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 Guiyàn

 
Risques sanitaires menaçant les Indiens Wayampi & Emerillon
(Guyane française)
 

par Pierre Bau,
Médecin territorial de Camopi, de septembre 1999 à janvier 2000, pour la DDAAS de Guyane, Cayenne
3 rue de l’Estrapade, 75005 Paris, France, courriel, tel : 01 46 33 81 82

 
 
Je remercie mes amis Wayampi et Emerillon. Et pour leur soutien : H. Masse (Préfet de Guyane), J.L. Sarthou (Directeur de l’Institut Pasteur de Cayenne), A. Talarmin, P. Delattre (chef du service de pédiatrie, Cayenne), Dr Pradinaud (chef du service de dermatologie, Cayenne), Dr Bruneteau (Gendarmerie Nationale), L.Penep. Pour leurs conseils : Stéphanie & Dominique, Hélène. Pour avoir relu ce texte : P. & F. Grenand (ethnologues, Lacito-CNRS, IRD), O. Puijalon (Institut Pasteur de Paris), C. Rogier (Institut de Médecine Tropicale du Service de Santé des Armées), Pr G. Larrouy. Pour la fabrication des cartes : Béatrice de Baleine.
 
« - Et que sont devenus les Indiens ? disais-je.
- Les Indiens, reprenait notre hôte, ils ont été je ne sais trop où par delà les Grands Lacs.
C’est une race qui s’éteint ; ils ne sont pas fait pour la civilisation : elle les tue. »
Tocqueville, « Quinze jours dans le désert américain » 1860
 

Le présent article est une version très abrégée d’un Mémoire de Capacité de Médecine Tropicale pour l’UFR de Médecine Cochin-Port Royal. Je l’enverrai à ceux qui m’en feront la demande par e-mail. Ce mémoire n’est pas une enquête mais un journal de bord. Parlant de santé, il se base sur l’excellente définition de l’OMS : «la santé est un état de bien-être physique, psychique et social».
Population concernée: celle de la commune de Camopi dont j’étais le médecin territorial. Cette commune regroupe Camopi et tout le territoire en amont sur les rivières Camopi et Oyapock. De Camopi à Trois Sauts, il faut 2 jours de pirogue à moteur, elles sont toutes à moteur aujourd’hui ; il y a 20 ans il fallait trois semaines à la pagaie. Haut-Oyapock: défini ici comme l’amont de Saut Kwachitambé (cf. carte de 1962), c’est la portion de l’Oyapock protégée par l’arrêté préfectoral qui réserve l’accès aux personnels militaires, enseignants & sanitaires, les touristes étant donc exclus.

Bien-être physique

«A ce que m’ont dit mes témoins, il est rare d’y voir un homme malade ; et m’ont asseuré n’en y avoir veu aucun tremblant, chassieux, édenté, ou courbé de vieillesse (…) ils ont grande abondance de poisson et de chairs qui n’ont aucune ressemblance aux nostres» Montaigne «Essais» Livre I, 31, 1580

«Les sauvages de l’Amérique, habitans en la terre du Brésil, nommez Toüoupinambaoults, avec lesquels j’ay demeuré et fréquenté familierement environ un an, n’estans point plus grans, plus gros, ou plus petits de stature que nous sommes en l’Europe, n’ont le corps ny monstrueux ni prodigieux à nostre égard : bien sont-ils plus forts, plus robustes et replets, plus disposts, moins sujets à maladie : et mesme il n’y a presque point de boiteux, de borgnes, contrefaits, ny maleficiez entre eux.» Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, 1578

Absence du neuropaludisme chez les Amérindiens, présence chez les Brésiliens

  • Chez les Amérindiens, l’incidence est nulle sur mes 4 mois de présence et sur les 2 années précédant mon arrivée (0/1050 = 0). J’ai observé 3 neuropaludismes, tous chez des Brésiliens: 2 étaient garimpeiros (orpailleurs, c’est à dire chercheurs d’or), 1 était boucher à Villa Brasil. Hélas le nombre de garimpeiro est inconnu… Je suis donc incapable de calculer l’incidence du neuropaludisme chez eux.
  • Le 21 décembre 1999, ses camarades déposent sur un dégrad (débarcadère) de Camopi un garimpeiro allongé et comateux puis, comme d’habitude, s’enfuient aussitôt dans leur pirogue à pleine vitesse, de peur d’un contrôle de gendarmerie, on sait seulement qu’ils viennent de la rivière Sikini, affluent d’aval envahi de nombreuses barges de garimpeiro en situation illégale puisqu’en territoire français (cf. carte). Le malade est brancardé jusqu’au centre de santé. Le frottis sanguin montre des trophozoïtes de P. falciparum. Une fois sorti du coma grâce à la quinine, l’homme reste tout le jour assis au bord de notre lit d’hospitalisation, il est sur le qui vive, il a peur, il ne répond pas à mes questions «Como esta ? Ta melhor ? Ta bom ?».. La nuit tombée il guette la rivière. Est-ce la peur d’une vengeance ? De s’être fait voler ses papiers ? Son or ? Sans doute d’être emprisonné au poste des gendarmes français, puis refoulé. Tout le monde sait que la frontière est une passoire facile à refranchir, tout le monde sauf peut-être lui, anxieux de voir filer la chance, pour s’en retourner battre la semelle dans les rues de Macapa… Le lendemain matin il a disparu.

Discussion

Comment expliquer cette différence entre Amérindiens et Brésiliens ?

  • 1° hypothèse : biais de recrutement : improbable, certes la région est tropicale, mais c’est un département français d’où antipaludéens de récente génération et gratuits, soins gratuits : il est quasi impossible qu’un neuropaludisme survienne chez un Amérindien sans que le médecin en soit informé, car un malade grave est toujours vite amené en pirogue jusqu’au médecin.
  • 2° hypothèse : l’hypothèse génétique; pour la tester il faudrait comparer Amérindiens, Caucasiens et métis, quand les uns et les autres descendent des Andes vers l’Amazonie.
  • 3° hypothèse : une prémunition acquise dans l’enfance par les Amérindiens mais pas par les garimpeiros ayant grandi au Sud du Brésil ou en ville (cf. l’exemple des milliers de colons installés en 1763 à Kourou par Choiseul et qui furent décimés par les fièvres) .
  • 4° hypothèse : protection croisée avec le P.Vivax
  • 5° hypothèse : la large diffusion de moustiquaires épaisses chez les Amérindiens : elles sont faites en drap épais et non en voile. Elles ne sont jamais imprégnées.
  • 6° hypothèse : le temps de veille nocturne, les Amérindiens se couchent tôt, peu après le soleil, sauf les soirs de cachiri, alors qu’une barge de garimpeiros peut travailler toute la nuit.
  • 7° hypothèse : le diagnostic & traitement précoce des accès palustres ; comme n’importe où, l’auto-traitement existe mais est-ce avec des plantes ? Avec la chloroquine ? Avec l’halofantrine ? Cette dernière est, pour les Amérindiens gratuite au centre de santé; pour les garimpeiros, en vente libre mais extrêmement chère…Il faudrait une étude sur ce sujet. Je précisais que les villages émerillon les plus en amont sont à 1 heure de pirogue du centre de santé : c’est proche pour un coma fébrile mais c’est loin pour un banal accès de fièvre : on ne venait pas me voir pour cela de si loin.

Pourquoi sur le Haut Oyapock, presque tous les Amérindiens utilisent-ils les moustiquaires ?

  • 1° hypothèse : ils les utilisent contre la fraicheur des nuits en forêt équatoriale (alors qu’à Cayenne ou en brousse africaine la chaleur nocturne rend toute moustiquaire insupportable)
  • 2° hypothèse : contre les chauve-souris
  • 3° hypothèse : contre les regards : les moustiquaires assurent l’intimité du dormeur ou du couple.
  • 4° hypothèse : le niveau de vie (allocations familiales et RMI) des Amérindiens leur permet d’acheter la toile épaisse et ornée de motifs qu’ils cousent pour faire leurs moustiquaires

Incidence modeste des anémies

  • Données: numérations-formules sanguines de 36 femmes enceintes, pratiquées au cours de l’année 1999 au Laboratoire Départemental d’Hygiène de Cayenne : 8 sur 36, soit 22,22 %, sont anémiées (hémoglobine < 11 g/dl)
  • Résultats: voici ces résultats du Haut Oyapock comparés à la proportion d’anémie dans les pays en développement et les pays développés en 1980 (DeMaeyer):
     
      Haut Oyapock Pays endéveloppement Pays développés
    femmes enceintes 22,22% 59 % 14 %
    femmes 15-49 ans   47 % 11 %

     
  • Discussion : si une population est indemne d’anémie, c’est a priori qu’elle est indemne de tous les facteurs ferriprives, à ce sujet les Indiens du Haut Oyapock:
    • pêchent tous les jours, chassent souvent, or le poisson contient, comme la viande, des fibres musculaires actionnées par la myoglobine qui (comme l’hémoglobine) possède un fer facilement absorbé par l’intestin (Doyle)
    • ne consomment aucun des aliments qui inhibent l’absorption du fer : thé, café, maïs, riz, haricot, farine complète, sorgho, aliments riches en calcium (lait, etc.) (DeMaeyer)
    • multiparité : à Camopi, les femmes de moins de 30 ans prennent la « pilule » et ont rarement plus de deux ou trois enfants ; ce n’est cependant pas le cas à Trois Sauts

Par contre la prévalence de l’ankylostomiase est de l’ordre de 60%, il s’agit cependant de la variété Necator americanus, qui serait dix fois moins hématophage que Strongyloides stercoralis mais cela est controversé.

Il est triste de voir un Amérindien, qui doit partir chasser pour nourrir sa famille, demander aux gendarmes de bien vouloir lui prêter un fusil ! La pêche est une activité quotidienne. On commencerait à aller acheter en face à Villa Brasil du poisson congelé.

La menace du SIDA

  • Aucun cas encore détecté chez les Amérindiens du Haut Oyapock. Le système de surveillance repose sur le dépistage chez les femmes enceintes, le sérodiagnostic est assuré par le laboratoire départemental d’hygiène.
  • Un cas a été dépisté chez une péripatéticienne brésilienne de Villa Brasil en 1998, venue spontanément au Centre de Santé de Camopi demander le dépistage. Lorsqu’elle revint et apprit le résultat, sa réaction fut le déni, elle répéta que le résultat était faux; peu après elle avait quitté la région.
  • Le Brésil est l’un des pays du monde les plus touchés par le Sida. La littérature médicale brésilienne étudie surtout les populations des états développés du Sud ou bien les Indiens contactés. Mais nettement moins les millions de caboclo (métis) et pas les derniers Indiens non contactés.
  • En Amazonie brésilienne : deux cas de Sida ont été publiés en 1998 (Domingues) chez deux jeunes femmes amérindiennes près du Surinam, dans un village de 707 Amérindiens, où la prévalence des MST était élevée et dont un habitant était mort du Sida dans la période 1983-1996. Une autre étude a montré que les facteurs prédictifs des MST chez les Indiens Kaiapo au Brésil étaient : les voyages vers la ville, les routes, l’exploitation forestière ou minière, l’apparence esthétique, l’éducation sanitaire, la délimitation des réserves (Tanaka). Si l’on regarde Camopi avec ces critères, c’est inquiétant : la ville (Villa Brasil) n’est qu’à 5 minutes de pirogue sur la rive d’en face ; ses prostituées n’ont ni éducation sanitaire, ni dépistage et sont fréquentées par les Indiens de la rive française ; c’est une base d’exploitation minière : chercheurs d’or qui violent continuement la zone protégée par l’arrêté prefectoral ; nouveau facteur de risque : l’installation d’un contingent militaire brésilien.

Bien-être psychique

Joie à Trois Sauts, Tristesse à Villa Brasil

  • 1. Trois Sauts évoque à merveille une scène du vieux Bruegel, ou l’atmosphère d’un village gaulois mythique, on y rit, boit, ripaille, sans que cela empêche d’aller chercher de quoi nourrir sa famille. Les enseignants sont exemplaires, seul bémol observé : une personne qui tend à distribuer des bonbons aux enfants malgré les recommandations répétées d’ une Indienne Palikour : «Tu leurs abîmes les dents et tu leur apprends à mendier».
  • 2. le bourg de Camopi est le quartier administratif où se regroupent les 15 métropolitains en une communauté qui apparaît parfois comme un isolat coupé des 700 amérindiens de Camopi, coupure regrettable puisque l’on sait que les conflits internes sont classiques dans une petite communauté humaines isolée, cela a été bien décrit sur les vaisseaux spatiaux.
  • 3. les hameaux de Camopi rappellent Trois Sauts, malgré l’accès à la culture télévisuelle et la proximité de Villa Brasil
  • 4. Villa Brasil: c’est à mon retour que j’ai lu l’admirable « Tristes Tropiques ». Longtemps je n’en avais connu que le titre et m’étais interrogé sur le sens. Pourquoi «Tristes Tropiques» ? Peut-être un résumé des innombrables «Villa Brasil» semés à travers le continent américain ? Claude Lévi-Strauss, comme Darius Milhaud, a nommé une œuvre plus tardive: «Saudades do Brasil». Ni «allegria» brésilienne; ni douceur de vivre indienne, réelle ou rêvée par eux même comme elle l’est par les explorateurs venus d’ailleurs; ni la «saudade», nostalgie du cinquième empire; mais tristesse parce que Villa Brasil est un de ces villages de pionniers, outposts, villes de la frontière, où, comme l’explique cet Américain interrogé en 1831 par Tocqueville, la civilisation tue les Indiens. Tristesse parce que Villa Brasil avait un habitant il y a trente ans, dix il y a cinq ans, cent aujourd’hui et demain sera peut-être, telle Macapa, une ville champignon de 100 000 habitants avec ses favellas où ils vivront déchus. Tristesse parce qu’à Villa Brasil tout est laid: constructions à la petite semaine annonciatrices de ghost town, planches vite et mal ajustées contrairement aux carbets indiens, œil brillant des commerçants versant les alcools forts aux Indiens qui en attendent aujourd’hui la force magique d’un cachiri d’ordre supérieur, puis dans quelques années l’oubli de leur dégringolade.
    «En comparant les primitifs aux maîtres de la Renaissance et les peintres de Sienne à ceux de Florence, j’avais le sentiment d’une déchéance: qu’ont donc fait les derniers, sinon exactement tout ce qu’il aurait fallu ne pas faire ? Et pourtant ils restent admirables. La grandeur qui s’attache aux commencements est si certaine que même les erreurs, à la condition d’être neuves, nous accablent encore de leur beauté» Lévi-Strauss, «Tristes Tropiques».

Contacts des Amérindiens avec les chercheurs d’or brésiliens (garimpeiros)

Un document écrit par un garimpeiro lors de la ruée vers l’or dans l’Etat du Rondonia de 1984 à 1990 parle de la cocaïne : «Il faut que je me rende à l’évidence: maconha, ou coca, mes ouvriers ne sont pas les derniers à absorber leur dose journalière (…) tous les prétextes sont bons pour l’évasion (…) le rêve concentré en poudre n’est pas cher, même pour un opérateur. La drogue circule partout sur le fleuve. Chaque drague est capable de fournir une reposition (…) on peut aussi s’en procurer sans difficulté dans les bars» Francis Pauly «O Garimpeiro» 1991. L’armée brésilienne les a chassés du Rondonia mais ils écument maintenant Guyane française (sur l’Oyapock, la Sikini, le Maroni), Surinam et Venezuela. Le Brésil est le deuxième consommateur mondial de cocaïne après les USA. Souvent liés à des affaires de drogue ou passionnelles, les meurtres ont été hebdomadaires voire quotidiens à Villa Brasil même ! Malgré l’installation à Villa Brasil depuis début 1999 de l’armée brésilienne pour calmer le jeu, on m’amena un jour un garimpeiro gravement blessé à coups de machette par sa propre épouse, il avait trois plaies pénétrant jusqu’à la boite crânienne et aussi larges que la tête… Le crack, forme bon marché de la cocaïne, déjà courant à Cayenne (comme à La Martinique, La Guadeloupe, Rio de Janeiro, etc.) vient d’arriver à Saint-Georges de l’Oyapock.

Suicides

Au cours de l’année 1985 une dizaine de suicides ont eu lieu dont celui d’un enfant de douze ans. Cette horrible épidémie suivit de peu l’arrivée d’un magnétoscope et de cassettes vidéo de série B, apporté par des métropolitains qui s’ennuyaient le soir sans télévision, et invitaient les amérindiens à regarder. Cette période correspondait aussi à l’arrivée des premiers garimpeiros (Beltoise).

Bien-être social

Boom démographique & Planning familial

La population totale du Haut Oyapock (Wayampi & Emerillon) est passée de 181(1962) à 1050 (1999), répartis en 250 Emerillon et 800 Wayampi. Il y a croissance démographique, à l’instar des Amérindiens du Surinam, ou du Brésil (passés de 100 000 en 1960, à 350 000 aujourd’hui). Mais si cette croissance se poursuit, sols et les rivières risquent d’être trop pauvres; abattis, cueillette, chasse et pêche ne permettent d'entretenir que des groupes humains peu nombreux dont la densité ne dépasse pas un habitant par kilomètre carré. Le planning familial rencontre un grand succès à Camopi, nettement moins à Trois Sauts.
«Pourquoi protéger, soigner, aider une population à l’expansion démographique si l’on n’associe pas parallèlement sa sauvegarde culturelle et son équilibre économique ?» Brigitte Dillies Flautre, Bilan sanitaire d'une communauté amérindienne du Haut Oyapock (Guyane), Thèse de médecine 1985 Rouen
«Bon nombre de nos hommes (…) ne peuvent plus chasser, ne trouvent pas de travail et sont donc dans l’impossibilité de subvenir aux besoins de leur famille ; ils n’ont rien à faire. Une femme par contre peut toujours fabriquer des ouvrages en perle qu’elle vendra aux touristes, poser pour ces mêmes touristes le long de l’autoroute ou encore être femme de ménage dans un motel» Mary Brave Bird-Crow Dog, «Femme Sioux» chapitre XV, Ed. Albin Michel, 1993

L’Alcool

Ivresse festive traditionnelle (alcoolisme aigu)
«Toute la journée se passe à dancer. Une partie des femmes s’amuse cependant à chauffer leur breuvage, qui est leur principal office.» Montaigne, Essais, Livre I, 31, 1580
Fort curieux des Amérindiens, Montaigne rencontra et devisa à Rouen avec trois d’entre eux. Aujourd’hui encore les femmes passent une partie de la journée à tirer du manioc le breuvage qui, sur l’Oyapock a pour nom « cachiri » et titre entre 2 et 3,5 degré d’alcool. Il existe chez les Amérindiens du Haut Oyapock une culture de l’ivresse, valorisée et recherchée pour ses effets euphorisants et conviviaux, bien décrite et analysée comme ciment de la vie sociale (Grenand). J’ai souvent observé l’état d’ivresse, mais pas d’ivresse pathologique: hallucinatoire, délirante, convulsivante, coma éthylique. En 4 mois, il n’y eut pas moins de 2 accidents de pirogue graves, tous deux provoqués par l’alcool, et nécessitant une évacuation sanitaire de nuit grâce à l’hélicoptère Puma de l’armée de l’air. Les Amérindiens, sur toute l’étendue du continent américain, sont très alcoolophiles et ceci ne date pas de l’arrivée des Européens : le «Manuscrit Badianus» et «L’histoire de la Nouvelle Espagne» du Frère Bernardino de Sahagún décrivent les problèmes que posaient l’abus de boissons alcoolisées chez les Aztèques (Calderón Narvaez).

Passage de l’ivresse (alcool traditionnel) à l’alcoolodépendance (alcool fort des Blancs)
Le cachiri (mot pris au sens de boisson) titre environ 2 à 3,5 degrés, mais l’Oyapock vit une époque où, dans les cachiri (mot pris au sens de fête) peuvent circuler, passées les premières heures, des bouteilles d’alcools forts titrant 50°… faciles à acheter avec les revenus sociaux (allocations familiales et RMI). Comment ne pas penser au destin des Indiens d’Amérique du Nord ?
Je ne crois pas qu’il existe de dépendance au cachiri, mais cela mérite d’être vérifié. Par contre, j’ai vu quatre cas de dépendance à l’alcool. Pour l’instant la situation est encore «en retard» sur celle des réserves d’Amérique du Nord où les Cheyennes comptent 60% d’alcooliques dépendants (Krier).
«Combien de fois (…) n’avons nous pas rencontré d’honnêtes citadins qui nous disaient (…): Chaque jour le nombre des Indiens va décroissant. Ce n’est pas pourtant que nous leur fassions souvent la guerre, mais l’eau de vie que nous leur vendons à bas prix en enlève tous les ans plus que ne pourraient faire nos armes. Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer partie de ses richesses.» Tocqueville «Quinze jours dans le désert américain» 1860
«Ici, hommes et femmes boivent car, étant sans emploi, ils n’ont rien d’autre à faire. La pauvreté est inimaginable: tout le monde a recours à l’aide sociale ce qui ne suffit pas pour vivre. Il n’y a aucune occupation si ce n’est passer les uns chez les autres et se soûler.Sur la réserve la plupart des accidents mortels sont dus à une conduite en état d’ivresse, principale cause de mortalité, bien avant les maladies cardiaques et le cancer réunis. Quelques uns se tuent en buvant du «Montana gin» un mélange mortel de Lysol, un antiseptique, et d’eau qui devient très en vogue sur certaines réserves indiennes (…) sans argent ni travail, les hommes étaient complètement démoralisés et, périssant d’ennui, se soûlaient à mort» in «Femme Sioux» chapitres I & II
«Sur la réserve les jeunes drogués(…) inhalent de l’essence ou du White Out, ce liquide blanc que l’on utilise pour effacer les fautes de frappe: ils mettent la bouteile en plastique plongent la tête dedans ; une adolescente en est morte après être restée dans le coma pendant plusieurs semaines (…) Toutes les sales cochonneries qui cicrculent à New york, Chicago ou Los Angeles finissent par arriver sur la réserve» in «Femme Sioux» chapitre XIII

L’alcoolisme comme facteur de malnutrition infantile par négligence parentale a été décrit en Guyane sur le fleuve Maroni chez les enfants amérindiens des villages proches du Bourg de Maripasoula, alors que les villages plus isolés sont moins atteints.

Conclusion

Joachim Panapuy, chamane Emerillon, est un personnage haut en couleur. Invité aux USA il y a plusieurs années, ébahi de voir des «compatriotes» en blouson clouté sur des motos Harley-Davidson, s’est exclamé : «Mais ! Ce ne sont pas des Indiens ça !». Ecartelé entre tradition et évolution, il a quitté Saut Kwachitambé (cf. carte de 1962) dont il était le dernier habitant - un chamane vit souvent à l’écart du groupe - pour Camopi afin que ses enfants puissent aller à l’école. Publiquement il a exprimé le souhait, en tant que parent d’élève, et en tant que chamane fantasque habitué à faire rire, que tous les écoliers soient habillés de blue-jean. Il n’a choisi aucun successeur.
Un beau jour de l’été 1998, excédés de se faire voler pirogues et moteurs, les Indiens de Camopi ont pris leurs vieux fusils de chasse et sont partis attaquer Villa Brasil. Ce fut un échec. La Guyane est entourée par l’énorme masse démographique brésilienne, vague que la forêt elle-même n’arrête plus. Le phénomène de «frontière», de «front pionnier» destructeur des Amérindiens perdure aux Amériques, qu’il y ait défrichement forestier ou non. Le respect de la forêt amazonienne et de la biodiversité est souhaitable mais doit aller de pair avec le respect de l’ethnodiversité.

Résumé

1 – OBSERVATIONS

  • La santé physique de cette population est correcte comme cela est décrit depuis Jean de Léry et Montaigne; peut-être grâce à l’apport protéino-ferrique de la pêche et de la chasse.
  • Cependant la santé physique est menacée par le Sida et par la dégradation de la santé psychique & sociale, dégradation si rapide sur le Haut Oyapock qu'une action urgente serait souhaitable, avant bidonvilisation, clochardisation et implosion culturelle déjà accomplies chez les Amérindiens du Bas Oyapock (Indiens Palikour) ou bien en Amérique du Nord, où, par exemple, les Cheyennes comptent 60 % d’alcooliques dépendants et chez qui, à l’alcool, s’ajoutent toutes les toxicomanies possibles : crack, colle, laque pour cheveux, héroïne etc.
  • Les 4 problèmes de santé publique se divisent en 2 problèmes nouveaux avec les garimpeiro pour vecteur : toxicomanies (alcoolodépendance, crack) et Sida et 2 problèmes anciens: dysenteries du nourrisson et caries dentaires.

2 – CE QUI SERAIT SOUHAITABLE

  • Que soient reconnues comme priorités de santé publique: toxicomanies, Sida et eau/sanitation (eau de pluie incluse). L’incidence du neuropaludisme semble faible, celle des anémies modeste, cela mérite confirmation.
  • Que les prostituées du Bas Oyapock (Oiapoque et St Georges de l’Oyapock) bénéficient d’un programme Sida.
  • Que soit entreprise une enquête sur l’étiologie des dysenteries, une autre sur la qualité de l’eau de pluie recueillie à domicile.
  • Que soient respectés (comme c’est de plus en plus le cas au Brésil) ceux des Amérindiens qui ne souhaitent pas le contact, ce qui impliquerait comme beaucoup le désirent, de geler les projets de poste et de piste d’atterrissage à Trois Sauts.
  • Que soit suivi l’exemple de l’Etat d’Amapa (Brésil) où les Wayampi ont obtenu l’autonomie, le bilinguisme dans leurs écoles et centres de santé, le respect de leur terres et de leur culture. Ils vivent sans revenus sociaux (RMI, etc.). Or les facteurs d’alcoolodépendance en Guyane ou en Amérique du Nord semblent être : disparition de la chasse et des autres repères culturels, leur remplacement par des revenus sociaux.
  • Que le Brésil fasse à Villa Brasil, ce qu’il a fait dans l’Etat du Rondonia: stopper toute activité des garimpeiros.
  • Que soient abolis la lettre -et si c’est possible l’esprit- de l’arrêté municipal à St Georges de l’Oyapock qui interdit le port du vêtement amérindien. Ce type d’interdiction a disparu au Brésil.
  • Que le recrutement des métropolitains s’inspire notamment de la police montée canadienne.
  • Que la documentation soit disponible sur le terrain (Amérindiens, gendarmes, personnel éducatif et médical), et promeuve la transmission orale (en wayampi, émerillon, français).

Bibliographie

Elle est très riche mais méconnue. J’ai pu réunir environ 250 références panamérindiennes : Indiens du Brésil, Venezuela, USA, Canada etc. Je les enverrai à ceux qui m’en feront la demande par e-mail.
LILACS (Literatura Latino-Americana e do Caribe em Ciencias da Saude) est une base de données bibliographique médicale latino-américaine, elle mériterait d’être mieux connue et utilisée via le site www.bireme.br par les médecins tropicalistes, y compris ceux d’Afrique et d’Asie.
Mots-clés: Amérindien, Amazonie, Guyane - Autochtones (Canada) - Indios (portugais) - Indians, South American (anglais)

Pierre BAU

1962

en fait la route Macapa-Oiapoque n’existait alors probablement pas
les Wayampi du Brésil existaient mais ces cartes n’en donne qu’une localisation approximativ
 

2000

les garimpeiros arrivent facilement par la route jusqu’à Oiapoque, puis ils remontent
en pirogue l’Oyapock, la Sikini et la Camopi (malgré l’arreté préfectoral de 1971)