L'alphabet fut interdit aux esclaves. De terribles punitions, dont
la mort, attendaient ceux surpris à apprendre lire-écrire.
Au jour d'aujourd'hui, même si nous maronnons le syllabaire,
c'est toujours à bonne distance de La liseuse d'un
certain peintre de l'école hollandaise (trop raide, oui taraudante
- toute en reproductions sur les boîtes de chocolats ou les
murs de nos cases). Ecrire ici-là pour les descendants des
déportés des Afriques et razziés d'autres contrées
ne va donc pas de soi, quand bien même l'écrit (journal
de bord ou relations de voyages) accompagnait les actes de la colonisation.
De ce système sans-maman, nous sommes fortifiés par
ses anti-corps: la parole des conteurs, la présence des quimboiseurs
ou la recréation des tambours - ce sont traces, souffles
et chairs de la Relation: le sel des créolités.
De plus, le corps a ses raisons pour ne pas s'offrir
comme une femme-facile aux audaces de l'écriture. C'est qu'écrire
ne se fait pas dans une posture naturelle. Car l'écrivain
semble organiser ses actes dans une pose cadavérique, attaché
qu'il est à un siège, son tombeau si on creuse l'idée.
Oui, la culture mythifie la personne physique de l'écrivain.
Ecrire est un acte contre-nature, d'où son ancrage dans la
culture. Alors, il faut que l'écrivain prenne soin de son
dos (qu'il nage), qu'il prenne soin de ses yeux (chausse lunettes
ou écran protecteur), qu'il sache bien en somme qu'il est
tributaire de son corps. Et de son désir. Ce gros désir
qui le gouverne en douce et le mène en bateau. Puisque, avouez
le, il faut une sacré libido pour écrire Le Capital
ou A la recherche du temps perdu. Ou alors être l'objet
d'insomnies. Ou bien être sous le coup de la sublimation freudienne,
et toutes ces thèses et prothèses, théories
et apories de la question: "pourquoi écrivez-vous?"
Etre écrivain, le devenir, c'est affronter tout cela, y compris
ces coups de téléphones intempestifs où les
amis les plus paindoux deviennent exécrables.
Ecrire à partir du pays-Martinique, c'est
d'abord nouer ces douleurs et cette exaltation que l'on crie inspiration.
L'imaginaire knout-out dans la prestance guindée du français
grammatical-promotionnel et dans le bâillonnement de langue
créole. "Comment écrire dominé?"
C'est à ce questionnement que nous invite
l'écrivain créole Patrick CHAMOISEAU dans Ecrire
en pays dominé. Un ti-brin provocateur pour les uns et
de salubrité publique pour d'autres. Mais de quoi nous entretient-il
dans ce livre, sinon de son parcours singulier associé à
l'humaine condition du pays qui l'a vu naître? On se souvient
d'Antan d'enfance et de Chemins d'école, premiers
jalons des récits du cheminement de la conscience de l'auteur
dont il est une suite.
Un zoïle a pu parler de façon malveillante
à propos de Texaco, primé par le Goncourt1 en 1992, "d'opération commerciale". Or, une oeuvre
d'art n'est pas un don de Dieu mais le travail d'un artisan, d'un
artiste, et ce travail humain, rien qu'humain (une défonce
physique) mérite salaire. Les malparlants rajoutent qu'il
s'agit d'un Prix littéraire français raflé
par un partisan de la souveraineté de la Martinique. Cependant
ils taisent que la richesse, l'accumulation du Capital de la nation
française, et, en particulier, celle de ses ports négriers,
s'est faite sur le dos des nègres soumis à son esclavage.
Si les Békés ont été dédommagés
pour leur perte de main d'oeuvre gratuite lors des soulèvements
d'esclaves en 1848 de l'ère chrétienne (républicaine
et néanmoins coloniale), le restant des nègres n'a
eu droit a aucune réparation, à pièce pardon
à la face du monde. L'argent de la Traite et des colonies
n'a pas servi l'épargne d'une économie nôtre.
Par conséquent, il serait absurde pour un écrivain
de ce tiers-monde dominé de refuser un prix littéraire.
Ils nous le doivent, dirait Frantz Fanon. Nous n'avons pu constituer
aucune richesse émancipatrice2.
Nous n'avons eu droit ni à réparation morale ni matérielle.
C'est la raison-pourquoi nous soutenons (en le lisant, en l'écoutant)
l'auteur de Ecrire en pays dominé, comme jadis nous
soutenions Beauregard ou Marny, pour lui donner force-et-courage
de résister avec nous. On ne marronne jamais seul. Nos "héros"
diabolisés sont supportés par les nègres-bitations
et leurs modernes incarnations: les nègres-fonctionnaires.
C'est dire qu'il n'y a là aucune contradiction. Les soi-disant
marginaux amateurs de zayonn sont les plus atteints par le système.
La force de Chamoiseau c'est - en vigilance -
d'inscrire notre nous-mêmes dans les tourbillons du tout-monde.
Cela, depuis Manman Dlo et la fée
Carabosse où il met en scène l'affrontement des
imaginaires. Puis, avec Chronique des sept misères,
une geste positivant la pulpe de nos existers. Ensuite, avec Solibo
Magnifique, relatant la chute du conteur créole et ses
conséquences. Et, en plus de Texaco, un gros livre
aux bels passages sur l'En-ville, d'autres encore, dont Eloge
de la Créolité, écrit avec ses compères
Jean BERNABE et Raphaël CONFIANT. Tous ces ouvrages fonctionnent
comme un tout organique, un archipel de livres. Le Marqueur de
paroles a aussi pratiqué la bande dessinée, le
théâtre, les scénari, la chanson et ses appétits
envers les arts plastiques sont prometteurs.
On imagine qu'il a pris du fer pour faire accepter
le manuscrit de Ecrire en pays dominé comme les précédents
mis aux normes françaises par le maltraitement de texte des
armées de correcteurs de son éditeur à qui,
jadis, Saint-John PERSE tenta sans succès d'imposer l'italique
pour son oeuvre. Dans ce livre (est-ce un essai ou une tentative
de tentateur de voir se profiler des genres inédits et réaliser
l'abolition les cloisons littéraires?) il pose, comme un
Montaigne, les nouvelles donnes de la littérature-monde auxquelles
sont confrontés les écrivains d'aujourd'hui. Cela
n'a rien à voir avec le tourisme littéraire d'aucuns.
Il est des écritures profondes comme la sienne ou celle de
Edouard GLISSANT ou de FAULKNER qui ne sont pas des tracts ou des
mouchoirs jetables, ils méritent qu'on les fréquente
sans cesse. Ces oeuvres opaques sont de la littérature car
elles ne se donnent pas d'un coup. L'opaque n'est pas l'obscur ou
l'ésotérique. Cela réclame un effort de la
part du lecteur, qui en général veut, comme un colon,
que tout lui soit transparent, diaphane. On peut aimer une oeuvre
d'art sans forcément la "comprendre", la dominer.
Il est difficile pour un lecteur ou les gens de rencontrer l'Autre
sans vouloir le dominer ou le rendre transparent. Il est difficile
d'accepter l'opacité de chaque personne, de chaque peuple.
Le tort des couples est par exemple de vouloir tout se dire et de
s'éplucher l'âme tout de suite. Les divorces et les
Bosnies intolérables viennent de ce sentiment. La tâche
d'un écrivain aujourd'hui est d'inventer un imaginaire capable
de renverser ce rapport détestable à l'Autre.
Que de digressions autour de CHAMOISEAU! Il aurait
fallu aller droit à l'essentiel plutôt que de spiraler
ainsi. Mais la parole déporte et charroie la parole en redondance.
L'oeil en dérade sur Ecrire en pays dominé,
pareillement bute sur une architectonique non linéaire, à
commencer par une sentimenthèque (coups de coeur et d'aphorismes
mêlés) - l'influence de la littérature mineure
plutôt que l'étalage de lectures. Le temps de lire,
on s'aperçoit que ce livre est "héneaurme",
un monstrueux recueil, une collecte de moi. Le moi éclaté.
Diffracté. Moi Colon. Moi Africain. Moi amérindien.
Moi créole.
Pages rêches et suaves. Les plus belles
parmi les plus belles: la présence amérindienne. C'est
peut-être une toute première fois que ce "moi"
là nous apparaît à fleur de texte. "Aujourd'hui,
dessous l'émiettement des langues et des dominations, il
existe un nouvel "organisme" caribéen que nous
ne soupçonnons pas - mais que je sais rêver",
dit le poète. Car CHAMOISEAU est poète, lyrique et
lucide dans le su que "nous affrontons d'innovantes dominations".
Les décrire, c'est déjà proposer par l'écriture
d'innovantes résistances.
L'écriture mue selon l'intention. Louée
ou abhorrée celle de Chamoiseau s'est longtemps posée
comme sa marque originale. On s'est concentré sur le lexique,
les créolismes qu'il emploie, et malheureusement moins sur
la syntaxe qu'il malaxe ou bouscule à tout va, les idées
et les sens en maëlstrom. Depuis Chronique, il est manifeste
qu'il tente - oui, il tente - de s'allier à la dérespectation
pratiquée par les conteurs créoles. Nous sommes loin
des prétentions du style et ses apparats de tiers-mondains.
L'écriture de Chamoiseau est un contre-style, entr'oral et
écrit. Elle est faite de mouvements, de variations, de déséquilibres,
de manquements, de failles. Ni polie ni policée, à
l'opposé des livres léchés et suffisants faisant
système.
Parole archipélique, L'esclave vieil
homme et le molosse illustre la nouvelle théorie poétique
de CHAMOISEAU. La question de l'esclavage y est inscrite dans la
symbolique d'un univers bachelardien de cadences: matières-vivant-eau-lunaire-solaire-la
pierre - les os. Une histoire d'esclavage en offrande cathartique
car "les histoires d'esclavage ne nous passionnent guère.
Peu de littérature se tient à ce propos". L'histoire
d'un vieux nègre et d'un chien féroce - non pas seulement
le combat, mais les affres de ces deux figures qui ont connus, tels
mangoustes et serpents, la Traversée. On ne peut pas mettre
ça en lecture automatique. Assez dire. Ne rien résumer.
Ne pas s'égarer dans l'essence de l'essentiel. Car, à
la question fondamentale sans fond, "le monde a t-il une intention?",
posée à la fin de Ecrire en pays dominé
et en exergue de L'esclave vieil homme et le molosse il ne
sera bien sur pas répondu ô doyen, ô vieux guerrier
universitaire.
Lisez CHAMOISEAU! Surtout, ne vous enfermez pas
dans une lecture silencieuse. Lisez le à voix haute! N'allez
pas conclure devant tant de merveilles, le bec "coué"
par ces histoires, que vous n'êtes qu'un obsédé
textuel. Les lecteurs sont aussi essentiels aux écrivains
que les répondeurs aux conteurs créoles. BORGES pensait
parfois que les bons lecteurs étaient des oiseaux rares,
encore plus singuliers que les bons auteurs. De CHAMOISEAU: fortifie
ta vision intérieure et déploie l'imaginaire à toute.
Manuel NORVAT
SYNTAXE HISTORIQUE CR
Notes 1 Chamoiseau est d'abord
lauréat du Prix Carbet de la Caraïbe. Si Julien Gracq
a refusé le Goncourt, Romain Gary, par la grâce de
son pseudonyme, le reçoit deux fois. Jean-Paul Sartre a refusé
le Prix Nobel de littérature. Peut-on accéder à
ces minauderies et à la mort du sujet quand on a été
hors-sujet, mis hors humanité? Par ailleurs, Chamoiseau est
le second Martiniquais à le recevoir; le premier était
René Maran pour Batouala.
2En 1845 a été créée
la Société Protectrice des Animaux dont l'un des membres
n'est autre que Victor Schoelcher.
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Ed. Gallimard -
1999
ISBN 2-07-040873-6
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