ESPACE CRÉOLE N°9
Revue du GEREC
Notes de lecture

Écrire en pays dominé
L'esclave vieil homme et le molosse

Patrick CHAMOISEAU, un écrivain créole

par Manuel NORVAT
 
Ecrire en pays dominé
Ed. Gallimard - 1997
ISBN 2070740943

L'alphabet fut interdit aux esclaves. De terribles punitions, dont la mort, attendaient ceux surpris à apprendre lire-écrire. Au jour d'aujourd'hui, même si nous maronnons le syllabaire, c'est toujours à bonne distance de La liseuse d'un certain peintre de l'école hollandaise (trop raide, oui taraudante - toute en reproductions sur les boîtes de chocolats ou les murs de nos cases). Ecrire ici-là pour les descendants des déportés des Afriques et razziés d'autres contrées ne va donc pas de soi, quand bien même l'écrit (journal de bord ou relations de voyages) accompagnait les actes de la colonisation. De ce système sans-maman, nous sommes fortifiés par ses anti-corps: la parole des conteurs, la présence des quimboiseurs ou la recréation des tambours - ce sont traces, souffles et chairs de la Relation: le sel des créolités.

De plus, le corps a ses raisons pour ne pas s'offrir comme une femme-facile aux audaces de l'écriture. C'est qu'écrire ne se fait pas dans une posture naturelle. Car l'écrivain semble organiser ses actes dans une pose cadavérique, attaché qu'il est à un siège, son tombeau si on creuse l'idée. Oui, la culture mythifie la personne physique de l'écrivain. Ecrire est un acte contre-nature, d'où son ancrage dans la culture. Alors, il faut que l'écrivain prenne soin de son dos (qu'il nage), qu'il prenne soin de ses yeux (chausse lunettes ou écran protecteur), qu'il sache bien en somme qu'il est tributaire de son corps. Et de son désir. Ce gros désir qui le gouverne en douce et le mène en bateau. Puisque, avouez le, il faut une sacré libido pour écrire Le Capital ou A la recherche du temps perdu. Ou alors être l'objet d'insomnies. Ou bien être sous le coup de la sublimation freudienne, et toutes ces thèses et prothèses, théories et apories de la question: "pourquoi écrivez-vous?" Etre écrivain, le devenir, c'est affronter tout cela, y compris ces coups de téléphones intempestifs où les amis les plus paindoux deviennent exécrables.

Ecrire à partir du pays-Martinique, c'est d'abord nouer ces douleurs et cette exaltation que l'on crie inspiration. L'imaginaire knout-out dans la prestance guindée du français grammatical-promotionnel et dans le bâillonnement de langue créole. "Comment écrire dominé?"

C'est à ce questionnement que nous invite l'écrivain créole Patrick CHAMOISEAU dans Ecrire en pays dominé. Un ti-brin provocateur pour les uns et de salubrité publique pour d'autres. Mais de quoi nous entretient-il dans ce livre, sinon de son parcours singulier associé à l'humaine condition du pays qui l'a vu naître? On se souvient d'Antan d'enfance et de Chemins d'école, premiers jalons des récits du cheminement de la conscience de l'auteur dont il est une suite.

Un zoïle a pu parler de façon malveillante à propos de Texaco, primé par le Goncourt1 en 1992, "d'opération commerciale". Or, une oeuvre d'art n'est pas un don de Dieu mais le travail d'un artisan, d'un artiste, et ce travail humain, rien qu'humain (une défonce physique) mérite salaire. Les malparlants rajoutent qu'il s'agit d'un Prix littéraire français raflé par un partisan de la souveraineté de la Martinique. Cependant ils taisent que la richesse, l'accumulation du Capital de la nation française, et, en particulier, celle de ses ports négriers, s'est faite sur le dos des nègres soumis à son esclavage. Si les Békés ont été dédommagés pour leur perte de main d'oeuvre gratuite lors des soulèvements d'esclaves en 1848 de l'ère chrétienne (républicaine et néanmoins coloniale), le restant des nègres n'a eu droit a aucune réparation, à pièce pardon à la face du monde. L'argent de la Traite et des colonies n'a pas servi l'épargne d'une économie nôtre. Par conséquent, il serait absurde pour un écrivain de ce tiers-monde dominé de refuser un prix littéraire. Ils nous le doivent, dirait Frantz Fanon. Nous n'avons pu constituer aucune richesse émancipatrice2. Nous n'avons eu droit ni à réparation morale ni matérielle. C'est la raison-pourquoi nous soutenons (en le lisant, en l'écoutant) l'auteur de Ecrire en pays dominé, comme jadis nous soutenions Beauregard ou Marny, pour lui donner force-et-courage de résister avec nous. On ne marronne jamais seul. Nos "héros" diabolisés sont supportés par les nègres-bitations et leurs modernes incarnations: les nègres-fonctionnaires. C'est dire qu'il n'y a là aucune contradiction. Les soi-disant marginaux amateurs de zayonn sont les plus atteints par le système.

La force de Chamoiseau c'est - en vigilance - d'inscrire notre nous-mêmes dans les tourbillons du tout-monde. Cela, depuis Manman Dlo et la fée Carabosse où il met en scène l'affrontement des imaginaires. Puis, avec Chronique des sept misères, une geste positivant la pulpe de nos existers. Ensuite, avec Solibo Magnifique, relatant la chute du conteur créole et ses conséquences. Et, en plus de Texaco, un gros livre aux bels passages sur l'En-ville, d'autres encore, dont Eloge de la Créolité, écrit avec ses compères Jean BERNABE et Raphaël CONFIANT. Tous ces ouvrages fonctionnent comme un tout organique, un archipel de livres. Le Marqueur de paroles a aussi pratiqué la bande dessinée, le théâtre, les scénari, la chanson et ses appétits envers les arts plastiques sont prometteurs.

On imagine qu'il a pris du fer pour faire accepter le manuscrit de Ecrire en pays dominé comme les précédents mis aux normes françaises par le maltraitement de texte des armées de correcteurs de son éditeur à qui, jadis, Saint-John PERSE tenta sans succès d'imposer l'italique pour son oeuvre. Dans ce livre (est-ce un essai ou une tentative de tentateur de voir se profiler des genres inédits et réaliser l'abolition les cloisons littéraires?) il pose, comme un Montaigne, les nouvelles donnes de la littérature-monde auxquelles sont confrontés les écrivains d'aujourd'hui. Cela n'a rien à voir avec le tourisme littéraire d'aucuns. Il est des écritures profondes comme la sienne ou celle de Edouard GLISSANT ou de FAULKNER qui ne sont pas des tracts ou des mouchoirs jetables, ils méritent qu'on les fréquente sans cesse. Ces oeuvres opaques sont de la littérature car elles ne se donnent pas d'un coup. L'opaque n'est pas l'obscur ou l'ésotérique. Cela réclame un effort de la part du lecteur, qui en général veut, comme un colon, que tout lui soit transparent, diaphane. On peut aimer une oeuvre d'art sans forcément la "comprendre", la dominer. Il est difficile pour un lecteur ou les gens de rencontrer l'Autre sans vouloir le dominer ou le rendre transparent. Il est difficile d'accepter l'opacité de chaque personne, de chaque peuple. Le tort des couples est par exemple de vouloir tout se dire et de s'éplucher l'âme tout de suite. Les divorces et les Bosnies intolérables viennent de ce sentiment. La tâche d'un écrivain aujourd'hui est d'inventer un imaginaire capable de renverser ce rapport détestable à l'Autre.

Que de digressions autour de CHAMOISEAU! Il aurait fallu aller droit à l'essentiel plutôt que de spiraler ainsi. Mais la parole déporte et charroie la parole en redondance. L'oeil en dérade sur Ecrire en pays dominé, pareillement bute sur une architectonique non linéaire, à commencer par une sentimenthèque (coups de coeur et d'aphorismes mêlés) - l'influence de la littérature mineure plutôt que l'étalage de lectures. Le temps de lire, on s'aperçoit que ce livre est "héneaurme", un monstrueux recueil, une collecte de moi. Le moi éclaté. Diffracté. Moi Colon. Moi Africain. Moi amérindien. Moi créole.

Pages rêches et suaves. Les plus belles parmi les plus belles: la présence amérindienne. C'est peut-être une toute première fois que ce "moi" là nous apparaît à fleur de texte. "Aujourd'hui, dessous l'émiettement des langues et des dominations, il existe un nouvel "organisme" caribéen que nous ne soupçonnons pas - mais que je sais rêver", dit le poète. Car CHAMOISEAU est poète, lyrique et lucide dans le su que "nous affrontons d'innovantes dominations". Les décrire, c'est déjà proposer par l'écriture d'innovantes résistances.

L'écriture mue selon l'intention. Louée ou abhorrée celle de Chamoiseau s'est longtemps posée comme sa marque originale. On s'est concentré sur le lexique, les créolismes qu'il emploie, et malheureusement moins sur la syntaxe qu'il malaxe ou bouscule à tout va, les idées et les sens en maëlstrom. Depuis Chronique, il est manifeste qu'il tente - oui, il tente - de s'allier à la dérespectation pratiquée par les conteurs créoles. Nous sommes loin des prétentions du style et ses apparats de tiers-mondains. L'écriture de Chamoiseau est un contre-style, entr'oral et écrit. Elle est faite de mouvements, de variations, de déséquilibres, de manquements, de failles. Ni polie ni policée, à l'opposé des livres léchés et suffisants faisant système.

Parole archipélique, L'esclave vieil homme et le molosse illustre la nouvelle théorie poétique de CHAMOISEAU. La question de l'esclavage y est inscrite dans la symbolique d'un univers bachelardien de cadences: matières-vivant-eau-lunaire-solaire-la pierre - les os. Une histoire d'esclavage en offrande cathartique car "les histoires d'esclavage ne nous passionnent guère. Peu de littérature se tient à ce propos". L'histoire d'un vieux nègre et d'un chien féroce - non pas seulement le combat, mais les affres de ces deux figures qui ont connus, tels mangoustes et serpents, la Traversée. On ne peut pas mettre ça en lecture automatique. Assez dire. Ne rien résumer. Ne pas s'égarer dans l'essence de l'essentiel. Car, à la question fondamentale sans fond, "le monde a t-il une intention?", posée à la fin de Ecrire en pays dominé et en exergue de L'esclave vieil homme et le molosse il ne sera bien sur pas répondu ô doyen, ô vieux guerrier universitaire.

Lisez CHAMOISEAU! Surtout, ne vous enfermez pas dans une lecture silencieuse. Lisez le à voix haute! N'allez pas conclure devant tant de merveilles, le bec "coué" par ces histoires, que vous n'êtes qu'un obsédé textuel. Les lecteurs sont aussi essentiels aux écrivains que les répondeurs aux conteurs créoles. BORGES pensait parfois que les bons lecteurs étaient des oiseaux rares, encore plus singuliers que les bons auteurs. De CHAMOISEAU: fortifie ta vision intérieure et déploie l'imaginaire à toute.

Manuel NORVAT
SYNTAXE HISTORIQUE CR


Notes

1 Chamoiseau est d'abord lauréat du Prix Carbet de la Caraïbe. Si Julien Gracq a refusé le Goncourt, Romain Gary, par la grâce de son pseudonyme, le reçoit deux fois. Jean-Paul Sartre a refusé le Prix Nobel de littérature. Peut-on accéder à ces minauderies et à la mort du sujet quand on a été hors-sujet, mis hors humanité? Par ailleurs, Chamoiseau est le second Martiniquais à le recevoir; le premier était René Maran pour Batouala.
2En 1845 a été créée la Société Protectrice des Animaux dont l'un des membres n'est autre que Victor Schoelcher.
 

L'esclave vieil homme et le molosse
Ed. Gallimard - 1999
ISBN 2-07-040873-6