Esclavage et perspectives.
L’Abolition jusqu’au profond de nous? L’esclavage et la Traite des
Noirs continuent à faire l’actualité en dépit
des controverses déclenchées par la demande de “réparations”.
Témoin le compte-rendu ci-après d’un colloque
organisé récemment à L’UNESCO… Pour la cinquième année
consécutive, j’ai été très heureux
d’assister à la commémoration de l’Abolition
de l’esclavage dans les colonies françaises depuis
1848. En ce 20 décembre, le colloque a été
organisé conjointement par les Réunionnais
et les responsables de l’UNESCO chargés de “La route de l’esclave”. Sur un thème d’orientation
intitulé cicatrices et métastases, les intervenants
nous ont proposé, comme à l’accoutumée,
un éclairage de grande qualité. Certains à
travers la rigueur méticuleuse de l’historien ou du
linguiste, d’autres par le regard distancié et élévateur
du philosophe, d’autres encore à la façon vivante
de l’écrivain, du psychanalyste, voire de l’artiste.
Honorant le débat de sa présence
et s’exprimant en premier, Monsieur l’Ambassadeur du
Bénin a rappelé que les victimes de l’esclavage
ne se comptent pas seulement parmi les peuples d’Afrique,
mais que c’est l’humanité toute entière
qui en a pâtit. Cependant, lorsque la parole fut donnée
à la salle, la sagesse de ce propos ne trouva point d’écho.
Selon un rite immuable, les premières interventions résonnèrent
d’une indignation légitime devant ces effroyables meurtrissures
des siècles passés, affirmant que la plaie était
toujours vive plutôt que cicatrisée, justifiant
ainsi des mesures de réparations a minima, nettement inspirées
d’autres peuples ayant connu le génocide: il faut
solder les comptes... Voilà cinq ans que j’entends
cette phraséologie récurrente vibrer avec passion
dans un large spectre intégrant la rancœur, l’amertume,
la colère, la souffrance, la rage, le désir de revanche
et parfois, la haine. La haine de son histoire, la haine de sa vie,
de sa détresse, la haine de l’autre, désigné
responsable aujourd’hui encore. Alors j’ai souhaité prendre
la parole à mon tour, pour proposer un témoignage,
visiblement à contre-courant, s’inscrivant dans une
autre perspective, davantage tournée vers l’avenir.
Pour légitimer mon propos, il est nécessaire -je m’en
excuse- que je me présente de façon utile dans le
cadre de notre commémoration.
Originaire de l’île de la Réunion, mes ancêtres
sont venus soit comme esclaves, soit comme travailleurs engagés.
Oui, le fait passe inaperçu car les Indiens étaient
moins nombreux, mais le professeur Hubert Gerbeau a rappelé
la réalité de l’esclavage les concernant. De mon enfance à mon adolescence,
j’ai largement connu les humiliations multiples d’un
racisme quotidien dans notre département d’outre-mer.
Plus tard, alors que j’habitais la Provence en 1995, j’ai
été confronté à la recrudescence soudaine
d’un racisme primaire, suscitée par l’idéologie
d’extrême-droite. Aussi ai-je décidé de
témoigner de notre parcours, de nos souffrances, de nos espérances
en la république, sous la forme d’un livre intitulé
“Réflexions d’un français de couleur”.
Peu après, j’ai découvert
notre drame insulaire, grâce à la commémoration
officielle des 150 ans de l’Abolition. Ayant été
éduqué dans l’admirable “mes ancêtres
les Gaulois”, j’ai pris conscience du silence incroyable
qui avait tenté de murer l’histoire. Alors je me suis
employé à relayer, disséminer cette mémoire
véritable, en d’innombrables débats et conférences,
en interventions auprès des jeunes, lycéens et collégiens.
J’ai souscrit intensivement à ce qu’on a appelé
le Devoir de mémoire, convaincu de son utilité,
tant pour les Réunionnais, souvent assaillis de malaises
identitaires, que pour l’ensemble des peuples concernés
par ces trois siècles d’Histoire. Oui, j’ai eu
plaisir à mettre en pleine lumière le cynisme juridique
du Code Noir, signé par deux Rois de France, et non des moindres.
J’ai observé avec satisfaction l’inversion du
sentiment de honte, passant du descendant d’esclaves au descendant
d’esclavagistes. “La mémoire est la santé
du monde”, affirme l’écrivain Erik Orsenna. J’ai
fait mienne cette conviction et beaucoup de thérapeuthes,
aujourd’hui, soulignent l’importance des mémoires
passées, émotionnelles, résidant quelque part
en nous, inassouvies, et capables d’engendrer divers troubles
et maladies. Au cours de son exposé, M. Douville, psychanalyste,
a raconté une anecdote en ce sens. Si nous passons de l’échelle
individuelle à l’échelle des peuples, je pense
que ce fonctionnement reste parfaitement valide. En conséquence, nul ne conteste
l’intérêt profond de toutes les commémorations
sur l’esclavage, à travers son Abolition. Pourtant
il en résulte un effet paradoxal. Combien d’entre nous,
descendants d’esclaves, ignorions le détail de ces
atrocités et vaquions à nos occupations, jusqu’à
ce qu’un jour ce passé nous rattrape, nous poussant
à parler de plaie vive, de souffrance inextinguible, de réparation
immédiate! Au-delà du choc initial, le risque n’est-il
pas qu’une tendance au martyre s’empare de nous dans
la contemplation de notre souffrance? Après des années de militantisme
assidu au service de la mémoire, j’ai senti cette question
se poser au fond de moi. Je me suis demandé si d’une
certaine manière, je ne devenais pas esclave de l’esclavage?
Si au-delà des chaînes physiques nous n’étions
pas encore entravés de chaînes plus subtiles? Aussi
bien nous les descendants d’esclaves, cherchant réparation
et dénonçant l’iniquité, que les autres,
ayant cherché à se protéger par le silence,
la contre-façon, la manipulation. En voyant mes enfants grandir je me suis
demandé quel meilleur avenir leur apporterait un tel combat,
pétri de rancœur, d’amertume, de revanchisme?
Que peut engendrer une terre nourrie de haine et d’exaspération
contre l’autre, contre la vie, contre le destin?
Le bourreau tue deux fois, dit-on. Alors jusqu’où l’esclavage
nous enchaîne-t-il à notre insu? Je ne peux accepter que l’existence
de faits, perpétrés il y a 3 ou 5 siècles,
puisse déterminer mes émotions comme mes combats d’aujourd’hui!
Je dis déterminer car j’ai l’impression
que notre réaction relève davantage du réflexe,
d’ordre viscéral, émotionnel, telle une pièce
de puzzle qui s’emboîte avec les exactions esclavagistes.
Dans une telle posture, des questions se font jour: Qu’est-ce
donc que notre liberté? Où est notre liberté?
Ne sommes-nous pas des êtres humains, dont la grandeur réside
dans la capacité à s’affranchir de ce genre
de réflexe? Voilà ce que j’aimerais apprendre
à mes enfants. Pouvoir leur dire que si les esclavagistes
nous ont montré l’horreur de penser l’autre comme
instrument servile de son plaisir, de sa fortune, alors nous avons
une grande joie à ressentir l’autre comme
un partenaire dans l’épanouissement, à considérer
la différence de tout autre comme l’expression
plurielle de la vie. Voilà, j’en suis sûr, ce
dont nous n’aurions pas à rougir devant les générations
futures! Puiser en soi, chercher dans sa culture
millénaire, les ressources qui élèvent notre
regard, notre âme, nos actes, plutôt que de perpétuer
sous une autre forme la même idéologie qui conduit
à piétiner l’autre, sans vergogne et
sans scrupules! Œil pour œil rendra le monde aveugle,
répétait le mahatma Gandhi. Indiens, Africains, Amérindiens,
toutes nos cultures regorgent d’une sagesse prête à
nous abreuver. N’y a-t-il pas un paradoxe à revendiquer
notre histoire spécifique en même temps que de s’enfermer
aux seules représentations culturelles de l’Occident? Il ne suffit pas qu’une revendication
se déclare légitime pour qu’elle éclaire
l’horizon de l’humanité. Quel bonheur d’expliquer
à nos enfants que nous aurons vu plus loin que la bassesse
du Passé, que nous aurons cherché essentiellement
ce qui épanouit l’humanité, dans sa totalité,
et non la glorieuse revanche d’un instant illusoire! Dénoncer
et condamner les comportements iniques ouvre les yeux de tous, mais
désigner un peuple d’un doigt revanchiste obscurcit
le ciel de l’humanité. Je suis certain que nombre de Réunionnais
sont en phase avec la sensibilité que j’exprime ici.
Une posture qui nous vaut des frictions régulières
avec certains de nos amis antillais, souvent défenseurs d’une
revendication plus tranchante et radicale. Depuis 1998, nous nous
sommes réjouis que les commémorations nous aient rapprochés
les uns des autres, rompant avec une tradition d’antagonismes
entre domiens s’estimant rivaux. Nous avons vibré de
notre histoire commune, tout en espérant que nos différences
nourrissent un échange fécond, ce que beaucoup ont
accepté spontanément, et même affectueusement.
Par contre, les exemples perdurent où
certains se rendent aux débats organisés par l’amicale
réunionnaise, pour faire la leçon, disons le sans
ambages. Estimant les Réunionnais trop mous, encore trop
dominés par les Blancs, et qu’il leur fallait rejoindre
le combat musclé des Antillais pour vivre le véritable
affranchissement! Non, chers amis, non. Certes les Réunionnais
ont usé timidement de leur liberté, et ils découvrent
peu à peu leur identité. Mais justement, ils ne se
sont pas affranchis de la domination coloniale pour s’inféoder
à une autre! Quelle est donc cette vraie liberté
dont vous parlez qui vous rendrait intolérants à notre
égard?… Ma conviction est claire aujourd’hui,
nos ancêtres attendent de nous une humanité meilleure,
plus digne d’elle-même, leur sacrifice ayant inscrit
secrètement cet héritage au plus profond de nous.
Accepterons-nous de le voir, saurons-nous libérer notre regard?
Quiconque scrute l’histoire à l’échelle
des millénaires s’apercevra que les rôles changent
à volonté, peuples et acteurs revêtent tantôt
le masque du gentil, tantôt celui du méchant,
de l’oppresseur, de la victime. Oui, lorsque nous faisons reconnaître
par une loi que l’esclavage est un crime contre l’humanité,
lorsque nous exigeons que la vérité soit rétablie
dans les manuels scolaires, nous avançons d’un pas.
Il en est qui se plaisent à évoquer, à demi-mots
admiratifs, la similitude avec des peuples victimes qui ont su en
tirer un monceau d’or. A mon sens, lorsque nous comptabilisons
les souffrances pour les monnayer, nous entrons dans le dérisoire,
nous nous enchaînons aux valeurs de la société
actuelle. Il ne s’agit pas de juger ou critiquer, libre à
chaque peuple de choisir sa voie. A l’inverse je souscrits volontiers
aux mesures financières bénéficiant au pays
entier, comme l’effacement de la Dette, tant il est vrai que
la finance mondiale s’est substituée aux colonisateurs
des siècles précédents, tirant volontiers profit
de la servitude en domaine économique. Il est un ultime point que j’aimerais
évoquer. A l’aune d’un militantisme du discours,
adepte de l’argumentation opiniâtre, j’ai constaté
les limites d’une telle action, qui en général
ne touche que les sympathisants à cette cause, de cœur
ou de raison. Combien d’autres restent insensibles à
ce drame, parce qu’ils sont écrasés d’innombrables
problèmes, tels le chômage, le logement, et nourrir
sa famille, ou parce qu’ils ont le “cœur trop dur”
comme on dit, n’ayant que faire de cette mémoire ravivée.
La sévérité de nos revendications glissera
sur eux comme de l’eau sur une feuille de songe,
selon une expression de mon île, et notre colère s’en
imprégnera, se muant silencieusement en exaspération,
puis en haine, au fils des ans. Et l’esclavage n’en
finira pas de diviser les hommes et les peuples… Lorsque je me déplace au quotidien
dans une ville comme Paris, où l’on rencontre beaucoup
de mendicité, j’imagine le caractère décalé
de nos exigences. A celui qui est Français de souche, j’expliquerai
que, par la faute de Louis XIV et Napoléon, la réparation
financière me doit venir d’abord. A celui qui est étranger,
mais Européen, je dirai “Hola, j’ai mon ticket
avant vous, prenez place après moi dans la file d’attente”.
A celui qui est étranger de couleur, j’expliquerai
que je suis prioritaire car mon cas remonte à trois cents
ans, alors que lui vient d’arriver en France… Devant la limites des mots et des discours,
devant la vanité de la parole, quand elle s’imagine
étreindre la réalité, j’apprécie
le message du cœur livré par l’immense artiste
qu’était le violoniste Yehudi Ménuhin. S’adressant
à ceux qui voulaient un changement manifeste dans le monde,
il proposait un conseil de toute simplicité: chaque jour
de votre vie, en toute situation qui vous met face à quelque
brutalité, essayez d’y répondre par la douceur,
et vous verrez le monde se transformer de façon inouïe. Si nous laissons pareils propos nous pénétrer,
ils résonneront avec profondeur, quelque part en nous. Car
l’homme savait de quoi il parlait, loin de toute abstraction
esthétique, loin de toute morale d’inspiration éthique
ou religieuse. Il connaissait bien la souffrance humaine, par son
peuple comme par les autres, se rendant en tous pays, et proposant
la douceur de son art. Tant la musique avait nourri sa propre recherche
de la profondeur humaine, jusqu’à y contempler l’Amour
et la Beauté. N’est-ce pas évident, n’est-ce
pas rassurant? L’avenir est à façonner plutôt
qu’à subir. A nous de choisir la terre dont nous tirerons
la récolte! En parallèle à nos théorisations
et verbiages épars, en contrepoint de nos récriminations
enflammées, voilà ce que peut être notre action
concrète, notre responsabilité quotidienne, dans notre
aspiration - ô combien sincère - à ce que le
monde s’humanise, enfin, et s’affranchisse à
jamais de toute forme d’esclavage. Dominique Ramassamy Auteur des titres suivants:
- “Réflexions d’un Français de couleur
”, Ass. France-Tolérance, 1998 ;
- “Et si nous faisions un monde meilleur?”,
épuisé, 1998 ;
- “Science et médecine: l’audace d’un
nouveau départ!”, Ed Louise Courteau, 2001 ;
- “Un engagement pour l’île de la Réunion:
sur la vie de mon père”, Ed. Opéra, 2001.
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