certain, c’est une doxa, un système de croyances. Par
contre dans le logos, il n’y a rien à croire en tant qu’il
s’énonce «au nom de la raison». A la certitude
contradictoire du mythe, le logos oppose la déduction et
l’assertion par hypothèses. (Il faut dire «en principe»
car les dogmatismes, mythes du logos, ne manquent pas). Néanmoins,
à la place de la Vérité révélée,
les grecs, seuls les grecs, ont placé la Raison critique.
Déjà, avant Platon, dans le
poème de Parménide, le mythe qui donne naissance au
logos s’oblitère. Diké, la divinité qui enseigne
au poète le chemin absolu de l’être vrai, «Oui
l’être est, non le non-être n’est pas», est sacrifiée
comme non-être par son propre discours. Ainsi, c’est par définition
que la vérité du logos doit être sui generis,
elle ne peut reposer sur son origine mythico-poétique sans
du même coup devenir contradictoire.
La poétique du logos suppose le sacrifice
de la poésie qui l’a fait naître. La fondation de la
raison discursive implique la dénégation de son origine
narrative. Produit d’une poétique, le logos est un objet
éidétique (une intention sans origine) qui se fonde
sur lui-même. Ainsi, les poètes du logos, Héraclite,
Parménide, Empédocle, seront dans l’histoire de la
philosophie, promptement et anachroniquement désignés
comme «philosophes pré-socratiques», proto-philosophes
en quelques sorte. Mais la philosophie pouvait-elle exister avant
sa naissance?
La fonction de la poésie est réduite
par le logos à la dimension d'une esthétique pure
et simple, la rendant négligeable, sans incidence sur la
connaissance du réel concret. Or démanteler par «pans»
comme le fait Glissant, ce qui n'est qu'assemblage d'imaginaires,
étouffant obstacle à l'appréhension du réel,
est son véritable objet. Ainsi, «l’acte poétique
est un élément de connaissance du réel»
et «le poème est une des matrices alchimique du réel».
Dans les sciences selon Popper, «seul
le réel est notre domaine d’expérience». Qu’en
est-il de la poésie? Le réel de la poétique
est la langue en tant qu’elle porte tous les imaginaires du monde.
La poétique, écrit Glissant, est la «science
implicite ou explicite du langage». En d’autres termes, la
linguistique, science du langage, commence à cette poétique
de la langue.
Ainsi, les poétiques participent
à la connaissance, mais en seront toujours tenues à
l’écart car elles forgent des points de vue (catégories)
dont le fonctionnement ne dépend en aucune façon du
récit de leur origine. «Les poètes ne décrivent
pas le réel comme les sciences, mais découvrent des
points de vue nouveaux». «Le poète est celui
qui conçoit un nouveau rapport au monde».
La linéarité obligée
de tout discours organisé par concepts (discours scientifique)
suppose une réécriture de la langue en une «lingua
caracteristica», langage formulaire dans lequel les signes
sont simples et non-polysémiques. A l’opposé dans
une poétique, les signes des langues sont complexes par leur
structure et leur dérivation paronymique. Ils branchent sur
d’autres signes et s’organisent en réseau. La poétique
vit sous le régime de l’ambiguïté: le signe de
la logique ferme le sens, le signe de la poétique l’ouvre.
Toujours incomplet, il appelle d’autres signes avec lesquels il
fait sens. De même, le texte n’est pas une ligne de signes,
mais un tissu solidaire de renvois. «Toute poétique
est un réseau».
A la catégorie de «l’Universalité»
propre au logos, Glissant oppose les contre-catégories de
«la Relation du Tout-monde », du «chaos-monde»
et de la «créolisation» qui caractérisent
le «divers». La poétique de Glissant ne se finalise
pas dans le Concept. Ce n’est pas une philosophie. Elle ne contient
aucun détachement pur et partant ne contient pas d’ontologie.
C’est une «poétique forcée», «une
contre-poétique» de l’Un.
L’acte poétique glissantien se veut
un élément de connaissance du réel «d’où
l’absolu ontologique sera évacué». Ainsi Glissant
oppose les poétiques diffractées du chaos monde à
la poétique de l’Un. «Les poétiques diffractées
de ce Chaos-monde que nous partageons à même et par
delà tant de conflits et d’obsessions de mort et dont il
faudra que nous approchions les invariants».
La révolution rationnelle en Occident,
«le miracle grec», prend naissance dans une poétique.
Le débat ouvert par Glissant n’est donc pas philosophique,
mais se situe donc entre des poétiques, celle de «l’Un»
contre celle du «Tout-monde».
Filiation
La «flèche» du temps
est une ligne graduée. C’est un temps daté sur lequel
s’articule l’idéal de la «filiation». Sur cette
ligne, le présent n’est qu’un moment insaisissable, acmé
entre passé et futur. La filiation, temps notarié,
généalogique, qui fait du plus humble des mortels
le descendant direct de la première créature divine,
permet de remonter le temps jusqu’au point d’origine. Cette abduction
sans faille parcourt la flèche du temps dans sa totalité.
Ainsi l’épure est close et le temps uniment borné.
La filiation est un mythe. Comment se libérer
de l’imaginaire linéaire du temps quand il mobilise le sens
commun?
Le concept de temps disent aujourd’hui les
physiciens n’a aucun sens avant la naissance de l’univers: selon
eux «le temps est une propriété de l’univers».
Il n’y a donc aucune possibilité d’y placer un «avant»
puisque cet avant est nécessairement du temps et donc dans
le temps; la place externe du mythe créateur et grand architecte
n’est nulle part. Reste qu’il ne faut pas confondre cet univers
avec le réel car ce «Un» de l’univers est un
idéal mathématique, un modèle d’objet dont
la théorie unifiée n’a pas abouti. L’esprit humain
à défaut d’un grand tout muni d’un architecte devra
désormais se vivre comme système ouvert, sans méta-réponse
d’origine divine, dans un tissu complexe de certitudes provisoires
et d’incertitudes. Les sciences sont entrées dans le paradigme
du chaos.
La filiation, représentation linéaire
du temps qui place le passé et le futur à l’extérieur
et de part et d’autre du présent, s’oppose à l’expérience
topique du temps du langage. Le présent, par définition,
est toujours le dernier et unique moment du temps. Nous sommes en
permanence au dernier de notre vie et de l’histoire du monde (pas
nécessairement l’ultime). Le présent qui précède
est un passé dans le présent qui est. Le passé
ne peut être pensé que dans un présent et pareillement
pour le futur. Rabelais l’écrit déjà dans le
Tiers livre «tous les temps sont présents». En
effet passé et futur sont des catégories du présent:
Tout passé ou futur se donne dans un présent. Passé
et futur sont par définition des imaginaires, c’est-à-dire
des créations. La conscience vit dans la cage du présent,
espace étonnement extensible, mais dont on ne peut sortir.
Le temps de l’histoire du monde n’est donc
pas structuré linéairement par filiation: le temps
n’est pas fuite, mais espace de vie. Les quatre siècles de
Papa Longué se racontent au «quatrième siècle»
qui contient tous les autres, y compris les futurs. «Et certes,
ce que nous n’oublions pas est à jamais futur». Par
les conjugaisons, le langage inscrit le temps dans le temps. La
linéarité du temps quant à elle dérive
de l’idéal de l’Un: de la cardinalité suit l’ordinalité
des nombres. «Notre quête de la dimension temporelle
ne sera donc ni harmonieuse ni linéaire».
Etendue
Le monde est une réalité physique
qui contient des humains qui à leur tour contiennent des
représentations de ce monde: et c’est dans ces représentations
qu’ils vivent. Dans les plis du monde, il y a une multiplicité
d’étendues insues. Chaque étendue est un espace de
vie.
Une conception objective du réel
donne par projection un monde qui doit être déjà
là quoi qu’en pensent les hommes. Clairement en effet, un
objet (individu humain) doit être contenu dans un autre objet
plus vaste appelé «monde» qui lui pré-existe.
Cette conception ensembliste, quand bien même elle serait
vraie, possède ses limites car les sujets ne vivent pas socialement
dans le réel, mais dans la représentation qu’ils en
ont. Une société n’est pas un objet physique, elle
n’existe que représentée dans l’imaginaire de chaque
sujet. «Esse = percipi (être, c’est être
représenté)»: cette célèbre équation
de Berkeley nous rappelle que le monde n’est que l’image que nous
avons du réel. Ainsi dans l’ontologie occidentale, la catégorie
logique de la vérité établit le lien entre
ce monde imaginaire et le réel. En clair, pour qu’il y ait
un monde, il faut une pensée.
Il faut renoncer à l’idée
de savoir comment le sujet vit en société tant qu’on
ne sait pas comment cette société se maintient en
lui comme représentation. Car la société n’a
ni masse ni forme ni contour et n’a de statut que représentée
dans l’entendement de chaque sujet socialisé. Le sujet social
se construit donc une représentation de société,
représentation dans laquelle il est lui-même représenté.
Car pour qu’un individu puisse se penser dans un tout, il faut bien
que ce tout soit pensé par cet individu et que cet individu
s’y découvre inscrit.
L’étendue plurielle du Tout-Monde
est plus étendue que l’étendue géométrique
du monde terrestre; le monde réel contient aussi les mondes
rêvés. Il y a tant de recouvrements, d’enchevêtrements,
d’écrasement des cultures et des langues, heurts en tous
sens, tant l’imposition unifiante de l’Occident crée la confusion
des imaginaires. Les limites qui bornent les étendues culturelles
s’effondrent dans un flou que seul l’Occident semble maîtriser
. Les nations x,y,z deviennent «nègres», les
nations a, b, c deviennent «indiennes» d’abord sans
le savoir. «Le premier africain razzié sur la Côte
de l’Or» connaissait-il la «Côte de l’Or»
et savait-il qu’il était Africain? Côte de l’Or
est le nom d’un désir qui n’est évidemment pas le
sien. Africain, est le nom pan-continental qu’on lui attribut quand
il débarque aux Amériques du ventre du bateau négrier:
il devient africain quand il cesse de l’être. «Bien
sûr je ne concevais pas que j’étais africain, l’Afrique
n’est vraiment l’Afrique aux yeux des autres qu’au moment de la
conquête»
Ainsi, chaque état dessine la map-monde
en se plaçant au centre et, par une sorte d’anamorphose,
construit son étendue. Il y place ses rêves et souvent
ses délires. La somme de ces points de vue différents
et de leur étendue respective qui se recouvrent comme des
pureaux d’ardoises, déborde la surface du globe . Elle constitue
ce chaos-monde social et politique dont parle la poétique
de Glissant. Car il ne s’agit pas d’un partage de l’espace, mais
d’un impossible et souvent sanglant partage des rêves.
Le monde avant son avènement à
la conscience des humains se vit en solitudes éclatées,
grandes zones ou bien petites. Et même si en Europe, il en
existe des théories assez précises, nul point de vue
concret n’est encore apparu qui permette de concevoir une totalité
de ces mondes et moins encore leur conceptualisation en un seul.
Le Tout-monde pré-existe au monde, telle une «prophétie
du passé». Il est ce qu’il y avait là
à découvrir, à savoir, une pluralité
de lieux divers. «Le monde s’est trouvé large des ces
pays qui hier encore s’épaississaient dans la nuit. On a
entendu le cri de leur habitants. Le sang de terre a coulé
dans la terre».
Avant la coupure galiléenne et les
découvertes de navigateurs européens, le Tout-monde
existe sans conscience de lui-même. Pour que cette conscience
fût, il eût fallu que chaque part puisse se penser «en
présence de toutes les autres», c’est-à-dire
en «Relation». Ce Tout-monde de l’origine cesse d’exister
quand la conscience factuelle de l’unité du monde apparaît.
Il devient la «face cachée», refoulée
et muette de la terre. «Il n’y avait plus de bout du monde
et bientôt plus de centre», «la terre ne se regroupe
sur elle-même que pour se juger autre: c’est un combat dont
la mêlée est partout».Ainsi, le Tout-monde est
à la fois l’origine et la finalité de la Relation.
A sa découverte, le Monde apparaît
comme Tout-monde car dans les chocs du contact la diversité
et les différences apparaissent en premier. Le Tout-monde
est logiquement antérieur au Monde. «Notre monde en
a découvert un autre» (Montaigne), puis quelques autres
et puis tous les autres. Le Monde naît comme Tout-monde à
la conscience humaine.
Avant la découverte du monde comme
un tout, les mondes pluriels forment une «grappe de systèmes»
sans liens qui n’existe pas dans l’imaginaire des hommes. Il est
anachronique de prêter existence à ce qu’on ne conçoit
pas ou de manière si imparfaite. Et quand bien même
l’Occident en a la pré-science depuis les présocratiques
qu’importe puisque ce savoir n’est partagé par aucun autre.
Il n’existe aucun dialogue planétaire puisque les uns n’existent
pas encore pour les autres.
Le discours du grand projet occidental,
mondialisation en sa précocité, recouvre les coupures
et les plis du Tout-monde originel. Relater la Relation, c’est mettre
les diffractions au jour, constater que l’ontologie induite par
l’Un se déconstruit sous la poussé des mondes qu’elle
a ignorés, dévalués ou partiellement détruits.
Le «chaos monde», «cri du monde»,est la
poétique de cette poussée. «La Relation, complexe,
ardue, imprévisible, est le feu majeur des poétiques
à venir. Le cri du monde devient parole». Aujourd’hui,
après cinq siècles de conquête, telle qu’en
la prophétie, le Tout-monde, (ce qu’il en reste, ce qu’il
est devenu), entre en Relation et diffracte partout l’unité
de l’Un occidental. «On nous dit, voilà vérité,
que c’est partout déréglé, déboussolé,
décati, tout en folie, le sang le vent. Nous le voyons et
nous le vivons. Mais c’est le monde entier qui vous parle, par tant
de voix bâillonnées».
Dans la poétique de Glissant, l’étendue
est une contre-filiation «L’étendue... suppose le contraire
de la filiation» mais aussi une contre-spatialisation.
L’étendue glissantienne n’est pas linéaire. Ce n’est
pas une superficie, mais l’aire d’un réseau de récits.
Pour Glissant, «l'étendue n'est pas d'espace, elle
est aussi de son propre temps rêvé». Car chaque
culture (monde) forme un prisme à travers lequel les autres
cultures sont représentées. Cette «parallaxe»
montre que pour décrire un lieu et raconter son histoire,
il faut se situer de tous les côtés de la Relation
à la fois. «Mais si vous désirez de profiter
dans ce lieu qui vous a été donné, réfléchissez
que désormais tous les lieux du monde se rencontrent, jusqu’aux
espaces sidéraux.»
Guerres du Tout-monde
«L’Occident n’est pas à
l’Ouest, ce n’est pas un lieu, c’est un projet.»
Dès le départ, le projet Occident
se résume à une «mondialisation», c’est-à-dire
une colonisation de la Terre. Aujourd’hui d’une manière ou
d’une autre, violente ou non, tous les «mondes» ont
été vaincus. Cette conquête achevée se
nomme Le Monde car désormais rien d’autre ne porte proprement
ce nom. Certes, on parle par traces résiduelles et tropiques
de monde arabe, indien, amérindien etc. mais tout en sachant
qu’il n’y en a qu’un qui puisse être à la fois métaphorique,
métrique et valoir comme universel.
Ainsi sur la planète, il y a un monde
qui se prend pour le Monde. En une guerre de cinq siècles,
l’Occident a cannibalisé la terre. Le projet Occident, quelqu’en
soient les époques et les régimes politiques, consiste
à inscrire la totalité des mondes dans l’ordre d’un
monde particulier qui, dès lors s’autoconceptualise: «un»
se réalise en «l’Un»: «hormis la Relation,
le monde (est) totalitaire».
La culture Occidentale ne représente
ni un peuple, ni un lieu, ni un repère cardinal: ce n’est
pas un objet d’ethnologie structurale, mais un champ historique
qui se raconte en tenant son projet politique à jour. Aucune
de ses révolutions qui sont nombreuses et souvent radicales,
n’a fait varier sa volonté d’être partout (à
défaut d’être tout). Le projet Occident ne peut se
conçevoir sans la maîtrise de l’étendue.
Mais cet Un-Occident, contrairement à
son nom, n’est pas homogène; il est conçu sur les
deux chemins, en principe, incompatibles du Logos et du Mµthos.
L’idéal du Logos est la descriptibilité et la prédictibilité:
sa fonction est de structurer rationnellement le futur. Celui du
Mµthos est la narrativité: sa fonction est de représenter
une origine du temps. Le discours de l’Occident s’articule donc
sur deux axes, l’un physique pour l’étendue (la terre est
ronde), l’autre mythique pour le temps (nous sommes les fils d’Adam).
Dans cette orthogonalité la rationalité de l’étendue
occidentale s’articule au temps mythique du Livre.
Quoi que l’unité du projet Occident
soit dès le départ un fantasme masquant l’incompatiblité
de deux chemins de pensée pris en amalgame, il constitue
une redoutable machine de conquête qui réunit dans
un même système, la maîtrise du calcul et du
raisonnement et une conviction mythique du temps. De cette synthèse,
le projet Occident devient «objet» (objectif, projeté
devant soi, désir, Un). «l’histoire est désir».
Le récit du Projet-Occident qui,
dans cette conquête du monde, ne fait que poursuivre la linéarité
de son temps mythique «filiation», masque la coupure
que constitue l’effondrement des mondes isolés. «Ainsi
l’homme d’Occident crut «vivre la vie au monde», là
où il ne fit souvent que réduire le monde et en induire
une globalité idéelle - qui n’était certes
pas totalité du monde».
Le projet se forge à lui-même
son éthique, réformable, humanisable, mais pas révocable
en doute en tant que projet. La téléonimie de l’Occident
n’est pas réversible, il ne peut ni ne veut faire machine
arrière. Sa seule dynamique est son expansion et ses implosions
internes. L’Un est en crise permanente depuis son avènement
(celle d’aujourd’hui est particulièrement cruciale: «la
communauté la plus menacée à l’heure actuelle
est la communauté-monde»).
Les ethnologues contemporains travaillent
sur de l’irréparable. Leurs documents sont les sociétés
brisées au contact de la monade occidentale. L’idée
même d’ethnologie nécessite qu’un peuple en prenne
un autre pour objet de discours, ce qui implique la Relation mondiale.
Ce pointage des ruines et leurs reconstructions structurales explique
le fameux «Nous haïssons les ethnologues» énoncé
par un Glissant ethno-poète. A quoi il faut sans doute ajouter
pire, l’auto-ethnologie, fort en pratique chez les peuples minorés.
En effet, les peuples dominants n’ont ni anthropologie ni ethnologie
propres: la sociologie, l’économie et l’histoire leur suffit.
Ainsi ce qu’ils nomment «classicisme», les autres l’appellent
«tradition»: les uns, classificateurs, se muséographient,
les autres, en quête d’identité, tentent de se rejouer
la scène inaugurale. «Ne croyez pas en votre unicité
ni que votre fable est la meilleure». «Un peuple qui
est assimilé par un autre peuple (participe de la Mondialisation,
mais) ne participe pas de la Relation mondiale».
Ayant touché les rives de tous les
mondes, le projet politique Occident, après cinq siècles,
semble dans sa phase de retour sur soi; depuis cinquante ans notamment,
il craque de toutes parts et se diffracte de ne pouvoir contenir
tous les mondes.
Cet Occident, que tout autre voit comme «Un» agressif,
conquérant et dominateur, a toujours été divisé
par des luttes internes. Aujourd’hui le retour sur soi diffractant
met au jour ses béances (ses beautés et ses tares),
mais surtout son envers, c’est-à-dire la structure conceptuelle
de son projet. Ce qui manque éternellement à l’Un,
c’est ce rêve réalisé - l’œuvre - que nous voudrions
offrir, à partir de nos éveils; mais ce qu’il faut
à l’unité du monde, c’est cette part du monde qui
frémissante dans son être est là grevée
d’inexistence.
La pensée unique, le sabir adamique
occidental, s’effondre de son propre projet, l’absolu-tout-penser
rationnel du logos. L’étendue globale révèle
ses diffractions, recouvrements partiels d’étendues. En clair,
l’Un n’est pas homogène, mais divers: c’est une contradiction
in adjecto. Des mondes qu’on croyait éteints réapparaissent
dans ses dysfonctionnements. «Le lent effacement des absolus
de l’Histoire, au fur et à mesure que les histoires des peuples,
désarmés, dominés, parfois en voie de disparition
pure et simple mais qui ont pourtant fait irruption sur notre commun
théâtre, se sont rencontrées enfin et ont contribué
à changer la représentation même que nous nous
faisions de l’Histoire et de son système»
La science de la logique (qui possède
quelques certitudes) n’assume plus le rôle de garant de l’absolu
sur lequel se fonde l’Un-occidental . Dans la sémantique
logique, Il n’y a pas d’universel, mais des universaux, généralités
appliquées à des collections partielles. Aujourd’hui,
l’absolu n’appartient plus guère qu’aux domaines de la vieille
métaphysique et du mystico-religieux. La rationalité
scientifique occidentale a finalement dénoncé l’immanence
d’une vérité générale positive. Mais
le moule de l’Un mythique est toujours présent dans le sens
commun. Cet espace absolu imaginaire, ontologie des objets du monde
dans lequel est identifié tout sujet occidentalisé,
se maintient et continue de progresser partout en même temps
que se fissure son unité conceptuel et qu’apparaissent ses
contradictions.
La physique parle du réel, la poétique
parle du monde dans l’imaginaire des hommes. Tout comme la science,
la poésie doit questionner les mythes (y compris ceux-là
mêmes qu’elle a construits). «Le mythe éloigne
en éclairant DA 138. Comme forme première de l’énoncé
littéraire, le mythe s’est plu à obscurcir ce qu’il
révèle . Les sciences... sont des destructeurs éclairants
de la puissance opératoire du Mythe».
Relation du Tout-monde
La Relation est une contre-catégorie
de l’Histoire. Elle s’oppose à une histoire qui, maintenant
le paradigme de l’Etre, ne peut étudier que des entités
préalablement isolées. Cette histoire positive vieillotte,
mais bien vivante se donne des « lieux-objets», «territoires»
dont les destins possibles sont tous logiquement prévus:
à un territoire il n’arrivera qu’une histoire de territoire,
à une île, une histoire d’île, à une nation,
une histoire de nation, etc. (l’histoire de tout objet est close
dans son concept). Dans cette conception ontologique de l’histoire,
on ne pose au «lieu» que des questions d’objet.
C’est tout autre chose si cette histoire,
changeant ses catégories, donne à voir, en place d’un
lieu-objet, un «lieu-relation», «archipel»,
«estuaire des Amériques», «relation triangulaire»,
réseau de chaînes et de liens, histoires communes,
traces mémoire qui font noeud. Le lieu n’est plus dès
lors un objet simple «territoire» délimité,
mais le récit complexe d’une étendue. C’était
un point dans la géographie terrestre, c’est désormais
un contexte dans l’histoire du monde.
C’est ici que commence la Relation ainsi
nommé par Glissant parce que tel est son mode. (Relation
implique d’abord «relater» et c’est cette relation maintenue
en traces mémoire qui fait lien.). La Relation est une catégorie
d’une histoire en attente à lire aux confins des mondes,
dans une méthodologie «de la coupure, de l’opacité,
des inventaires et des repères concrets».
La catégorie de la Relation implique
un «lieu incontournable»: ce lieu n’est totalement défini
que dans ce noeud de rapports au monde. Et sans risque d’erreur,
on sait que tous les lieux portent les traces de la guerre des mondes.
Ainsi, l’histoire du monde passe par la Relation. Lire ces traces,
c’est pointer un trou de mémoire énorme et planétaire,
aujourd'hui cinq fois centenaire. Consigner «la planétarisation
de la pensée, c’est donc avouer l’homme dans une inédite
situation: en prise avec lui-même - avec sa totalité
- pour la première fois; conscient et troublé de toutes
les parts de lui-même qu’il avait pu - Occidental - jusque
là méjuger, voire ignorer, ou -non-occidental - ignorer
voir subir. Après avoir connu avec la psychanalyse qu’il
est chargé d’un versant en friches, l’homme d’Occident éprouve
ses «parts» d’humanité qu’il ne s’était
pas avisé, qu’il n’était pas tenu (malgré les
avertissements de Montaigne) de «considérer»:
ceux qui peuplaient les gouffres. Les abîmés. Il les
découvre et les éprouve, là où il ne
faisait jusqu’ici que les regarder».
La catégorie de la Relation est un
outil qui permet de passer de la simplicité de l’Un à
la complexité du chaos-monde sans tomber dans les amalgames
de la pensée relativiste. «La Relation n’est pas une
mathématique du rapport, mais une problématique toujours
victorieuse des menaces.». Ainsi «la Relation précède
la relation» parce que la narration précède
toujours le discours et le lien social, l’objet. En clair, la Relation
glissantienne ne relève pas de la Théorie logique
des relations (domaine du logos), mais de celle du Transfert (domaine
des réseaux communicants). «La poussée des invariants
ne fonde pas un Absolu, elle établit Relation»: «Relation
(le relais, le relatif, le relaté)».
.
La Relation du Tout-monde n’est pas une vaste épure mondiale
qui contient les peuples et les cultures en contact. Cette vision
spatialisante de grand-tout qui contient tout est directement induite
d’une problématique d’un absolu en forme d’ensemble universel
contenant des objets et des lieux: bref une géographie ensembliste.
Tout au contraire, la Relation est un contenu psychique, une structure
symbolique, «totalité des cultures», inscrite
en chacun de nous. C’est un «insu».
Il n’y a pas d’observateur ni d’observatoire
de la Relation. La Relation n’a pas d’extérieur. C’est un
espace clos par la finitude de la géométrie terrestre
et le caractère global de l’intention politique du Projet.
Différemment pour chacun, elle est la même pour tous.
«Découvreur/découverts s’équivalent dans
la Relation». L’enchaîneur et l’enchaîné,
différemment, vivent la même histoire. Dans la Relation,
il n’y a pas de détachement pur; Il n’y a que dans les poétiques
de Science-Fiction qu’il existe des mondes qui nous observent.
Le fantasme spatial de l’étendue
«territoire» s’induit de la réification du lieu
en objet. Le Grand Israël, la Grande Serbie sont des projections
géométriques de ce type. Mais l’étendue glissantienne
n’est pas ontologique et partant pas géométrique.
Elle n’est pas une projection purement visuelle, mais un espace
symbolique contenu dans la portée d’un «Nous».
Ce n’est pas un pays (objet), mais une société (Nous)
vivant un lieu du Tout-monde. Le Tout-monde se définit
dès lors comme expérience du monde en un lieu. Le
Tout-monde, c’est partout à l’écoute du monde. Dans
la poétique de Glissant, à l’inverse de l’ensemblisme
ontologique, c’est le monde appartient au lieu.
Ainsi chaque humain est pris dans son histoire,
mais cette histoire est traversée par l’histoire de tous
les autres, chaque langue se parle et chaque littérature
s’écrit «en présence de toutes les autres»:
«La poétique de la relation suppose qu'à chacun
soit proposée la densité (l'opacité) de l'autre».
Si les nations européennes, dans
l’effondrement de leurs empires coloniaux n’avaient pas dans le
même temps avalé leur histoire, elles vivraient les
phénomènes migratoires (et de créolisation)
dont elles sont l’objet d’une autre manière. La désimpérialisation
de la France l’a hexagonalisée si bien qu’elle ne sait plus
à quel titre, elle est classée parmi les grandes puissances.
Or depuis cinq siècles, ses zones d’influence, voire ses
frontières touchent encore les confins de la planète.
En ces temps d’immigration massive, il semble qu’à son tour
le Tout-Monde rende visite au Monde qui semble n’y rien comprendre.
Les leçons de l’histoire ne sont pas des leçons d’histoire.
Histoire du monde
1492 - L'histoire du monde ne peut pas commencer
avant que ce monde ne soit découvert. Avant la découverte
du monde, il y a des mondes dont certains sont en contact et d'autres
qui s'ignorent. Le monde comme Monde commence son histoire par un
bouleversement de l'espace et du temps. Dans la géographie
proto-historique qui précède la découverte
des Amériques et que nous révèlent les cartes
de cette époque, le monde dans sa réalité physique,
ses proportions, sa diversité humaine et culturelle n’est
pas encore apparu.
Par l’aventure colombienne et celles des
autres navigateurs, on passe de la pluralité des mondes,
chacun vivant sa propre histoire, à une représentation
planétaire complète. A la pluralité des étendues
se substitue dès lors une étendue unique, la Terre.
L’avènement de ce monde désormais clos entraîne
la fin de l’autonomie des mondes et parfois leur fin pure et simple.
Partout, avant la coupure, l'Autre est soit absent soit relégué
aux confins problématiques du connu.
Ces mondes se découvrent sans réciprocité,
de l’un au multiple (le monde européen vers les autres mondes).
Il n’y a qu’un qui «voyage»; les autres vont et viennent
dans leur étendue, mais ne voyagent pas au sens planétaire
du terme.
La coupure copernicienne et galiléenne
et la découverte du continent manquant par Colomb constituent
un bouleversement topique. Sans doute, certains disaient après
Parménide (VI°s. av JC) que «le monde était
un, sphérique et indivisible». «Le monde, lit-on
dans son poème sur la Nature est tout ensemble, un et continu;.
De plus, puisque l'extrémité en est ultime, il est
achevé‚ en tout sens, semblable à. la masse d'une
sphère bien arrondie, équivalent en tout ....»;
néanmoins jusqu’à Colomb et pendant vingt siècles,
il manque à ce modèle parfait, l’expérience
du voyage, les Amériques et la proportion métrique.
Sur fond de tragédie guerrière,
le commencement de l’Histoire (au sens planétaire du
terme) s’inscrit comme une eschatologie, une fin des fins de toutes
les histoires. Avant la coupure, il y a des histoires, mais il n’y
a pas encore de Monde; Après, il y a un Monde, mais
il n’y a plus d’histoire. Là où les histoires se joignent
finit l’Histoire DA218
Avant cette coupure qui installe par la
conquête une même représentation planétaire,
chaque monde partiel vit dans l'indifférence de l'autre et
du grand tout qu'il ne connaît pas. Chacun des mondes se régit
par un temps dont les repères d'origine et les modes de calcul
sont différenciés. Pareillement, l'étendue
est limitée par ce chacun appelle, plus ou moins mythiquement,
le monde-connu. Au delà de ces limites se trouvent les gouffres
interdits.
Le projet Occident projette l’étendue
comme un absolu. Cette étendue géométrisée
et maîtrisée, monde sans confins ni extérieur
n’a désormais plus «d’ailleurs» car au delà
de l’étendue connue, c’est encore l’étendue et ainsi
de suite jusqu’au retour au point d’origine du parcours. Celui qui
le premier connaît et maîtrise cette épure sphérique
est désormais maître du monde. La géométrie,
la physique, la navigation de haute mer et le canon remplacent les
limites mythiques des mondes. Pour l’Occident, la Terre est un tout
qui ne contient plus aucun lieux interdits.
L’effroyable bouleversement des mondes,
leur soumission, leur domination, élimination, ou colonisation,
leur transbord en esclavage, leur anéantissement, leur oubli,
le déni plaident pour qu’on redécouvre le champ planétaire
d’une histoire dont l’écriture n’a pas encore vraiment commencé.
«Le passé, notre passé subi, qui n’est pas encore
histoire pour nous, est pourtant là (ici) qui nous lancine.
La tâche de l’écrivain est d’explorer ce lancinement
et de le «révéler» de manière continu
dans le présent et dans l’actuel».
En ces temps de la coupure (acceptons l’étiquette
«1492») le monde, apparaît comme un objet nouveau
qui doit s’imposer à tous, de gré ou de force.
Ainsi, le Monde, tel que nous le concevons, est jeune; c’est un
objet neuf pour la conscience humaine: il n’est connu que depuis
cinq siècles. «Tous les peuples sont jeunes dans la
totalité monde...nous sommes tous jeunes et anciens sur les
horizons». Depuis la découverte du monde, tous les
mondes (toutes les cultures) sont des systèmes ouverts. «La
géographie soupire. Toutes les terres sont en terre. Tous
les soleils tombent en terre».
La Relation «est la même pour
tous». Même si cette structure est insue, elle traverse
concrètement la vie de toutes les cultures depuis les chocs
inaugurant l’histoire du Monde. Elle transforme tous les imaginaires,
étendues, peuples, pratiques, croyances et cultes.
Ce qu’il y a d’atroce dans l’angoisse du
«razzié», c’est de faire l’expérience
de l’éclatement de l’étendue, du changement d’échelle
entre traverser un fleuve et traverser un océan. Il fait
dans sa chair l’expérience du bouleversement galiléen.
Son monde et sa mémoire se morcelle sous la violence de la
différence de proportion. «Pour la première
fois, le temps les prenait dans son ventre, plus énorme que
l’espace de mer». Pendant deux cents jours, hébété
par la disproportion de la mer et de la barbarie dont il est l’objet,
ses cultures, c’est-à-dire ses cultes, ses pratiques, ses
modes de calculs de l’espace et du temps se déstructurent.
L’immensité du monde et l’incommensurable degré de
la barbarie humaine qui va jusqu’à la privation des langues
sont et demeurent pour lui inexplicables. La perte des langues est
une «blessure sacrée» (Césaire) dans le
discours antillais. J’habite la perte des langues, j’habite le moment
sans langage de mon histoire. Le «razzié» subit
l’expérience de la mondialisation des échanges. Il
a changé de monde sans changer de ciel. Il ne sait pas où
il est, et mettra longtemps à se rappeler d’où il
vient: rupture des proportions de l’étendue, éclatement
du temps mémoire, dans la barbarie et l’horreur, incommensurabilité
de la mer pour les enchaînés des bateaux négriers.
L’Un
«L’Un est harmonique; il est plein
de lui-même, et suffit comme un dieu à nourrir ses
rêves.»
Dans le monde méditerranéen,
le monothéisme apparaît en même temps que le
rationalisme (VI°s av JC). Pendant vingt cinq siècles,
des poétiques présocratiques à la Grande logique
de Hegel, la raison du logos constitue le garant de l’absolu de
l’être,. «l’Un, l’unique-du-monde-et -de-l’être».
En dehors des sentiers scolaires et des catéchismes trop
bien appris, le poète appelle à la négation
du Vrai: «Quittons les rêveries d’enfance, le songe
du Vrai; nions l’Un».
Ce Vrai, qu’en est-il? Pour le Mµthos,
la Vérité, c’est vers quoi l’on va: c’est un champ
dans un devenir souhaitable et lointain. Par contre pour le Logos,
la vérité n’est que la valeur d’une proposition quantifiée
(universelle ou particulière), rien de plus. Dans ce passage
révolutionnaire du mµthos au logos qui caractérise
la pensée grecque, la Vérité mythique est transformée
par la logique en simple valeur de propositions (v,f). Sur cette
base, la rationalité de la logique déductive commandera
toutes les autres formes de raisonnement.
Le Mythe inscrit toute proposition dans
l’universalité; à l’opposé, la Logique effectue
l’inscription inverse. Alors que le mµthos plonge la proposition
dans un universel pré-construit et lointain (nous allons
vers la Vérité!), le logos plonge l’universel dans
un langage (la vérité est valeur d’une proposition).
Toutefois et c’est un point important, quelque
soit leur type d’inscription, le logos comme le mµthos assurent
que l’Universalité peut se dire; l’Un est univers de discours,
«extase poétique de l’Un».
La logique de l’Un se donnant comme absolu
prend toute la place précédemment attribuée
à l’absolu du mythe. Un absolu chasse l’autre, à cet
égard, mais le chasseur n’est pas sans mérite. Car
au moins dans le logos, il n’y a rien à croire. Toute croyance
par définition, transcende les capacités et les limites
de la raison. Si tel n’était pas le cas, on n‘aurait pas
besoin de croire. Ainsi le «Credo ut intelligam: je crois
pour comprendre» cité par Glissant, en fondant pour
Augustin la «Cité de Dieu» fonde aussi ensemble
l’Un mondain du logos et l’Un divin du mythe.
La rationalité grecque retiendra
la preuve déductive comme critère d’absolu, critère
qui perdurera jusqu’au jour (somme toute récent) où
cette même théorie de la preuve démontrera que
cet absolu est infondé comme tel, ce que le poète
salue en soulignant les «mystères supralogiciens de
la sémantique». Une des grandes forces de la rationalité
occidentale est de générer par la critique sa propre
antidote: s’il y a de l’Un, il y a aussi du Non.
Car dès le début du XX°
siècle, la logique devient mathématique et le rationalisme
se transforme: paradoxes de la théorie des classes (Russell),
incomplétude des espaces logiques (Wittgenstein), incomplétude
des nombres entiers (Gödel), opacité des modalités
logiques (Quine), etc. L’idéal de clarté, de simplicité
et de stabilité cède la place aux antinomies, à
l’opacité, à la complexité et au chaos. «Ce
manque consenti: l’Un» est logiquement incomplet.
Ontologie
La vieille logique construit les deux bornes
de l’ontologie occidentale par détermination (espèce)
et abstraction (genre): «l’un» (species infima) et «l’Un»
(conceptum summum). La spécification (détermination)
est descendante (vers l’individu); la généralisation
(abstraction) est montante (vers l’Universel). Ainsi, par abstraction,
on classe des individus singuliers (uns) sous un objet plus général,
lui-même classé sous un objet plus général
encore et ainsi de suite jusqu’à un objet absolu et unique
qui couvre tous les autres, noté (Un): il y a un genre premier
(Un) l’objet absolu, (l’univers) et des espèces dernières
(uns) individus (indivis).
Le parcours qui va de «l’Un»
métaclasse ou métaconcept à «l’un |1|»
singulier cardinal définit l’architecture de l’ontologie.
Ce dispositif hiérarchisé est un interprétant
très puissant, fondé sur la logique des classes, logique
que les occidentaux ont inventée et perfectionnée
pendant vingt cinq siècles pour concevoir, créer et
manipuler des objets de discours et traiter ainsi le réel
par réification.
La critique de l’Un, cette forteresse de
la pensée et l’histoire de sa trace dans la tragédie
du monde, marquent pour Glissant «l’intention poétique».
Car «Ce que l’Occident exportera dans le monde, imposera au
monde, ce ne sera pas ses hérésies, mais ses systèmes
de pensée, sa pensée de système».
En effet, le trait propre de la culture
de l’Occident est son caractère non-pas localement occidental,
mais universel. Les cultures régionales d’Europe, basques,
celtes, occitanes, etc. n’appartiennent pas plus que les autres
à cet Occident dont nous savons qu’il «n’est pas un
lieu», mais un projet de colonisation et d’exploitation capitaliste
de la terre. Les découvreurs ne sont pas venus découvrir
des cultures, mais s’approprier, investir et exploiter des lieux
et des gens. Tous les ingrédients de fonctionnement d’une
économie mondialiste sont réunis: états, banques,
navigation de haute mer, main-d’œuvre de traite, mines, mono-culture,
marchés, etc.
Le découvreur est conquérant,
entrepreneur et marchand. Les aventuriers du nouveau monde ne sont
pas guidée par une épique, mais par des investissements
et retours de dividendes. La main-d’œuvre n’est pas gratuite, elle
est achetée et doit être rentabilisée. Ainsi,
le «captif», on l’a d’abord pourchassé. L’esclavage
en son point initial part toujours de la chasse à l’homme,
chasse institutionalisée, industrialisée pendant 200
ans.
Le mythe de l’Occident-objet, enveloppant cette systématique
bien calculée, donne foi au Projet qui devient dès
lors «civilisateur» (Là où je suis, j’y
suis par juste intérêt, mais aussi au nom de l’unité
de la raison «au nom de l’Un»): la Babel du Tout-monde
est «sauvée» de la confusion par l’Occident!
Jusqu’à récemment, la rationalité
objective occidentale, représentait dans les manuels scolaires,
le «monde civilisé». En dehors de l’Un-civilisé,
tout n’était que sauvagerie, étranges coutumes, maniérismes,
rituels aussi bizarres qu’inutiles et irrationalité. Pour
les occidentaux d’aujourd’hui ce désir mondialisant et totalitaire
est à la fois «horreur» et sourde nécessité.
La logique d’aujourd’hui ne garantit plus
l’Un, harmonie universelle, «corps (prétendument) inattaquable
de la Vérité», comme idéal rationnel.
La monade «univers» est devenue métaphore (idéal
mathématique) pour dire ce dont la science connaît
un bout, mais pas encore assez pour dire ce que c’est, si c’est
«quelquechose». Aujourd’hui dans les sciences, «Univers»
s’emploie comme épithète et non pas comme attribut:
c’est une manière de nommer le réel, mais non pas
une définition.
Objet
Dans l’ontologie, être, c’est être
un objet concevable, autrement dit réductible à un
jeu de propriétés organisé sous un principe.
On dit «ceci est une fleur ou bien quelque chose d’autre»
pour peu que cela soit un objet c’est-à-dire une construction
mentale, connue ou possible. «Ceci» est le déictique
qui pointe l’étant, «est une fleur» le prédicat
qui représente conceptuellement l’objet. C’est en tant qu’objet
«fleur» que l’étant est cueilli. Telle est la
commission du discours ontologiquement vrai. (On connaît les
dérives sémantiques de cette commission dans l’histoire
«ceci est un homme, un citoyen, une femme, un enfant»)
Ainsi posé, le monde devient une
tautologie où tout ce qui se conçoit bien doit pouvoir
s’énoncer sous forme d’objet. Pour être concevable
dans l’imaginaire de l’Un, il faut être un objet possible
(la vérité n’étant jamais elle-même impossible).
Comment cet imaginaire clos est-il devenu
le sens commun ou mieux pouvait-il avoir une autre vocation? «Et
voilà que la terre devenait une, et qu’en cette densité
se confirmait l’Un mandaté par l’imaginaire».
Dans ce canon objectivant de symbolisation
du monde, le sujet est pris comme dans une cage (Wittgenstein) dont
il ne peut sortir. Par quel biais les poétiques, les philosophies
et les sciences sortent-elles des cercles tautologiques du
logos et des lieux communs de la métaphysique de l’Un.? Telle
est la question que nous posons. «La fonction de l’écrivain,
forceur de langage, la poétique forcée (contre-poétique),
la poétique, science implicite ou explicite du langage sont
des points d’entrée glissantiens. «Il faudra trouver
d’autres manières de résister, sans faire de l’idéalisme»
Entre un étant et un objet conceptuel
correspondant, les logiciens ont montré, d’ailleurs contre
eux-mêmes, que la référence n’est pas partout
transparente:Selon ces logiciens, le concept de «référence
possible» est opaque. Ainsi, pour les mathématiciens
aussi, la transparence des langages logiques est un mythe.
Néanmoins, le discours ontologique
(parler d’objets), qui sert d’interprétant du monde dans
la culture occidentale, quoi qu’incomplet et opaque en ses modalités,
continue d’être pris pour l’unique manière de donner
du sens au réel.
Critiquant le concept d’objet, Quine écrit:
«Nous avons une pente à parler d’objets et à
penser à des objets. Nous déconstruisons opiniâtrement
le réel en une multitude d’objets identifiables et discernables...Parler
d’objets s’est tellement invétéré en nous,
que dire que nous parlons d’objets semble quasiment ne rien dire
du tout; car comment y aurait-il moyen de parler autrement? ...
On tend à penser que les façons provinciales que nous
avons de poser des objets et de concevoir la nature se font mieux
reconnaître pour ce qu’elles sont quand on les isole, et qu’on
les regarde par contraste à un arrière -plan de cultures
étrangères. Eu égard à la difficulté
de transcender notre patron de pensée orienté vers
l’objet, il convient plutôt de l’examiner de l’intérieur.»
Ainsi le concept d’univers (autre nom de
l’Un) est un objet symbolique construit par la culture du logos.
Dans cette culture ontologiste, tout univers doit pouvoir être
univers de discours: tout ce qui est est concevable et doit pouvoir
être prédiqué, autrement dit, tout être
doit être représentable dans un langage. Qui contestera
la redoutable efficacité de ce modèle, sa précision,
sa simplicité (et sa souplesse quand on lui associe la théorie
des nombres)?
Mais là n’est pas la question de
«l’Intention poétique». Ce qui est en jeu, c’est
l’holisme, le cosmisme de l’Un comme «système de penser»
global, unique et totalitaire exerçant sa violente indifférence
de la différence partout sur la planète depuis cinq
siècles. «... les peuples qui ont engendré une
philosophie souvent totalitaire de l’histoire, les peuples européens.»
Qui a résisté à cette aliénation des
cultures, «Nous ne pouvons rien nommer, nous avons été
sans nous en apercevoir usés en nous-mêmes, notre parler
est impossible et quêté.» lit-on dans Malemort.
Le patron ontologique de l’objet brise ou
traverse, dans l’indifférence des codes sociaux, les symbolismes
de tous les lieux. Il s’impose sans nécessité de reconnaître
les modes d’appréhension du réel et du temps préalablement
en usage. Dans le champ social, la culture de l’ontologie n’est
pas en opposition dialectique avec les cultures «ethnologiques»
des lieux qu’elle traverse; elle les ignore comme étant non-pertinentes
à l’unité de la raison. Depuis la négation
de Parménide (non le non-être n’est pas), l’Autre de
l’Un, c’est l’ensemble vide. «Car si à mon tour j'examine
l'Occident, je vois que décidément, il n'a pas cessé
de concevoir le monde comme solitude d'abord et comme imposition
ensuite».
Depuis sa découverte, le monde vit
sous cette pétition de principe du modèle de l’Un,
unité globale unique contenant toutes les unités individuelles
possibles. Même le sujet, représenté comme individu
est un objet. «L'occident se constitua dans la règle
d'une spiritualité dont l'intention la plus systématique
fut d'isoler l'homme, de le ramener sans cesse à son "rôle"
d'individu, de le confiner à lui-même». .
Aujourd’hui cette complétude imaginaire
de l’Un craque de toutes parts. La poétique de Glissant participe
avec les autres domaines de connaissance à l’implosion de
cet Absolu qui a géré le monde depuis son avènement
à la conscience des humains.
La logique ne soutient plus le logicisme
(ni son contraire). Pour les logiciens, la preuve est faite que
raison pure ne résiste pas à sa propre critique, que
la mathesis universalis n’est pas complète sur la récurrence
de ses opérateurs, qu’elle opaque et ne conserve pas l’identité
partout. L’Un étant logiquement incomplet, il ne peut plus
désormais servir de principe unique d’explication. Mais malgré
Kant, Frege, Russell, Wittgenstein, Gödel, Quine pour l’espace
logique, Condillac, Peirce, Saussure pour les systèmes de
signes, ces données déconstructives, depuis deux cents
ans, n’ont pas encore découragé tout idéal
ontologiste et logiciste d’un universel absolument cohérent
et complet. La science occidentale semble avoir, pour sa part, renoncé
à l’idée d’un méta-système, tout du
moins dans certains secteurs.
Etant
Etre et étant vont ensemble car,
répétons le, il n’y a pas dans la pensée de
détachement pur et donc pas d’étant sans objet. L’étant
saisi est d’abord conçu ou rêvé.
Ainsi, l’étant ne nous est pas donné
par la nature, mais procède rationnellement d’une construction
de l’entendement. Ceci est connu: quand on étudie la substance
d’un étant, ce n’est pas pour dire qu’il existe, mais pour
y découvrir des propriétés relationnelles nouvelles.
Ce n’est pas en tant qu’étant que
le réel nous touche. L’étant qu’on dit «sensible»
est, tout comme l’objet, un immateriau. Les raisons et les causes
de notre expérience du réel n’ont pas la forme d’individu
ni d’objet. L’étant et l’être sont des formes (narrative
ou discursive) de reconnaissance et de compréhension du monde.
Ces formes mémoire appartiennent au sujet culturel: l’objet
est discours et l’étant, récit.
Tout étant vérifie l’ensemble
des propriétés de l’objet sous lequel il tombe; c’est
en tant qu’objet que l’étant est lisible. L’objet de l’étant
est abstrait, c’est une forme mémoire. Ce qui est là
devant moi (étant) est un chapeau (objet): «décrire»
un chapeau (étant) n’est pas équivalent à «expliquer»
ce qu’est un chapeau (objet). Au regard du logos, l’étant
est une figure et l’objet une forme:la figure d’un chapeau permet
de distinguer un chapeau d’un autre chapeau; la forme d’un chapeau
permet de distinguer un chapeau de ce qui n’est pas un chapeau.
Ainsi, l’être est un objet de discours,
l’étant, exemplaire d’objet, individu (indivisible) est un
objet de récit. Tout objet de récit est logiquement
clos dans un objet de discours. Dans la doctrine de l’être,
il n’y a d’étant que d’objet possible de cet étant.
En clair, le concept d’objet, (malgré les efforts critiques
des poètes, des philosophes et des scientifiques), reste
le mode généralisé de symbolisation du réel
en Occident. Qui peut effectuer la moindre description sans composer
ou décomposer des objets en objets plus petits ? Comme
si de l’univers, aux particules élémentaires tout
n’était qu’objets assemblés.
«Etant» lui-même est un
mot du logos pour désigner les valeurs des variables d’objets.
Ainsi donc l’être et l’étant appartiennent au domaine
de l’être: ce sont des concepts du même construit. Le
sensualisme intuitif nous conduit, comme tout matérialisme,
à prendre des étants comme point de départ.
Mais l’étant n’est accessible que transformé en objet.
Certes on peut concevoir des objets sans étants, mais, sans
objet, il n’y a pas d’étant possible.
Les étants
dans la poétique de Glissant
Glissant sort du rationalisme de la doctrine
de l’être par la poétique de la langue. Y avait-il
d’autres issues? «Le premier outil culturel d’une communauté
est la langue»., «Tous les langages s’inventent de la
langue», «la langue ne grandit que par le langage, cette
frappe du poète», «écrire c’est dire:
le monde»
Dans la poétique de Glissant, le
mot «Etant» reste un gérondif «l’étant
est relation, et qui parcourt.», un récit non-accompli:«L’étant
ni l’errance n’ont de terme, le changement est leur permanence,
ho!». Cet étant-gérondif se raconte. Il se présente
comme une chaîne de transformations dont chaque état
porte la trace diffuse. Car les étants sont des porteurs
de signes, marques des transformations, qu’il faut lire.
Mais qu’en est-il de ces étants narratifs
quand la culture vole en éclats et quand la mémoire
se vide? Glissant se donne des étants parce qu’il se situe
au niveau de la survie des cultures: «la Relation ne
peut se tramer qu’entre des entités persistantes».
L’étant dans la poétique commence
donc avec le décompte du temps, c’est-à-dire par la
forme récit:
Relation d’objet
Tout étant (humain ou non) porte
son histoire en traces. La lecture de ces traces tissées
les unes les autres constitue cet étant comme signifiant.
Le mode signifiant par lequel l’étant transite dans le temps
s’appelle sa «relation d’objet». Cette relation (du
verbe «relater») se donne par récits. Une Relation
d’objet est une topique de traces narratives caractérisant
une valeur singulière.
La relation d’objet, faisceau de traces
marquées dans l’étant, formes spécifiques,
déformations, cicatrices, appelle la lecture de chaque étant
comme une énigme. Cette relation raconte par bribes une histoire
reconstituée, nécessairement inscrite dans les limites
conceptuelles d’un objet possible: Qu’advient-il d’un étant
quand il change d’objet? Cette chose là, jeu de traces, est
un tambour, cet autre qui bombine est une abeille. L’objet «abeille»
contient tous les destins possibles d’abeille car quelque soit ce
qui arrive à une abeille (étant), il ne lui arrivera
qu’une histoire d’abeille. Qu’advient-il à un homme quand,
soudainement, il vit autre chose qu’une histoire d’homme? Aucun
étant ne peut sortir des limites de sa relation d’objet sans
perdre l’intégrité de son identité.
En principe, la relation d’objet de tout
étant est, quoi qu’inattendue, toujours logiquement concevable.
Mais qu’en est-il du «captif», du «razzié»,
celui qu’on enchaîne et qu’on transborde? Ici, un étant
change d’objet. Il était homme, le voilà «nègre».
Dans le cas de la Traite, tout est bouleversé: l’humain change
d’objet et donc de destin possible. Le rapt, la captivité,
le transbord et l’univers de la plantation transforme un captif
en objet hybride entre la chose, l’animal et l’homme. Cet objet
qui n’a ni ne peut avoir de définition propre, qui n’autorise
ni la pensée réfléchie ni l’identification,
ne porte que le nom de sa relation, à savoir «nègre».
L’étant nègre n’a pas d’objet, pas d’être, il
n’a qu’une histoire. «Nègre» pour Senglis
ou Laroche se dit: mes nègres, vos nègres, à
qui est ce nègre? . Le nègre est une relation (nègre
de qui, quoi ). Le nègre-individu n’a pas cours. Là
commence la relation de cet étant sans objet propre. La trace
d’un gène résume toute l’histoire.
Racine de la Relation
Le choc du Projet Occident instaure une
Relation dans le Tout-monde de l’origine. Cette Relation établit
le monde comme objet et constitue le vrai commencement de son histoire:
(1500 env = 1° siècle). Cette conversion symbolique,
écrite en «prophétie du passé»
permet de définir un domaine «Avant le commencement»,
dans lequel le temps de l’histoire de chaque monde se date logiquement
en nombres négatifs (certaines histoires étant presque
totalement perdues). Ce qui se compte avant le «Premier siècle»,
et tout particulièrement l’histoire européenne ne
peut plus se donner comme temps universel. Cette histoire singulière
n’est que celle d’un monde dans ses rapports avec son environnement
méditerranéen: elle n’a pas encore rencontrée
celle que se raconte les incas. Les européens font la découverte
du monde par les navigateurs et l’héliocentrisme de Copernic.
Les indiens, africains font sa découverte par le génocide
et la traite. Nous sommes issus d’une «digénèse».
«Nous sommes à la racine de
la Relation». Elle commence avec l’histoire du dépeuplement
et du peuplement des Amériques.«La véritable
Génèse des peuples de la Caraïbe, c’est le ventre
du bateau négrier et c’est l’antre de la plantation».
La naissance de «ma mémoire» commence avec sa
fin. Avant le «ventre du bateau», je ne sais pas, j’étais
autre. Le temps, pour moi, commence à cette transformation:
mon histoire commence avec celle du monde.
La trace, le corps
et le temps
Le «migran nu» n’a pas emporté
d’objet avec lui, pas même un instrument fut-il de musique;
le voilà dévêtu, puis revêtu à
l’uniforme. Mais néanmoins il transporte avec lui ce qui
reste inscrit, les postures et surtout les cadences du corps. Glissant
lit dans la danse et les musiques noires des Amériques, «les
traces de nos histoires offusquées». La créativité
de ces topiques de traces définit et identifie tout étant
qui porte cette histoire.
Tout geste de vertébré implique
un parcours complet de son ossature. Dans ce réseau d’articulations
solidaire et connexe, le corps, à chaque mouvement, à
chaque contact, effectue un parcours complet sur lui-même.
Ainsi dit-on, un coup bien porté résonne dans tout
le corps, corps de celui qui le reçoit, mais aussi de celui
qui le donne. Quelque soit le mouvement (ou le choc), ce corps retrouve
et cultive son équilibre par la cadence, (au sens d’un parcours
qui transite par son point d’origine). Le corps ainsi conçu
n’est pas tant une masse que du rythme et du tact, c’est-à-dire
du temps socialement structuré.
Cette boucle de temps, qu’on appelle mouvement
du corps et qui est commune à tous les systèmes animés
articulés, a un statut particulier chez les animaux culturels.
Pour les êtres doués de psyché, tout mouvement
du corps possède, en plus, une représentation (gestes)
laquelle varie selon les cultures et groupes de cultures. Le jeu
des formes de gestes constitue un réseau d’attendus qui unit
dynamiquement les corps individuels en corps social interagissant.
Ce réseau de gestes culturellement normés se maintient
pour l’essentiel en traces et continue de marquer symboliquement
l’activité du migran nu dans ce qui est désormais
son nouveau monde. «la trace, c’est manière opaque
d’apprendre la branche et le vent».
Les africains des Amériques ont perdu
les mythes qui fondent le temps, mais non son mètre. Car
pour conserver la cadence africaine du corps, le tambour, ou tout
autre instrument n’est nullement nécessaire. La hanche, la
voix et le regard peuvent longtemps suffire. Les systèmes
d’intonation, les gammes et les modes musicaux disparaissent avec
les langues et les systèmes de symbolisation avec leurs graphismes,
mais la cadence et les poses marquent l’identité et restent
inscrites dans des manières du corps qui socialement se maintiennent
à travers les individus. (On se touche, on se porte, on se
bat, on se bouscule, on coopère, etc. on marche ensemble
ou les uns vers les autres, on s’appelle de loin et on répond
dans une sorte d’opéra, de corps de ballet social sans cesse
réinventé selon les contraintes et les possibilités
du lieu).
Corps en créole
Dans l’ontologie occidentale, «corps»
est indétachable de «masse». Le corps, ici n’est
pas celui du temps du transfert, rythmes des «corps-à-corps»
sociaux, mais une durée de dépérissement de
la «chair». Le corps cartésien, rétréci
par son opposition à l’esprit, constituant la part non-pensante
ne représente pas tout l’étant.
En langue créole, «corps (ko)»
ne désigne pas une masse contenant un esprit, mais une relation
réflexive: «.kjenbé ko: tenez-vous bien»
Le corps (en créole) s’appelle lui-même sans la médiation
d’une ontologie et apparaît de cette réflexivité.
Dans cette sémantique particulière, l’étant
n’est plus un objet, mais une boucle réflexive. Le corps
connaissant, par la cadence qui repasse par son point d’origine,
définit l’identité par la répétition.
Car sans nul doute pour les africains des Amériques, les
cadences du temps constituent un identifiant. On ferait dire à
un individu aliéné dans le mythique de la filiation
«je suis un lointain descendant» plutôt que «j’en
porte la trace».
Mythe de l’intériorité
Dans le sens commun issu de l’ontologie
classique, le corps est représenté comme le lieu de
l’âme; un corps habitat, en quelque sorte, abritant un Moi,
(objet inscrit dans un autre). Cette représentation spatiale
en creux donne, par filages métaphoriques, un «monde
intérieur» opposé à un autre, «extérieur»,
mondes entre lesquels est sensé circuler la pensée.
Du fond de cet étrange corps creux, un Moi non moins étrange
«s’exprime», «se déprime», «se
réprime», etc. selon le paradigme de la pression propre
à la mécanique des fluides. De filages en filages,
on complète la métaphore de la machine thermodynamique
par la «pulsion», «répulsion», «impulsion»,
«défoulement», «refoulement» etc.
En des mains inexpertes ce vocabulaire, employé par la psychanalyse,
quitte aisément le champ freudien pour investir celui, plus
naïf, d’une «psychologie des profondeurs de la machine
humaine». Ainsi, de «profondeur de la mémoire»
en «pensées profondes», la représentation
occidentale de ce Moi enfermé dans un corps constitue un
imaginaire d’une étrange solitude narcissique. Quand bien
même«Artaud, Michaux: qui ont si complètement
fait table rase des vieilleries psychologiques où se tassait
la poétique d’Occident».
«L’ inouïe intelligence de la
Relation» nécessite une remise en cause du sens commun
directement induit de la doctrine classique de l’être. Ce
sens commun universellement prégnant donne l’impression que
la Relation parle à l’envers. Le discours de ce sens commun,
qui traite l’étendue comme un espace géométrique,
la psyché comme une logique déductive, le temps comme
une généalogie et le corps comme une boîte à
esprit, ne saurait rester en l’état. Dans cette lecture,
c’est le discours critique qui est lui-même en cause car ici,
il faut d’abord déconstruire pour voir. Il faut remonter
le fil de l'histoire, jusqu'à son noeud. Ce parcours à
rebours du discours de l'histoire n'est pas linéaire, mais
doit suivre les détours abyssaux de la mémoire. Il
semble que «seuls les poètes» se soient donné
pour tâche d’en remonter le fil et de délier les noeuds.
«Chaque approche critique du mode de contact entre peuples
et cultures fait deviner qu’un jour les hommes s’arrêteront
peut-être, bouleversés par l’inouïe intelligence
de la Relation qui sera en eux - et qu’alors ils salueront nos balbutiantes
presciences.»
La race et la filiation
De même que les physiciens et les
logiciens pour «l’Absolu», les sciences bio-génétiques
ne se portent plus garant du pseudo-concept de «race».
De leur point de vue (hématologie géographique, etc.),
parler de «races humaines», c’est scientifiquement ne
parler de rien. Puisque ces catégories sont non-pertinentes
dans le réel, c’est donc dans le champ symbolique qu’il faudra
chercher leurs objets. On utilisera deux outils: la «filiation»
qui est une relation d’ordre sur le temps et la négation.
Comme exemple de cette relation, les occidentaux,
par la métaphore ordinale de l’anthropologie coloniale «primitifs,
primaires, premiers», se sont donné des contemporains
comme ancêtres. Ces contemporains ne sont pas simplement autres
et différents dans l’étendue, ils le sont aussi le
temps; ils sont plus «anciens». Ils sont sensé
faire image de ce que les sujets occidentalisés ne sont plus.
Sur la flèche du temps, ils ont désormais pour fonction
de représenter un âge de l’humanité. Certaines
cultures dans ce monde ont longtemps subi cette priméïté
imaginaire qui les plaçait dans le hors-temps du présent.
Dans ce contexte de race, la négation
est métonymique. La métonymie, dans une poétique
moins vieillotte qu’à l’accoutumée, consiste à
nommer les objets par un de leurs attributs. C’est une construction
logique absorbante: (on dit une voile pour un bateau parce que une
voile + un bateau = un bateau). De même, «Nègre»
est une désignation par un attribut visuel que les européens
eussent trouvé beau s’ils étaient venus en amis. Le
nègre, homme saisi par sa couleur de peau, est un animal
métonymique.
La question de la «race» est
une forme du mythe de la «filiation par négations».
Articulée sur la sexualité, la filiation se conçoit
comme un continuum de reproduction sans apport externe qui maintient,
non pas une identité qu’elle n’a pas, mais sa différence.
Le «blanc» n’est pas une essence (ni un peuple ni une
nation): il n’est définissable que comme ensemble de sèmes
négatifs. C’est un phénotype imaginaire défini
défectivement.
La pureté de la filiation est une
clôture, un enfermement paranoïaque en même temps
qu’une forme d’immortalité de la substance. Cet étrange
fantasme de la filiation, forme mémoire de l’origine, structure
la pensée raciste. «je descends en ligne droite d’un
continuum de «blancs». Dit dans sa trivialité,
le discours raciste est illisible et insupportable.
La pureté raciale est une pure invention
des blancs (pur juif, pur aryen, pur serbe),etc.
Le racisme n’est pas une pensée nègre. «Pur
noir» ne veut rien dire pour un noir. Le mythe de la pureté
noire n’existe pas chez eux: la pureté raciale est le syndrome
exclusif des blancs. L’expression «pur blanc» est un
pléonasme, mais «pur noir» est une expression
insolite qu’aucun noir ne revendique: «un pur noir des Grands
lacs»! Un noir peut être raciste politiquement, mais
non pas mythiquement.
Métissage
Le Code noir est l’ancêtre français
du racisme moderne. En fait, la pensée raciste est une institution
d’état. Elle commence avec la question du métissage
et du non-partage de la propriété foncière.
C’est dans la symbolique juridique que la symbolique raciale trouve
sa première inscription: Capturé, transbordé,
attaché au travail servile, le noir est une valeur marchande.
Le racisme, à son origine, apparaît comme une institution
produite par le pouvoir d’état et non une invention spontanée
des peuples. L’invention de cette monstruosité, sa mise en
forme, commence par l’oeuvre des politiques, économistes
et juristes colbertiens. Le mythe ici germe à partir d’un
code:les «noirs» sont métissables, les blancs,
par définition, ne sont pas métissés. L’expression
«blanc-métis» est un oxymore et «blanc
pur» un pléonasme.
Mélange
Le mot «métissage» vaut
pour «mélange de substance» procèdant
ainsi de la diversité vers une unité homogène.
Mais ici nous entrons dans un chaos de sens. Car dans la langue,
on ne parle de «mélange» que pour désigner
une fusion dont on peut distinguer les composantes, «un mélange
de carmin et de terre de sienne», etc. Tout mélange
se définit par le maintien de ses distinctions originelles.
Ainsi, les mélanges de substances ne sont pas des mélanges
de noms; noms-relation et non pas d’entités, comme «laiton»,
«café au lait», «mulet».
Avec le mot «métis» et
ses dérivés, la poétique de la Relation montre
à chaque trait ses chaos de sens comme autant d’invariants
aussi redoutables qu’imaginaires. Ainsi, il n’y a pas de verbe «métisser»:
«je métisse, tu métisses, il métisse,
nous métissons, vous métisser, ils métissent»,
pas de forme active ni passive ni pronominale: «j’ai été
métissé par mes parents» «je me métisse
avec elle», «métissons-nous, métissez-vous!».
Ces expressions sont déviantes et ridicules parce que le
métissage n’est pas une action. C’est nécessairement
un accompli, a posteriori, un donné à lire, un donné-à-penser,
un mythe. Personne ne fait du métissage ni personne ne métisse;
il y a seulement des métis et des métissages.
Assurément, un couple mixte ne constitue
en rien un métissage. Le trio formé par ce couple
plus enfant métis ne constitue pas non plus un métissage.
«les Dupont se métissent ou sont métissés»
ne désigne pas une série d’actes sexuels, mais la
tendance d’un lignage. Le métissage n’est pas une création
à l’échelle des individus, mais un fait politique
et mythique des sociétés .Dans le métissage,
en société d’apartheid, blancs et noires se mélangent
sans toutefois tout mélanger.
Lecture
de «négritude» dans une contre-poétique
Selon qu’on lit dans une
philosophie du concept ou dans une poétique de la langue,
«négritude» devient affaire de prédicat,
«nègr» ou affaire d’affixe, «itude»,
comme lassitude, servitude. Détacher le prédicat conceptuel
«nègr», c’est induire une essence à partir
de la trace génétique et refonder à l’envers
une idéologie raciste, (le négrisme sous toutes formes).
Les lectures conceptuelles de «négritude», réduit
à son prédicat «nègre», sont prises
dans le piège de la filiation et investissent le chaos de
sens de la «pureté noire».
Contrairement à la doctrine de l’Un,
la poésie ne parle pas en objets et donc ne détache
pas les prédicats. Chaîné au prédicat
«négr», le suffixe «itude» de négritude
marque la «condition nègre». La condition nègre
est celle des «damnés». C’est la marque d’une
expérience historique particulière et en même
temps universelle pour la condition humaine.
Alors que le suffixe «ité»
dans africanité, francité, antillanité, créolité
est un trait d’essence, ((ité) est un suffixe nominalisant),
le suffixe «itude» est adverbial, gérondif et
porte une forme non-accompli du temps. La négritude est attitude:
Elle n’a pas l’être pour objet. Elle n’est pas prédicable
comme une idée, elle n’est qu’expérientiale, c’est
un savoir. Ainsi la négritude n’est ni un concept ni une
esssence inscrite génétiquement, mais la manière
de porter une histoire, expérience aux limites de la condition
d’homme (servitude).
L’africain ne serait jamais devenu nègre
sans l’imposition de cette condition. Il ne l’était pas avant
l’arrivée des européens: le blanc est l’inventeur
du nègre. Ce gène qui sert de marqueur différentiel,
la poétique de la négritude l’a renversé en
armes de l’histoire. La négritude, comme toutes les poétiques
du Discours antillais, est une épique.
Métis littéraire
Le métis, dans la littérature,
est un personnage tragique: produit de la faute de qui l’a fait
tel, lui qui serait blanc sans la négresse de son lignage,
le métis est un personnage pris dans un amalgame de scènes
qui précisément ne doivent pas être mélangées.
La faute sexuelle qui commande son destin, la trace infamante dans
son «sang», l’impureté de sa filiation est visible.
Dans la tragédie, le fils maudit sa mère, entrave
identification au père
La tragédie du métis est sa
négritude. Il habite lui aussi la «blessure sacrée».
Les sociétés du métissage constitue les cadres
de cette tragédie, monde double dans lequel la société
a déjà prévu le dernier acte.
Créolité
Le mouvement littéraire de la Créolité
menés par des «écrivains de la Relation»
participe lui aussi d’une poétique du chaos-monde. Cela se
lit dans son mode de nomination: «Ni Européens,
ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles.».
La «Créolité» est posée comme un
acte de langage. «Se proclamer Créole» n’est
pas simplement «dire» une proposition vraie ou fausse,
c’est faire, effectuer un acte d’auto-identification. Cet acte qui
prend la langue comme identifiant n’engagent que ceux qui l’effectuent.
Est Créole qui se proclame Créole. «Nous
nous proclamons Créoles» est un monologue à
l’unisson. Il n’y a rien à répondre.
La Créolité a traversé
les sociétés antillaises comme une angoisse de langue.
La pragmatique littéraire de cet acte de langage, fondé
sur «un tourment de langue» (dans le langage
de Glissant) a donné des oeuvres qui par leurs mérites
ont acquis un momentum médiatique certain (prix, traductions
etc.) dans ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui «The
world literature» (en fr, littérature du Tout-monde).
Clairement, la Créolité a réussi son pari.
Elle a le mérite d’avoir pris la langue créole pour
lieu, d’avoir concentré de la passion sur elle, de l’amour,
du respect, d’avoir fait de cette langue un miroir troublant. Tel
est le travail d’une génération d’écrivains
(dont nous lirons bientôt les oeuvres post-créolité
de certains).
Créolité
des choses et poétique du chaos-monde
La créolité étant une
attitude et non une propriété, doit-elle assumer la
créolité des choses? La proclamation et la prédication
sont elles à contre-emploi? Enuménons quelques exemples
de prédication: un meuble «créole» est
une pièce de collection ou une copie récente faite
par quelqu’un qui se proclame créole (ou pas). Par contre,
un meuble «antillais», est un meuble ancien ou moderne,
crée peut-être par quelqu’un qui se proclame créole
et qui fait son travail. Dire que le «bélé»
est une musique créole est un singulier abus de langage (mais
qui prend corps) alors que les chansons sur Saint-Pierre sont créoles
littéralement. Par contre le Zouk, musique internationale
du Tout-monde, qui ne se chante qu’en créole, n’est pas «créole»,
mais plutôt «antillais»: sa proclamation est dans
sa musique.
En multipliant les exemples, le tissu des
emplois montre qu’au regard de la flèche du temps, toutes
occurrences du prédicat «créole» sont
orientées vers un passé alors que le prédicat
«antillais» intègre tous les temps. Dès
lors le sens de la proclamation initiale est désorienté
car l’identifiant, la langue créole, n’est pas un passé
mais un espace de création et de proclamation. La langue
n’est pas dupe du sens et ne changera pas de nom. Peut-on se proclamer
en son nom?
Mode de production
La référence au mot «créole»
ne dépasse jamais, semble-t-il, les limites du mode de production
des plantations. Celui qui «se proclame créole»
reconnaît son histoire dans l’Amérique des plantations,
mais le vocable n’atteint pas l’Amérique industrielle et
urbaine.
Après les migrations vers les centres industriels urbains
qui commencent aux USA après la guerre civile, le terme n’a
subsisté dans la langue anglaise que pour pointer une manière
d’être quelque peu folklorisante propre à la Nouvelle
Orleans ou quelques lieux semblables. La poétique du blues
(même celle du Sud profond) et celle des Gospels l’ignorent
totalement. Les nègres sortis des plantations ont vécu
leur «condition nègre» dans le Sud et dans le
Nord sans référence à une quelconque créolité
lexicale. Le nègre (negro, nigger, coloured poeple) est resté
nègre jusqu’aux Civil Rigths Mouvement (années cinquante,
soixante, soixante dix) à partir duquel il s’est renversé
en «black» (black power, black is beautifull, black
Dada Nihilisimus (Leroy Jones).
Les industries manufacturières caractéristiques
du Nord des USA, ne génèrent pas de sème «créole»
dans l’histoire pas plus que le secteur minier. Les nègres
passent de la condition d’esclave dans le Sud à celle de
sous-prolétariat dans le Nord: ils n’appartiennent plus à
personne, mais ils ne s’appartiennent pas d’avantage. Ils se métissent
certes, mais le mot «créole» ne s’applique pas.
Leur société est un apartheid.
Ville créole par excellence, Saint-Pierre
avant la catastrophe où les métis, désignés
créoles désormais, occupent une place sociale non-négligeable,
est adossée à l’économie de plantation. Elle
tire sa richesse du commerce, des techniques et de l’administration.
Mais aujourd’hui, Fort de France, ville antillaise, n’est pas «créole»
au sens de bourgeoisie coloniale que l’on attribue à l’ancienne
Saint Pierre. Il est vrai que la société d’habitation
n’a jamais été son support économique; la référence
agraire y est pauvre quoi que souvent invoquée. D’où
Fort de France tire-t-elle ses richesses? Pas de l’économie
de plantation en tous cas.
Autre cas - La seconde génération
née en Europe après les «bossales du Bumindom»
reste très attachée au lieu d’origine, mais elle ne
se proclame pas créole et a perdu la langue. Elle se dit
«black». Cette dernière appelation s’est répandue
dans tous les pays à forte immigration noire. Ainsi le mot
«nègre» a disparu du vocabulaire afro-américain
et afro-européen tout autant que le mot «créole».
Les dérivés de ces deux termes sont restés
en usage dans les Antilles francophones et dans le monde latino-américain
quoi que de manière toute différente. Aujourd’hui
aux Antilles, «nègre» est un créolisme
de «nèg» qui veut dire Homme dans une certaine
histoire. Les noirs des USA et d’Europe «se proclament Black»
au sens mondial de la négritude: pour eux «créole»
est un terme régional et «nègre»
n’est qu’une injure hors d’usage: «le mot, cette société
déjà» (SJ Perse)
Créolisation
Dans les lieux où la référence
historique à la Plantation fonctionne, le mot «créole»
continue sa trace comme un phénomène induit. Il sert
d’identifiant à une fin d’errance, une reconnaissance de
«l’être là». L’île ne dérive
plus au rythme de ce bateau négrier, empilé d’êtres
partis pour un voyage aux limites du temps. (J’arrive des quatre
siècles de mon voyage transcontinental, depuis quelques instants
à peine - Glissant, L’américain).
Les Antilles, l’autre Amérique DA13
Mais comme pour la «négr-itude»,
la «créol-isation» se lit dans le signifiant:
le radical détaché «créol» porte
toute les différenciations (hétérogénéité),
diversité:«J’appelle la langue créole une langue
dont les éléments de constitution sont hétérogènes.
La désinence (restée attachée au radical) «créol-isation»
porte l’identification. Ni mélange ni métissage, la
créolisation met en rapport le divers, tout en maintenant
l’identité. La créolisation est un espace formé
par des différences «solidaires et solitaires»
(souvent violemment opposées et narcissiques partout), n’ayant
pour mythe fondateur que la relation de leur lien. Dans ces espaces,
chacun avec sa présence apporte à l’autre son opacité.
Ce que Glissant appelle dans sa poétique
«créolisation» est une lecture du Chaos-Monde
du point de vue de son lieu propre. Mais la créolisation
ne semble pas pouvoir être un modèle de dialogue des
cultures attendu que la société de plantation qui
constitue sa matrice n’a jamais connu d’autre dialogue ni d’autre
culture que celle d’une agriculture de type haute rentabilité
capitaliste et celle de la rigueur d’un appareil d’état:
La plantation est un lieu de déculturation par l’individuation;
les bas-normands, les toucouleurs et les arawaks ne se sont que
peu rencontrés. On ne voit rien dans la société
créole de plantation, dans la standardisation de son apartheid
ou celle de son économie mono-orientée, qui soit modèle
de contacts inter-culturels. La colonisation ne créolise
pas, elle nivelle. L’habitation est structurée par la tyrannie,
dans le dialogue, la réponse est toujours déjà
contenue dans la parole. Dans lequel de ses emplois, le mot «créolisation»
dans cet espace marchand désigne-t-il un modèle ouvert?
Réponse: la colonisation créole a produit une «créolisation»
à son insu. «La créolisation en acte qui s’exerce
dans le ventre de la plantation -l’univers le plus inique qui soit.»
Si «créole» (au sens
du prédicat glissantien) retient l’hétérogénéité
comme caractéristique, il installe un chaos de sens, un amalgame
d’échelle car, la diversité, (en poésie comme
science et à l’instar de la géométrie), ne
commence pas à la figure, mais à la forme. Ce n’est
pas l’hétérogénéité des éléments
qui est pertinent (il suffit qu’il soient distincts), mais la relation
qu’ils forment et elle uniquement. Sous cette relation, l’hétérogénéité
des éléments disparaît sous forme de différences
pertinentes et signifiantes. Cet invariant «relation»
qui surdétermine tous ses éléments est une
langue, c’est une forme et non un agrégat aléatoire.
Les langues ne naissent pas de débris de langues, mais de
la faculté de langage, faculté des groupes humains
à produire des langues.
L’hétérogénéité
contient les traces de l’histoire de l’objet, mais ces traces sans
cet objet sont muettes (de même qu’un objet sans elles est
non-pertinent): le récit de la formation d’un objet ou de
sa découverte sont indépendants de ses mécanismes
de fonctionnement.
L’offrande poétique
Ce long détour dans les poétiques
du Chaos-monde était-il nécéssaire pour montrer
que le mot «créolisation», à l’opposé
de «Relation», ne désigne ni ne peut désigner
une catégorie (encore moins un concept): pour Glissant, la
créolisation est une offrande poétique. «je
vous présente en offrande le mot de créolisation pour
signifier cet imprévisible de résultantes inouies».
L’offrande de la créolisation est une manière créole
de nommer la poétique du chaos monde.
«Pourquoi ce terme de créolisation
s’appliquant à des chocs, des harmonies, à des distorsions,
à des reculs, à des repoussements, à des attraction
entre éléments de culture?»
Le nom «Créolisation» est une forme du Discours
antillais pour dire les effets de la Relation du Tout-monde:
enharmonie des cultures, non-prédictibilité de leurs
contacts, arythmie des dialogues, chaos de sens. Glissant ne pouvait
nommer la mise en Relation des cultures qu’à partir de la
sienne propre: «le lieu étant incontournable»,
il nomme «créolisation» ce qu’un autre d’un autre
monde sera tenu de nommer à partir du sien. Dans le chaos-monde,
les mots ont une intentionalité oblique. Les cultures se
vivent dans l’image des cultures avec lesquelles elles sont en contact.
La créolisation est une co-présence de cultures toujours
partiellement opaques.
La créolisation du monde «le
monde se créolise» réalise pour Glissant l’Intention
Poétique. C’est un voeu. L’espoir renverse la «prophétique»,
la Relation en devenant positive devient du même coup futur.
Aujourd’hui, sous la poussée des
cultures, la culture occidentale effectue sa mutation et assume
la crise de sa Relation au monde. «Quittez le cri, forger
la parole». Le cri des cultures, muet pour le discours la
culture occidentale pendant ces cinq siècles, a «irrué»
comme langages du monde. Le Tout-monde «rayonne de langage»
(pour expliquer Glissant par Césaire). Il ne faut pas faire
de l’idéalisme en songeant que nous allons vers une harmonie:
«Je pense que la Relation n’est pas vertueuse ni morale et
qu’une poétique de la relation ne suppose pas immédiatement
et de manière harmonieuse la fin des dominations».
Méthode
contre-poétique
La position de l’analyste consiste à
se situer dans la topique de la poétique et d’en filer les
conséquences jusqu’aux limites de l’étendue. Cette
position est rendue nécessaire par la destruction critique
de tout positionnement externe opérée par la poétique
elle-même. Ainsi, l’analyse est une relation de voyage dans
un réseau: parcourir la topique de l’intention poétique
«du voeu du total aux sites de l’Un». Ce parcours est
particulier parmi un grand nombre de possibles.
Nous sommes entrés dans cette quête
philosophique par la littérature, le Discours antillais en
tant qu’il effectue son noeud. Le chemin s’est ouvert sur la question
de l’exclusion de la poésie du champ de la connaissance.
La solution apparue, et qui autorise quête, se résume
ainsi: la philosophie présocratique de l’Un, qui fonde logique
du concept d’objet et le langage de la théorie de la connaissance,
est une poétique auto-oblitérée.
Contre cette poétique (sacrifiée), Glissant propose
des «poétiques forcées», «contre-poétiques»
qui portent d’abord sur l’espace-temps (la filiation et son contraire,
l’étendue). Ces deux catégories en opposition rendent
lisibles le tout-monde originel, le projet-occident, et l’histoire
monde en tant que ce monde est mis au jour par l’imposition de la
Relation.
Avec la traite, un étant humain change
d’objet, étant métonymique, anomalie dans la doctrine
de l’être. Dès lors cette doctrine, nous l’avons visitée
par ses manques (saluant au passage les domaines scientifiques appartenant
au paradigme du chaos, qui font de même). Parmi ces manques
apparaît la question de la trace. Le migran nu, l’étant
métonymique, porte des traces par son corps parce que ce
corps n’est pas un objet contenant un esprit: il est réflexif,
socialement articulé: il fait corps.
Quittant la contre-poétique de l’être,
nous avons donc suivi une contre-poétique de la trace en
découvrant les «chaos de sens» de la filiation
(race, métissage):le racisme apparaît comme un mythe
induit de la société marchande.
Puis d’autres chaos de sens nous appellent
avec le concept d’objet, (radical «créole» de
créolité): dans la créolité, la prédication
et la proclamation sont en amalgame de temps.
Reste enfin le radical «créole»
de (créolisation). La créolisation se définit
comme différentiation et identification. Mais la différentiation
par éléments «hétérogènes»
«irrués», agités comme dans un mouvement
brownien ne génére pas d’invariants symboliques. Les
langues n’apparaîssent pas du chaos des signes, mais de la
faculté de langage.
Néanmoins cette analyse aléthique
de la «créolisation» est une fausse question
puisqu’il s’agit non pas d’un objet conceptuel, ni d’un système
prétendu, mais d’une «offrande», un «Voeu»,
un «rêve» qu’on voit émerger ici et là
dans le Tout-monde, une «prophétie du passé»
renversée en futur.
Avec «l’offrande poétique»,
nous butons contre une limite du questionnement pertinent qui signale
la fin de l’analyse. «L’artiste a besoin d’avoir raison au
moment qu’il pétrit sa création, le scientifique a
besoin de douter, même quand il a prouvé».
La question sur la place de la poésie
dans la connaissance par lequel nous avons commencer cette quête
philosophique reste donc ouverte. Ainsi la poétique de l’Un
n’est pas complète, mais il est heureux que celle de la Relation
ne le soit pas non-plus. Le cas contraire transformerait en la Relation
en Un.
Septembre 1998 |