Kréyol Linivèsité

 

Stratégies communicatives d'enseignement du créole martiniquais en contexte exolingue

 

par Manuella ANTOINE

 

Depuis une dizaine d’années le GEREC-F, puis actuellement le CIRECCA, proposent, sur le campus de Schoelcher, des cours d’initiation et de perfectionnement au créole martiniquais destinés aux locuteurs non créolophones. Mais en 1999/2000, c’est une population hétérogène composée de stagiaires natifs et non natifs qui s’est présentée.

Des modules répartis selon deux niveaux leur ont été proposés:

  • un module A composé de trois ateliers (A1, A2, A3) pour l’initiation au créole (laboratoire d’écoute, grammaire, graphie et lecture)
  • un module B constitué de trois pôles (B1, B2, B3) pour le perfectionnement à la langue créole (laboratoire d’écoute, expression orale, atelier d’écriture).

Parallèlement des cycles de conférences sur des thèmes aussi variés que littérature et la culture créoles, … leur étaient offerts.

Par ailleurs, les participants avaient la possibilité de choisir un enseignement à la carte. Le plus souvent ils se sont inscrits à au moins deux ateliers. Certains ont participé à deux modules en même temps.

Cette fois, avec une population d’apprenants hétéroclite au niveau linguistique, l’occasion était donnée comme le souligne P. DAHLET, de dépasser «l’affrontement en face à face créole-français».

Toute classe de langue étrangère par définition est un espace de contacts de langues.
Comment les formateurs vont-ils donc mettre en scène le contact du créole et du français?
Vont-ils opposer les deux langues ou au contraire les rapprocher?
Vont-ils tracer des frontières de langues ou au contraire chercher des ponts de compréhension entre les deux langues?

Nous tenterons de répondre à ces questions en observant les pratiques d’enseignement des trois intervenantes aux cours de créole martiniquais de la session 1999/2000 afin de mettre en évidence quelques-unes de leurs stratégies communicatives d’enseignement.

Définissons d’abord ce que l’on entend par communication exolingue, puis avant de d’aborder les différentes stratégies de communication observées, nous présenterons les différents formateurs qui animent les cours de créole martiniquais.

Selon M.T. VASSEUR, «la communication exolingue […] désigne le vate domaine qui recouvre les formes et modes de communication verbale et non-verbale entre interlocuteurs ne pratiquant pas la même langue, que ces langues soient proches ou totalement étrangères».

Un tel contexte a poussé chacune des formatrices à réfléchir sur leur vécu et leurs connaissances du français et créole martiniquais afin que les stagiaires eux-mêmes soient prêts à investir leurs propres connaissances et leurs compétences.

Lors du 11ème Colloque FOCAL qui s’est tenu en avril 1999, M. CAUSA ouvre sa conférence en précisant qu’en classe de langue étrangère, «l’enseignant élabore des stratégies d’enseignement en fonction de son public, de l’image qu’il s’en fait, et aussi de la langue qu’il enseigne».

Précisément, les trois enseignantes qui animaient ces cours sont issues du cursus Langues et Cultures Régionales mis en place à l’Université des Antilles de la Guyane. Toutes trois possèdent au moins une maîtrise de Langues et Cultures Régionales option créole et sont d’origine martiniquaise. De même chacune a eu l’occasion de vivre en France, qui pour leurs études, qui pour raisons familiales. Et d’une façon générale, l’équipe des formatrices est à l’aise dans la pratique et la connaissance du créole et du français. Mais pour enseigner le créole à un population composée de locuteurs natifs et de locuteurs non-natifs, elles ont dû privilégier une langue d’enseignement.

D’aucun pourrait dire que les cours de créole martiniquais ne s’inscrivent pas tout à fait dans la rubrique formation en langue étrangère dans la mesure où certains participants sont créolophones à part entière. Nous maintenons que ces cours sont envisageables en termes de classe de langue en étrangère compte tenu de la démarche des participants.

Les stagiaires non-natifs ont conscience que le créole est une langue qu’il connaisse mal. C’est l’une des raisons majeure de leur inscription au cours de créole martiniquais. Certains, bien que résidant depuis plus de dix ans sur l’île se sont rendus compte d’eux-mêmes que cela ne leur a pas permis d’intégrer la langue créole alors qu’au départ certaines de ses similitudes avec la langue française, notamment au niveau lexical, leur laissait penser que cela s’effectuerait avec facilité.

Les stagiaires natifs, eux aussi, rencontrent des difficultés d’approche de la langue créole, alors qu’ils la parlent au quotidien. Notamment, ils se sont vite rendus compte qu’il est extrêmement difficile de se pencher sur sa propre langue. Cependant, dès les premières séances de formation, aucun d’entre eux n’a manifesté de comportement autoodique.

Ainsi, les deux groupes de participants, à défaut de parler les mêmes langues, partagent un même élan de curiosité vis-à-vis de la langue créole compte tenu de leurs problèmes communs à l’appréhender même s’ils ne se sont pas du même ordre. Pour les uns, il s’agit de partir à la découverte d’une autre culture par le biais de la langue; pour les autres, c’est l’occasion de s’interroger sur ce que leur langue et leur culture véhiculent comme richesses.
D’une façon générale, c’est donc dans un contexte d’ouverture que les cours ont pris place.

La motivation acquise, chacune des formatrices a tenté de tenir de la façon dont chacun des stagiaires active les mécanismes des langues qu’il emploie.
Les locuteurs non-créolophones ont découvert d’eux-mêmes qu’apprendre une langue ce n’est pas singer l’expression d’un locuteur créolophone. En effet, aucun locuteur natif, quelle que soit la langue envisagée, ne parle la totalité de sa langue.
Par contre, les locuteurs créolophones se sont vite rendus compte qu’ils ont encore plus d’une facette de leurs langues à découvrir.

Les enseignantes des cours de créole martiniquais ont donc retenu pour forger leur enseignement, en l’appliquant aux modules d’initiation et de perfectionnement au créole martiniquais, la définition de J.P. CUCQ selon laquelle la grammaire serait «le résultat d’une activité heuristique qui permet à l’apprenant de se construire une représentation métalinguistique organisée de langue qu’il étudie» .

Il s’agissait alors d’éviter d’apporter des réponses toutes faites aux stagiaires mais plutôt de les inciter à réfléchir sur le fonctionnement de la langue créole. L’objectif essentiel consistait à leur faire découvrir de par eux-mêmes les régularités de cette langue. Pour cela, il fallait utiliser le répertoire grammatical des stagiaires afin qu’ils prennent l’initiative de formuler et de reformuler de leur propre chef les règles de fonctionnement du créole. En même temps, il fallait aussi offrir aux apprenants des activités de repérage, de classement et de réemploi afin qu’ils découvrent les règles de la langue créole.

Rappelons avant d’aller plus loin que 40% des stagiaires sont des locuteurs exclusivement francophones. Aussi, pour le module d’initiation c’est la langue française qui a été retenue comme langue d’enseignement. Par contre, concernant le module de perfectionnement, c’est surtout la langue créole qui est employée. Mais dans un cas comme dans l’autre les enseignantes ont recours aux deux langues au cours de leurs interventions.

Dans un tel contexte exolingue, quelles sont dont les stratégies communicatives d’enseignement observées?

Selon la notion abordée, les formatrices ont très peu employé la langue créole. On parle alors de stratégie de réduction formelle. Dans ce cas, elles adaptent leur discours au niveau linguistique et à la capacité de décodage des stagiaires :

Exemple 1:

F < Quel est l’élément central de la phrase?
A < Le verbe.
F < Voici des phrases en créole : «I byen, I koutja». Où sont les verbes?
A < …
F < Observe bien la phrase ! Où est le sujet?
A < C’est «i».
F < Bien! Maintenant, il ne reste qu’un élément pouvant jouer le rôle d’un verbe. Lequel?
A < «Byen», «koutja».
F < Mais est-ce que ces mots sont des verbes?
A < Pas vraiment, ils n’ont pas d’infinitif …>.

Les enseignantes le plus souvent ont veillé à ce que les discours produits par les stagiaires mettent en jeu les fonctions communicatives liées au créole et vues en cours. Elles adoptent alors une stratégie de réduction fonctionnelle.

Exemple 2 :

F < Mésyézédam bonswè … Dlo ka monté mòn?
A < Koko >.

Quand la situation est propice, les enseignantes dirigent les apprenants vers la forme créole correcte ou voulue à l’aide d’expression telles que «on peut dire /on ne peut pas dire» , «il est plus courant de dire que …/ il est plus rare de dire que …». Elles utilisent alors une stratégie de réduction métalinguistique.

Exemple 3 :

F < Comment dit-on bruit en créole?
A < Je sais, je sais : bwi .
F < Il n’y a pas d’autre mots?
A < …
F < Un mot en cinq lettres, commençant pas un «d»
A < «débwi»
F < Un mot en cinq lettres, commençant pas un «d»
F < Mais non, on ne dit pas ça en créole. Mais tu as raison, ça commence par «dé».Dé …mmh ! …
A < Ah, oui ! dézòd .
F < Bien !>

A l’opposé de toutes ces stratégies de réduction, les formatrices ont aussi alterné stratégie d’amplification et stratégie contrastive.
C’est d’ailleurs surtout dans l’apprentissage et le perfectionnement du vocabulaire du créole que la stratégie d’amplification est utilisée. Cette fois, les animatrices du cours présentent un mot en mettant en exergue les relations lexicales qu’il entretient avec l’ensemble des termes de la langue créole. Elles peuvent aussi reformuler une notion à l’aide de paraphrases. Ainsi pour permettre aux stagiaires de mémoriser le sens en créole, les enseignantes nomment la chose (relation chose à signe), puis la définissent ( signe à signe) en employant des informations déjà connues par la salle. Pour finir, elles la présentent ans une situation familière (l’exemple).

Exemple 4 :

F < Comment dit-on un chat en créole?
A < An chat!
F < Et une chatte?
A < …
F < Dans la nature, la chatte est la femelle du chat. C’est ce critère que le créole va utiliser pour spécifier le sexe de l’animal à quelques exceptions près. On dira donc … an fimèl chat .
A < An fimèl chat.
F < Et une chienne?
A < An fimèl chyen, alors>.

Pour le module Initiation c’est un moyen pour les enseignantes d’anticiper tout obstacle à la compréhension [J.L. ALBER et B. PY , 1985 ; DE PIETRO, 1988]. Par contre pour le module Perfectionnement c’est l’occasion pour elles d’initier les stagiaires à la finesse de la langue créole en leur en montrant les nuances.

La dernière stratégie communicative d’enseignement observée est la stratégie contrastive. Cette fois, les trois animatrices des cours de créole mettent en rapport les systèmes linguistiques partagées par le groupe c’est-à-dire globalement, le français, le créole et l’anglais. Elles s’emploient alors à relever les points communs et les différences des trois langues en partant de l’une d’entre elles.

Exemple 5 :

F < Comment appelle-t-on en français la construction «le chien de la voisine»
A < C’est un groupe nominal avec un complément du nom.
F < En effet, vous pouvez constatez que le nom complément «voisine» est mis en relation avec le nom complété «chien» par un petit mot. Il s’agit de quoi?
A < …
F < Une préposition. Il existe plusieurs prépositions en français qui vont jouer ce rôle: en (la robe en soie), à (le bateau à vapeur). Comment cela se passe-t-il en anglais? Quelqu’un le sait-il? Qui sait?
A < The neighbour’s dog.
F < Effectivement, cela est possible parce que le complété est une personne. Quand il ne s’agit pas d’une personne, l’anglais fait comme le français en utilisant la préposition «of». Et cela donne, par exemple, pour «le bol du chien» : «the bowl of the dog». Et bien en créole, pas besoin de préposition et peu importe s’il s’agit d’une personne ou non. Le complément est mis directement en relation avec le complété. On aura une structure de type: complément suivi du complété. A vous de jouer! Alors, que donne le chien de la voisine?
A < Chyen vwazin-la >
F <Bravo !>.

Toute langue peut donc participer à l’éclairage d’une autre langue. Et toute erreur est vécue comme une faute intelligente.
Cela permet au non natif de reconstruire un système de communication autre que le sien, en l’occurrence celui du créole martiniquais.
Par contre cela permet au natif de gérer son bilinguisme, en mettant en évidence ses connaissances et en lui faisant percevoir les contradictions internes de certaines de ses productions. Il va ainsi dissocier ce qu’il a pris l’habitude d’amalgamer ou de rapprocher.

D’une façon générale, l’équipe des enseignantes s’est rendue compte que les stagiaires ne cessent de multiplier les calculs analogiques et ont tendance à généraliser les procédures les plus opératoires à leur sens. Et toutes reconnaissent qu’il n’existe pas de stratégies-miracles communicatives d’enseignement. Chaque stratégie participe de la bonne transmission des savoirs en langue créole. En milieu exolingue comprenant des locuteurs créolophones, les cours de créole semblent répondre au proverbe créole «silon van , latjé poul panché».
Cependant, la perspective de la mise en place d’un prochain C.A.P.E.S. de créole incite plus que jamais à dresser un panorama des différentes stratégies communicatives d’enseignement utilisées.