Il n’existe presque pas dans toute la littérature haïtienne d’œuvres à connotation mystique qui font autorité. A part celles du poète Etzer Vilaire, de Carl Brouard ou de Magloire Saint-Aude, ils sont rares les écrivains haïtiens dont la poésie a pour rôle de “traverser” les ténèbres, de faire face à la lumière ou de gagner les limbes absolus des esprits. Pourtant l’œil divin dans la poésie de Réginald O. Crosley, médecin chrétien protestant de l’église baptiste, vivant à Columbia (Maryland, U.S.A.), n’est pas d’une moindre importance, car celui-ci soulève la passion des préoccupations mystiques qui, depuis l’enfance, lie l’auteur aux “grands transparents”. Si la poésie des Immanences (1988) demeure une quête de l’absolu, du moins l’incarnation du Verbe à la parole, le Verbe s’est également fait chair en relisant ces “vers dorés” de Réginald O. Crosley:
“Sur cette marche du temple
La mer se faisait enfance”
(La mer, p. 13)
“Et la mer maternelle m’offrait des arcs-en-ciel.”
(La vallée de larmes, p. 16)
La mer? Cette matrice de l’Univers créée par Dieu lui-même. Et nous consentons à ce que:
“Au commencement était le Verbe,
Et le Verbe était en Dieu,
Et Dieu était Verbe.
Ceci existait dès le principe en Dieu.”
(Évangile selon Saint-Jean)
Ce principe en Dieu, de Dieu, n’est que la révélation de “l’Esprit divin qui est en nous [et qui] ne fait partie de nous, ou plutôt ne nous rend partie de lui, qu’au moment de notre parfaite justification. Cet esprit nous quitte quand nous fermons les yeux de notre intérieur à sa lumière et revient lorsque nous ouvrons les yeux; il est la vie de l’âme” (Eliphas Lévi). Le poète Crosley, chrétien à toute épreuve, auteur de l’évangélique essai intitulé The second coming of Christ may be postponed again (1991), ne fait que grâce au mystère du péché originel.
“Adam contemple son œuvre: la mort!
Et telle une onde
Elle tue le globe entre ses noeuds.”
“Adam pleure!
Vainqueur des charniers, des puanteurs
Le nouvel homme règne dans ses mystères enfantins.”
(La vallée de larmes, p. 15 et 17)
Visionnaire, le poète, en bon mystique, sait naturellement maudire la présence maléfique de ces lémures qui peuplent la nature invisible, du moins l’Amérique des “avares vêtus de bénéfices”.
“Fantoche des archanges amateurs de calembours!”
“Oh! L’ivresse de ta genèse, larve de lémuriens!”
(Visionnaire, p. 21)
“Je plains ces affameurs
Suzerains des microbes profiteurs,
Créateurs de créanciers buveurs de spleen.”
(Portrait, p. 23)
L’homme-poète, “galérien des navires du bonheur”, est ici décrit avec fracas et originalité par Réginald O. Crosley:
“Galérien des navires du bonheur
Mange le zéro
Ce singe de l’Absolu
A la frontière de la formule!”
“Poète, usurier des sublimes énergies,
Brûle ta bouffarde de bourrée de tabac inspirateur!
Broyeur des visions intérieures
Quêteur des regards au ciel mortuaire,
...........
Amant des vagues d’effroi........”
(Le sens, p. 27)
L’au-delà de la “science des Mages,” cette partie de l’Univers impénétrable par les profanes, n’est pas du tout étranger à l’auteur des Immanences. D’ailleurs, il l’a admis clairement:
“Chers malheureux assiégés d’au-delà!
Béliers invétérés de la barrière cosmique,
Je connais le sentier étranger aux faîtes balistiques,
...........
J’ai le mot de passe réclamé par les cerbères...”
(Le sens, p. 29)
Le poète Crosley cite souvent les saints noms de la Bible (Adam, Eve, Abraham, Esaïe, Abel, Christ, etc) ainsi que les noms de certains lieux historiques comme Golgotha, Gomorrhe, Jérusalem, Galilée, Mont des Oliviers, Tibet, Babylone. Chercherait-il à obtenir “la grâce [qui] est nécessaire à l’âme pour vivre d’esprit et servir Dieu qui est Esprit”? Car le poème intitulé Que tu sois la chose immaculée est d’une tendresse et d’une beauté qui fait souvenance et rappelle les Cantiques des cantiques de Salomon.
“J’aimais la Gémellaire
Au visage de chèvre penchée parmi les limbes.
J’étais des fougères du ciel dévonien
Brûlées par les Andes naissantes
Me revoici forêt primaire!”
(Que tu sois la chose immaculée, p. 68)
De plus, la signification des titres de l’ouvrage Immanences ainsi que de ses chapitres: Les chandeliers, Que tu sois la chose immaculée, Hymnes cosmogoniques, traduit l’immense préoccupation du poète qui est celle d’une poésie “d’incarnation et d’absolu, quête de plénitude à transcender le naturel, l’humain et le cosmique”. Le nom Immanence en lui-même, qui est un dérivé du nom hébreu Imma signifiant mère, se dit de tout “ce qui est contenu dans la nature d’un être, qui ne provient pas d’un principe extérieur”. Donc ce livre, si l’on se soumet à son titre, est la révélation de l’esprit divin qui habite le poète chrétien protestant qu’est Crosley.
Dans la kabbale chrétienne primitive, écrivait Éliphas Lévi, “on a substitué le fils à la mère, pour écarter de l’idée divine tout ce qui rappelle le subjectif et le passif. En effet, considéré comme providence ou comme mère, Dieu est toujours actif. En lui, dit le Zohar, il n’y a pas de côté gauche; toutes les idées que rappelle la femme, à part ses tendresses maternelles, doivent être écartées de la conception de Dieu. D‘ailleurs, ici la chair n’est rien, tout est esprit et vérité”. Mais la notion de l’unité que recherche le poète des Immanences en tant que poète chrétien protestant ne rejoint sûrement pas les vieux dogmes de l’église orthodoxe ou de la tradition chrétienne primitive. Son livre Immanences est peut-être l’image hiéroglyphique de cette mère divine que les Kabbalistes appellent Imma, et que le poète conçoit dans le principe comme l’origine ou le “commencement de la chose engendrée”, c’est-à-dire de toutes choses. Imma-nences est donc pour le poète et pour nous “le côté féminin du Verbe fait chair”. Le poète par la parole, sa parole, participe alors à la réhabilitation de l’image de la femme et révèle ainsi le caractère cabalistique de sa poétique. Quelle (sa femme) soit la chose immaculée! Ainsi doit être également compris le mystère de l’Assomption de Marie, la mère de Jésus.
CONCLUSION
Deux autres poètes haïtiens, à notre connaissance, en l’occurrence Anthony Phelps avec Rachat (1953) et ses Points Cardinaux (1966), et Gérard V. Etienne avec son Dialogue avec mon ombre (1972), ont souvent fait allusion dans leurs écrits à la chose biblique sans pour autant élaborer de plein pied une poétique du sacré propre à leurs œuvres. Ce fut également le cas de Jacques Brault, poète québécois, qui, avec ses Poèmes des quatre côtés (1975), n’y a rien soulevé de mystérieux ou de mystique à part le titre donné à son ouvrage. Cependant, le nombre “quatre” qui est celui du signe de la Croix rejoint par contre les multiples litanies d’Anthony Phelps dans Rachat (1953) à propos du Christ. Quant au poète Gérard Etienne, ses nombreuses invocations hébraïques trahissent ses rapports privilégiés avec le Judaïsme et ce, depuis les années 70. Une étude plus approfondie entre ces deux derniers auteurs (Phelps et Etienne) en considération des différents rapports et correspondances retrouvés dans leurs œuvres serait de toute importance. Car cette poésie du sacré, mystérieuse ou mystique décelée chez Crosley nous porte à reconsidérer l’œuvre du poète haïtien en général. Immanences (1988) de Réginald O. Crosley est une pièce poétique de belle envergure.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Etzer Vilaire: Années tendres (Tome 1), Poèmes de la mort (Tome 2), Nouveaux poèmes (Tome 3), G. Barral, Coll. “des poètes français de l’étranger”, Paris, 1910; Albert Messein, Paris, 1919.
Carl Brouard: Pages retrouvées, Panorama, Port-au-Prince, 1963.
Magloire Saint-Aude: Dialogue de mes lampes suivi de Tabou et de Déchu, Première Personne, Paris, 1970.
Réginald O. Crosley: Immanences, CIDIHCA, Montréal, 1988.
Anthony Phelps: Points Cardinaux, Holt, Rinehart et Winston, Montréal, 1966.
Gérard V. Etienne: Dialogue avec mon ombre, éd. Francophones du Canada, Montréal, 1972.
Jacques Brault: Poèmes des quatre côtés, Noroît, Montréal, 1975.
Dr. Réginald O. Crosley: The second coming of Christ may be postponed again, Vantage Press, New York, 1991.
Fabre d’Olivet: Les vers dorés de Pythagore, 4 e éd. Chacornac, Paris, 1923.
Eliphas Lévi: La clef des grands mystères, Alcan, Paris, 1923.
Eliphas Lévi: Cours de philosophie occulte, Sélect, Montréal, 1982.
Abbé Julio: Le livre secret des grands exorcismes et bénédictions, Bussière, Paris, 1984.
Roi Salomon: Cantique des cantiques (traduit de l’hébreu par Pierre Thomas du Fossé en 1689), poème hébraïque, Mille et une nuits, Turin, 1994.
Ghislain Gouraige et al.: Littérature et société en Haïti, CIDIHCA,
Montréal, 1987, pp. 69-77 (voir la reproduction du poème Rachat d’A. Phelps).
Réginald O. Crosley, poète et alchimiste du Verbe
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