2003-2004 : 150 ans de présence indienne
en Guadeloupe et en Martinique.

Epître

à Aimé Césaire
à l'occasion de ses 90 ans.
par
Jean-Samuel Sahaï,  
Guadeloupéen d'origine indienne
Nelumbo nucifera

Fleur et fruit de lotus (Nelumbo nucifera) près du lac de
Locarno, Tessin, Suisse.
Photo Luca Palli

  On ne fait rien de bon tout seul!

Jean-Samuel SAHAÏ, né à Pointe-à-Pitre, de parents aux grands-parents d'origine tamoule et hindoustani, est professeur d'anglais au Lycée d'Hôtellerie et de Tourisme du Gosier.

Il plaide pour «un élargissement de la culture qui passe par la reconnaissance, la sublimation non-violente des frustrations des parties minoritaires de la population antillaise.»

En hommage à l'œuvre d'Aimé Césaire à l'occasion de ses 90 ans, et des célébrations de l'arrivée des indiens aux Antilles il y a 150 ans, Jean S. Sahaï lui offre ces lignes.

Porteuses de souffrances non dites, elles témoignent de la quête de respect et de reconnaissance des indiens de Guadeloupe et Martinique, de leur volonté de contribution matérielle et spirituelle à l'édification d'une société antillaise pluri-ethnique, multi-culturelle et «à dominante universaliste».

 

A Aimé Césaire

Vannakam, Gran Nonm!

Salutations de mes aïeux kouli à celui qui naquit nègre parmi des tamouls, en terre de cannes de Basse-Pointe. Dont une noble et effacée mabo-da malabar prit en Madone un soin fertile, car fils porteur d'émancipation de l'être.

Temps, car le temps c’est va qu’il va et nous descendons, temps venu pour que le descendant d'indien kouli de Pointe-à-Pitre fasse tourner flamme, offre arati de mots au maître des mots.

Sobre, mais non point indolent, je lève un doigt, et le vent pris, demande permission de ficher d'un point rouge mon incontinence au fronton des grands mâts océans. Car amère aussi, salée, fut, après, puis ensemble avec vous autres, la sueur des fils et des filles de l'Inde entre cannes fertiles, sabres s'abattant scandés de gueulantes, des heurts d'emprise forcenée du traître maître-destructeur bafouant l'abolition de son crime perpétué.

Oui, le non-dit, la lourde transparence, fit hélas de mon ancêtre le banni au cheveu glissant qu'on halait pour faire pleurer nos filles. Elèves, combien, maigrelets sans-fesse ni force, s'affaissaient sous les tòbòk, cabris émissaires pliant sans casser sous l'insulte de pairs assoiffés de revanche contre un autre cheveu lisse. Pairs de la coupe et de l’attachage, mais résolus à écarter cet autre nez pas fait pour humer le vent du large, écraser des pieds trop fins qui enjambèrent pourtant le monde.

Et je dois dire bien haut, afin que l'on s'entende, en ce lieu dévolu à nous tous, moi fils du point cardinal de la vaste Asie basanée, Kali noire plaquée sur poussière insulaire, héritage encore incomplet d'une cruelle providence: fais, maître, que se taisent, maintenant, les ardeurs canines indophobes! que s'évaporent les relents de crachats essuyés sans envie de revanche d’une manche d’épaule en larmes, mouchés dans un pan de chemise aux boutons arrachés! que cesse l'orduration de mes races par celle qui avait trop subi, trop bavé de par ceux qui nous ont tour à tour fêlé le fond, gâté le sang, crasé l'esprit.

Tu vins pour dire: haut la tête, nègre! et ne pus donc qu'effleurer en passant la souffrance conjointe d'un petit peuple sans héraut, sans grec lettré aux vingt-six signes, mais érudit dans ses langages inventeurs du zéro d’empuissance, aux langues jugulées par le porteur d’épée en crucifix. Nous n'avions pour parer les coups que fragiles pétales de fleurs, rituels mantras de barbarie, rhizomes de curcuma, ou danses simagrées. Oui, pré-judaïques, nous immolâmes cabris, nous frappâmes matalons! Et oui! on nous cracha dessus, on nous tourna en rigolade, en lombrics d’une terre qu'avons aussi bâtie, aimée, adoptée.

Dépôts, vaine attente du bateau de retour, indifférence, opaque transparence, rejet aux oubliettes de la honte, au caniveau et au dalo, rires sous cape et pestifération, qui nous chantera tout cela? Nous n'avons d'autre balade que chantonnement du pousari, cymbales éclatantes, pongal, et gloriole de Maldévilin au sabre brandi.

Puissent donc siècle après siècle, se lever d'autres chantres, d'autres enchanteurs, et chanteurs des souffrances de nous, autres, de la canne à l'oppressoir. Car elle n'a pas pris fin, l'illusion de victoire, ni n'a encore abouti la quête du devenir: unitaire seulement il se pourra.

Le cahier d’un retour aux Indes annulé converge avec celui du chantre. Ils se fondront dans l'universel. Mais, pas avant que les annales ne couchent enfin à haute voix que l'indien noir kouli, malabar venu de l’autre côté de l’Inde ou kalikata à la peau plus blême, n'a pas plus démérité que l'abyssinien.

Mais pourquoi nous fûmes les oubliés de cette noble reconnaissance? Oublié aussi, que nous sommes un double peuple, et la deuxième île, sœur. Que nous avons trimé, été fouettés, battus, corchés.

Ah, faire parler le silence occultant, enrayer le tort d’être l’absent, défenestrer l'oubli déshonorant, dévoiler le faire semblant d'ignorance nourri du tout-va-bien assimilant, ô commotion! Karuks de surcroît, d’emblée fiers aussi, nous nous gâvames de cette belle prose venue de chez voisine, en ravalant au fil des pages notre salive étonnée, puis étouffant l’horreur de notre effacement. Déçus, quoique compassionnés, nous convînmes enfin de ne plus courtiser l’écriture univoque, de salle d’étude en examen, que pour arracher quelque diplôme.

Disons bien: la souffrance cannière, même en ce jour distillée, sirupeuse, ne fut point, hélas, qu'apanage ni sordide privilège des fils d'Afrique torturés jusqu'à la lie par la horde des brigands aux sonnailles d’argent en cassonade.

L’indien aussi et, après les décrets d’abolition, hindou-frère-de-Calcutta, mais surtout tamoul, ourdou ou télougou, se risqua sur Kala Pani, l’eau noire. De la tempête, il fut sauvé par l’oraison coranique à un Nagoumira. Oui, il venait de plus loin encore, rêvant d'espoir, mais envoûté, car emmené pour amarrer la même frêle canne au jus qui saoûla notre histoire, pour la lier, pour prolonger celui que lacer ladite tige avait lassé, tige de canne que le nègre émancipé laissa bas, mais, ô, lacéré à son tour, prisonnier de la plantation. Alors que s’esclaffaient nègres libres et mulâtres, il respirait privé d’identité, apatride sans rôle, jusqu’à ce que se lève pour tous, Maldévilin juriste et audacieux, Sidambarom de Guadeloupe.

Ployèrent ainsi leurs reins de frelons ces fils de l'Inde, souffrirent leurs filles violentées en îles dans la chair, blanchies dans l’esprit. Crièrent jusqu'au ciel, s’écrie leur mémoire euthanasiée, leur souffrance restée non dite, oubliée la nuit dans les rêves de temples et d’eaux sacrées. On en fit des parias, rab pour rats. Honnis par les honnis, affublés de quolibets, dits mangeurs de canins, coulisseurs en bondieuserie pire que vaudou, quimbois, ou chrétien maléfice, renvoyés faire leur coup de trottoir errant. Mais, dites merci: ayant vite oublié le pourquoi du comment sur les bancs de l’école laitière et les prie-dieu d’hiver, ils vivotèrent repliés, raseurs de murs, renfouissant, somatisant en maladies pour fin de vie, ravalant, penauds, dociles, bien élivés, aussi juste qu’elle eût pu être, toute volition de frappante vengeance.

Or, l'enfoui, le non-dit, sourd comme eau de source qui doit jaillir. Pour porter fruit, la graine du mango doit se briser la coque, le germe de la vie doit se faire loquace.

J'assume le discours en double chicote de haine, comme j'assumais l'oubli. Inconsolé, mon sourire est parfois triste, et mon regard d’enfant perdu. Mais je suis là pour rester ici. Car plus lointaine qu'Afrique encore reste l'Inde des miens, et se perdirent ses langues mères parmi la fausseté de nos vérités, notre aliénation de multipliant palmé, aux prises avec lianes à mentir médiatique, école omissionnaire.

Si je hausse le ton, ce sera juste le temps d'une méprise à corriger, d'un menton qui se relève, de cicatrices qu'on érasera ensemble, en chœur de chorale. Le temps de l'ouverture d’un troisième œil, de la saisie du regard communiant, reconnaissance de peine commune, respect gagné entre frères. Car moi l’indien sans plume ni flèche, du Nord bien vert ou bien de Saint-François, de Capesterre ou de Port-Louis, je veux, bâtir notre citadelle atlantique. Je n'ai que faire d'une guerre fratricide entre fils bâtards ou réchappés. Je sublimerai plutôt ma rage en chant d'espoir, en bhajan, nâdron, veena, moudra. Cathartiques, nos danses et musiques me porteront dans cette lutte qui ne tue point, car je nous vois, je nous veux, tous gagnants.

Le grand cri nègre! Cri kouli, cri universel! Tu le poussas si fort qu'il nous pénétra tous. Mais, sache: il me pétrifia aussi. Prose poétique, ô, je l'entendis bien, jubilée par maints maîtres d'école et gens sevrés de mon histoire propre. Je me souvenais, dans une inconfortable amertume, sans moyen pour me délivrer l'esprit de cette tristesse, que le petit-fils de l'esclave resté ensanglanté n'avait pas pu saisir, et les poètes le lui avaient-ils seulement intimé, que vu le pressoir à vesou rouge, notre Afrique à tous est aussi Inde en nous. Et tout le reste du damnage.

Et donc notre fier frère d'enfer nous malmenait. Il nous riait, il nous poussait, il nous bourrait, il nous halait, il nous soucrait. Il nous jirait notre manman, il nous pilait, nous malauventrait et envoyait aux chiottes. Parfois, il nous incinéra, nous encenseurs, dans ses conciliabules de cour d’école.

Un son non frappé, un mot clairement dit: je veux passer quémande encore pour que toujours naisse et renaisse le chantre. Il faudra ensemble, en phalanges serrées face au vent scélérat, avec le syrien, le saintois, le poitevin aussi, lier la langue des fausses gens bien, quelle qu’en soit la souche, leur épicer la bouche de vrai colombo, mango vert, piment fort, cari de toutes nos plaintes exacerbées. Exacerbées, puis sublimées. Car artistes, et gens de cœur, nous serons. Et puisqu’on nous oublia, que cela fit si mal, chanterons à l’unisson la peine de tout un chacun, et non plus que la mienne.

Un chantre universel, une main aux doigts fermés en poing, oui, mais l'autre en anjali moudra! Que chacune de nos tribus, lassées de tribalisme et de violence à l'arme blanche, offre les yeux au grand soleil unique, avant qu'il ne s'éteigne sur nous!

Et je saurai, oui je le crois, et veux l'entendre dire en clair pour que se rouvre mon oreille coquillandée, que tu t’écrias bien au nom de tous les damnés, fustigeant d’un trait de plume toute l’étendue de l'oppression, fût-elle madras déchiqueté en quadrature multicolore.

Ave, et Vannakam, Césaire aimé ! Éïa !

Jean-S. Sahaï
Contact
 

 

 

Réponse de M. Aimé Césaire à l'auteur,
inscrite en dédicace d'un dictionnaire anglais-tamoul,
et transmise par M. Jean-Marc Césaire, son petit-fils :
 

à Jean-Samuel Sahaï

Pour vous dire que nous sommes tout à fait d’accord…
Je pense qu’il faudrait enseigner le tamoul aux Antillais.
Bien entendu entre autres langues.

Cordialement,
(signé) Aimé Césaire
Fort-de-France
26 juin 2003.
 


 

Je veux  dire le combat contre tout ce qui opprime l'homme

Le combat contre tout ce qui écrase l'homme
Le combat contre tout ce qui humilie l'homme
Où qu'il se trouve
Et que dans ce combat là
Chaque peuple quelque petit qu'il soit
Tient une partie du front
Donc en définitive est comptable
D'une part même infime
De l'espérance humaine.
- Aimé Césaire 

Photographies, extraits, voix, du Maître.

 

NOTA:
  Le GEREC-F a mis en place il y a 5 ans le DULCC-tamoul à côté de celui de créole. Les cours ont été assurés par le Pr Loganadin Saminadin de Pondichéry, dont le GEREC a publié la méthode avec cassette audio.
 
  Un Conseil Guadeloupéen pour la Promotion des Langues Indiennes existe, voir ici.
 
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Kouli
 
 
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