La langue créole, à l’instar de toute autre
langue, ne dispose que de deux types de recours en matière
d’expansion lexicale. Le premier, relevant partiellement du
principe général de l’économie linguistique
(et peut-être aussi intellectuelle) n’est autre que
l’emprunt. Ce dernier phénomène est essentiel
dans le jeu des processus interlinguistiques, puisque l’on
estime qu’il n’y a pas de communauté linguistique
qui n’ait eu recours à l’emprunt dans son histoire.
Ainsi, dès 1917 Schuchardt soulignait-il, dans le cadre de
la théorie de la «mixité des langues»,
que «le mélange traverse tout le développement
linguistique; il intervient entre langues distinctes, entre parlers
proches, entre langues parentes et langues non parentes, qu’il
s’agisse de mélanges ou d’emprunts, d’imitation,
d’influences étrangères (…)» (p.
522). Dans la lignée de Schuchardt, Paillard (2000: 15) précise
donc que «les contacts entre peuples, de quelque nature qu’ils
soient, expliquent que chaque langue comporte une frange d’origine
étrangère».
En épargnant un effort de création propre, l’emprunt
se trouve aux antipodes du second recours contribuant au développement
lexical qu’est la néologie. Celle-ci, contrairement
à la première, participe de l’évolution
intralinguistique en sollicitant les processus autorégulateurs
du système linguistique considéré; ces processus,
désormais plus connus de nos contemporains sous les appellations
de «matrices lexicogéniques» (cf. Tournier, 1993)1
ou «règles de construction des mots» (cf. Corbin,
1987)2, sont ainsi mis en œuvre
afin de générer des formes, des fonctions, des sens
nouveaux.
Le rapport entre emprunt et création lexicale peut ainsi
se définir comme un rapport scalaire dont le premier pôle
se contente de proposer une désignation créole reproduisant
la désignation étrangère équivalente
et le second pôle s’emploie davantage à trouver
une désignation créole qui décrive le concept
traité. Aussi, si l’emprunt a dès le début
été conséquent en créole, les dérives
du processus l’amenant peu à peu de l’emprunt
aménagé (aménagement de la forme et éventuellement
du sens) à l’emprunt intégral (importation de
la forme et du sens sans modification significative), c’est
en partie comme une réaction à cette dérive
qu’est né l’élan néologique créole.
1. L’emprunt: généralités
L’emprunt est un phénomène si habituel et
indispensable dans les langues que Bruidant3
objecta jadis que le latin est devenu une langue morte du jour où
il a cessé d’emprunter (1980: 59). Ce processus, dont
l’importance n’est plus à démontrer, continue
de poser un certain nombre de problèmes théoriques
et descriptifs que nous tacherons de rappeler succinctement avant
d’évoquer le domaine créole proprement dit.
1.1. Cadre théorique général
Dans le Dictionnaire de linguistique édité
sous la direction de Jean Dubois, l’emprunt est ainsi défini:
Il y a emprunt quand un parler A utilise et finit par intégrer
une unité ou un trait linguistique qui existait précédemment
dans un parler B et que A ne possédait pas; l’unité
ou le trait emprunté sont eux-mêmes appelés
emprunts (Dubois et all., 1973: 188).
Cette définition, mettant en scène un échange
ou transfert linguistique d’un «parler» vers un
autre «parler», ignore de fait les échanges entre
une langue et les éventuels dialectes ou patois qu’elle
comprend; or les transferts linguistiques ne sont ni exclusivement
des échanges se faisant entre deux parlers (ou langues) distincts,
ni même d’un niveau linguistique vers un même
niveau (langue vers langue, dialecte vers dialecte, patois vers
patois). Il est bien connu, par exemple, que le français
a beaucoup usé des emprunts dits «internes» en
intégrant nombre de lexèmes issus du picard (caboche,
canevas…), du normand (brioche, carlingue…), du franco-provençal
(chalet, génépi…), etc; le français,
langue commune qui englobe ces différents dialectes et patois,
a donc procédé à des emprunts à l’intérieur
de son propre domaine linguistique4.
Nous avons alors affaire ici non pas à une immigration, mais
à une migration interne (selon les termes de Jean Bernabé,
1982: 102).
En ce sens, la définition de l’emprunt qu’offre
Louis Deroy (1956: 18) paraît plus pertinente que celle de
Dubois et al. L’emprunt serait ainsi «une forme d’expression
qu’une communauté linguistique reçoit d’une
autre communauté». Précisons néanmoins
que la notion de communauté linguistique doit être
ici entendue non au sens labovien, c’est-à-dire non
pas comme «un groupe qui partage les mêmes normes quant
à la langue» (Labov, 1976: 226)5,
car cette acception présente l’inconvénient
de ne pas prendre en compte la composante varationnelle ou dialectale.
Il faut plutôt l’entendre au sens de Marcellesi et Gardin
(1974: 146)6, c’est-à-dire
l’envisager comme «un ensemble de groupes
sociaux et linguistiques qui ont chacun leur système de normes
mais qui entrent tous dans la constitution d’un ensemble de
systèmes de normes socialement hiérarchisés
et gravitant autour d’un système de normes dominant».
L’existence de sous-communautés linguistiques étant
posée, il convient alors de compléter la définition
de Deroy (op. cit.) en précisant que l’emprunt est
une forme d’expression qu’une communauté ou sous-communauté
linguistique reçoit d’une autre communauté ou
sous-communauté, mais aussi le processus par lequel se fait
cet échange. On notera à cet effet que l’une
des formes prisées de l’emprunt est le calque, lequel
suppose un processus de traduction: on emprunte non pas une forme,
mais un sens d’une langue A que l’on fait correspondre
à une forme sémantiquement équivalente de la
langue B emprunteuse. C’est par le biais du calque, par exemple,
que le créole a formé krey-apiyaj (fr. groupe
de pression), anchouké (fr. enraciner), mandianniz
(fr. mendicité) ou encore istwa-kout/istwè-kout
(angl. short story).
1.2. Emprunt et étymologie
Etudier le processus de l’emprunt dans une langue A consiste
à établir la provenance immédiate d’unités
lexicales ou de traits linguistiques reçus par l’intermédiaire
d’une langue B. Cependant, il n’est pas dit que les
unités lexicales ou traits linguistiques empruntés
à la langue B soient propres à celle-ci, car cette
dernière peut elle-même les avoir reçus d’une
tierce langue C, et ainsi de suite. En ce sens, le processus de
l’emprunt ne reflète pas nécessairement l’étymologie
et vice versa. L’étymologie étant la science
dont l’objet est de reconstituer l’évolution
des mots en remontant à l’état le plus anciennement
accessible (étymon), retracer l’étymologie d’un
mot consiste à établir son origine profonde, sa filiation.
Si donc une langue A reçoit un lexème d’une
langue B et que B a elle-même reçu ce lexème
de C, la chaîne s’arrêtant à C, le passage
direct de C à B ou de B à A constitue un cas véritable
d’emprunt, mais le passage indirect de C à A ressort
du domaine étymologique. Si l’on considère le
mot chiklé (chewing gum), l’on peut remonter
jusqu’à un étymon aztèque tzietli.
Mais cet étymon reflète-t-il pour autant un emprunt
créole à l’aztèque ? Eu égard
à l’histoire des Antilles et de l’Amérique
latine, il paraît bien plus vraisemblable que le créole
ait emprunté le dit lexème à l’espagnol
chicle, lui-même l’ayant emprunté à
l’aztèque: chiklé serait donc un emprunt
à l’espagnol d’étymologie aztèque.
Nombreux sont en réalité lexèmes créoles
qui, rentrés dans l’usage par le biais du français
notamment, reflètent une étymologie toute autre (latine
principalement). On note, entre autres:
Lexie créole |
Langue d’emprunt |
Etymon |
Ké
|
fr. Quai |
gaul. Caio |
Kou |
fr. Coup |
gr. Kolaphos |
Kou |
fr. Cou |
lat. Collum |
Tomadoz |
angl. Tomatoes |
azt. Tomatl |
Bagas |
fr. Bagasse |
esp. Bagazo |
1.3. Emprunt et diachronie en créole
Les créoles guadeloupéen et martiniquais, que l’on
qualifie techniquement de créoles à base lexicale
française, sont des langues qui tirent l’essentiel
de leur lexique de la langue française. Pour autant, si l’on
considère l’histoire de la langue créole dans
les Antilles, l’on peut éprouver une certaine réticence,
légitime à notre avis, à parler d’emprunt
dès le départ, à considérer, comme le
professeur Bernabé (1982: 98), que « l’emprunt
est véritablement consubstantiel aux processus de créolisation
à quelque étape historique qu’ils se situent
». Plus précisément, la langue créole
est considérée comme issue de la langue française,
et Robert Chaudenson (1974)7 va jusqu’à
considérer la première comme le résultat d’une
série d’approximations. Selon la thèse chaudensonnienne,
le créole serait donc le produit d’une différenciation
progressive par rapport au français, laquelle différenciation
finit par aboutir à l’émergence d’un système
linguistique parallèle nouveau et autonome. Soit le schéma
suivant, où F-1, F-2, F-3 (…) sont des approximations
de français.
On voit donc toute la difficulté qu’il y a à
parler d’emprunt pendant la période où s’esquisse
la formation de la langue créole, puisque précisément,
il n’y a pas eu transfert de formes d’expression d’une
communauté ou sous-communauté linguistique à
une autre, il n’y a pas eu passage d’unités ou
de traits linguistiques d’une langue à une autre;
les langues originelles des vagues successives d’esclaves
ayant été interdites de séjour, il y a simplement
eu émergence d’un système linguistique né
dans le cadre d’un contact linguistique qui n’a pu se
faire que dans les esprits, et où la langue cible pour les
esclaves est longtemps demeurée le français, puis
les variétés de français un peu plus approximatives
à chaque fois. Ce n’est pas comme si les esclaves avaient
continué de parler leurs langues et intégré
en sus des lexèmes français. En conséquence,
d’un pont de vue purement technique et théorique, les
lexèmes créoles issus du français qui sont
entrés dans l’usage avant que le créole ne soit
regardé comme une langue à part entière différente
du français ne peuvent être considérés
comme des emprunts. La charge sémantique que contient le
terme d’emprunt nous pousse ainsi à lui préférer,
pour désigner le fonds lexical primitif créole d’avant
l’autonomie, celui, plus neutre, d’apport;
il est tout aussi apte à rendre compte des voies, des modes
ou des logiques de transit, et ce sans parti pris scientifique.
Gardons nous aussi d’employer une terminologie très
en vogue de nos jours, celle des mots hérités; car quand bien même l’appellation semble se prêter
à la neutralité scientifique, son contenu sémantique
réel est très orienté chez les lexicologues
contemporains: les mots hérités ne sont autres que
des emprunts historiques, c’est-à-dire des emprunts
qui, parfaitement intégrés de longue date dans le
système morphophonologique d’une langue, ne sont plus
perçus comme étrangers. Bien souvent, une fois assimilé,
l’emprunt n’est en effet plus discernable qu’au
spécialiste.
Le débat diachronique reste donc ouvert quant à
la délimitation de l’emprunt en milieu créolophone,
car on ne saurait dire exactement où il commence, quelles
formes doivent ou peuvent être regardées comme des
emprunts plutôt que telles autres. On pourrait croire qu’il
est plus aisé d’envisager la question de l’emprunt
du point de vue synchronique, puisque le caractère plus ou
moins récent d’un emprunt le rend à priori moins
difficile à établir. Toutefois, en synchronie comme
en diachronie, la situation linguistique antillaise demeure délicate
à saisir et la théorie générale, si
elle s’applique aux langues standard sans heurts majeurs,
rencontre quelques difficultés opératoires pour peu
qu’elle s’intéresse à une situation de
cohabitation entre une langue dominante et une langue dominée
(qui plus est lui est génétiquement apparentée).
1.4. L’emprunt dans l’optique synchronique
Même en synchronie, il se pose le délicat problème
de la césure à opérer, en créole, entre
le stock lexical de base et le stock d’emprunt. Cette difficulté
est intimement liée à une autre difficulté,
à savoir celle d’établir des frontières
lexicales claires entre créole et français du fait
même de la coexistence ininterrompue entre les deux codes
ainsi que d’une certaine interpénétration de
ceux-ci. Car, comme le souligne avec justesse Gertrud Aub Busher
(1968)8, la coexistence avec une autre
langue que le français eut enlevé au problème
de sa complication: le fait qu’à Trinidad, à
la Dominique ou à Sainte-Lucie le créole à
base lexicale française cohabite avec l’anglais permet
d’opposer un stock de base (majoritairement lié au
français génétiquement) et un stock d’emprunt
(de paternité anglaise). Au contraire, en situation de communication,
le locuteur créolophone guadeloupéen ou martiniquais
peut à tout moment recourir, et recourt d’ailleurs
très souvent à des lexèmes français
pour désigner, au cours d’un énoncé créole,
des réalités ou objets pour lesquels n’existe
pas de lexème créole véritable ou existe un
lexème non connu de ce locuteur. La dernière de ces
alternatives, qui tend à se développer fortement conjointement
avec le phénomène de décréolisation,
a d’ailleurs conduit le professeur Bernabé (op. cit.)
à envisager l’emprunt du point de vue de la compétence
linguistique pour tenter de résoudre le problème de
la délimitation de chaque idiome.
C’est en fait tout le problème de la norme et de sa
pratique sociale qui est ici soulevé, car la démocratisation,
la déghettoïsation, l’extension des domaines
d’emploi de la langue créole s’est du même
coup assortie d’un accroissement des besoins énonciatifs,
lesquels ont presque naturellement été assouvis par
le recours systématique à des vocables français,
s’agissant notamment du vocabulaire technologique, administratif,
juridique, politique… Jean Bernabé (1982: 113) remarque
ainsi que le créole, alors qu’il gagnait en quantité
(« néocréolisation » marquée par
l’augmentation des locuteurs et la diversification des domaines
d’emploi), perdait dans le même temps en qualité
(« décréolisation »). L’éminent
linguiste en conclut alors que « du point de vue de la norme
qui régit la qualité du créole, émerge
un critère d’ordre psychosociolinguistique selon lequel
peut être considéré comme créole, par
une quantité majoritaire de locuteurs, tout item qui a été
assimilé par un locuteur de la base (…) » (ibid.).
A n’en point douter, il y a là un véritable
problème de politique et de planification linguistiques.
2. De la légitimité de l’emprunt
On ne peut avancer de raison proprement linguistique à
l’emprunt, sinon qu’il constitue un moyen économique
de pourvoir au besoin de désigner de nouvelles réalités
sociales, scientifiques, techniques. La tradition lexicologique
reconnaît néanmoins qu’il se peut distinguer
deux causes principales: celle de la nécessité pratique
d’une part et les raisons de cœur d’autre part.
On oppose ainsi l’emprunt de nécessité à
l’emprunt de luxe. Mais compte tenu de la situation particulière
des Antilles, et aussi de tout territoire où sévit
la diglossie, c’est négliger une réelle troisième
catégorie, que nous baptiserons du nom d’emprunt
par dépit.
2.1. Emprunt de luxe et emprunt de nécessité
L’expression emprunt de nécessité
est ordinairement employée pour référer à
des emprunts désignant des réalités socioculturelles
étrangères, lesquelles n’ont à priori
pas besoin de se voir substituer un lexème ‘local’
puisque ces réalités ne sont pas localement ancrées.
Il n’y a par exemple pas de raison pour qu’un konoko
ne soit pas en créole un konoko, un cow-boy
un kòboy, un whisky un wiski,
(etc…) en dépit des adaptations phoniques et/ou graphiques.
Toutefois, le phénomène de la mondialisation aidant,
nombre de réalités socioculturelles étrangères
ont vite fait d’être ingérées et appropriées
de nos jours, au point qu’il conviendrait de redéfinir
l’emprunt de nécessité comme un emprunt désignant
une réalité socioculturelle étrangère,
mais aussi accessoirement (i.e. non nécessairement) une réalité
socioculturelle locale nouvelle importée de l’étranger.
Dans la catégorie des emprunts dits de luxe, Deroy (1956)
range à la fois les « modes » et les «
phénomènes éminemment sociaux », tout
en admettant que la distinction d’avec les emprunts de nécessité
est quelque peu arbitraire. Du point de vue des puristes de la langue,
un emprunt de luxe est purement et simplement un emprunt qui viendrait
doubler, concurrencer un mot de la langue encore bien vivant. On
pense par exemple, dans le domaine créole, aux récents
doublets issus de l’anglais caribéen skétel
(qui est venu concurrencer chopipit = fr. fille de petite
vertu), padna (qui concourt contre zanmi et bon
moun = fr. pote), mais aussi à des lexèmes issus
des langues indiennes qui n’ont parfois de légitimité
qu’aux yeux des défenseurs de la culture indienne malgré
leur longue présence dans la langue créole, comme
gawou (doublet de kabrit = fr. cabrit), pwa-avelka
(doublet de pwa-boukousou = fr. variété de
pois) ou encore pawoka (doublet de ponm-kouli
= fr. momordique/pomme de merveille).
Mais qu’il soit de nécessité ou de luxe, l’emprunt
tel qu’il est ici présenté semble toujours émaner
du libre choix, de la volonté consciente ou inconsciente
du locuteur à utiliser un lexème étranger.
Or il nous semble qu’il est des cas où un locuteur
n’a guère d’autre choix que d’emprunter
en situation de communication spontanée.
2.2. Emprunt par dépit
La langue créole, depuis qu’elle a acquis son autonomie,
n’a pas pour autant rompu les liens avec la langue française.
Bien au contraire, tout s’est passé comme si la première
ne pouvait évoluer que dans la dépendance de la seconde.
Si l’on considère simplement le processus d’extension
des domaines d’emploi du créole, on s’aperçoit
que celui-ci est essentiellement le fait des classes moyennes qui,
ayant accédé à la promotion sociale, se sont
mises à pratiquer le créole dans un plus grand nombre
de situations, dont les meetings et campagnes politiques sont sans
doute les plus représentatives, mais aussi dans le cadre
des syndicats ouvriers et étudiants, ou en moindre mesure
dans les médias et le monde de l’enseignement. Or,
si l’extension souhaitée et parfois revendiquée
des domaines d’emploi du créole part d’un sentiment
louable et noble, celui d’ouvrir l’accès à
tous les champs énonciatifs et sémantiques, force
est de constater que l’initiative s’est du même
coup accompagnée d’un recours systématique accru
à l’emprunt au français. Il n’y avait
en effet guère d’autre choix, dans le cadre d’une
action ne bénéficiant d’aucun encadrement linguistique
et prenant place dans des territoires où la langue française
s’était autoproclamée langue officielle de haut
prestige, d’opérer ce recours systématique à
l’emprunt. Comment en effet nommer en créole ce que
l’on avait jusque là toujours nommé en français
uniquement, le français s’étant toujours sciemment
placé en position de seul référent linguistique
? Comment ne pas emprunter quand aucune autre alternative ne s’offrait
instamment devant la nécessité de communication ?
Cette dernière remarque nous rappelle aussi, des points de
vue théorique et pratique, combien l’emprunt est difficilement
discernable du code-switching, procédé par lequel
un ou plusieurs mots d’une langue A sont insérés
dans un énoncé fait en une langue B.
Car en situation de communication spontanée, le journaliste
animé du désir de parler en créole à
l’antenne mais qui n’a pas élaboré une
stratégie de communication a (presque) naturellement fait
correspondre en créole jounalis, ribrik, artik,
ou rèpòtaj/ripòtaj aux mots français
journaliste, rubrique, article et reportage, le
politicien a fait mine de parler en créole de parti politique
(fr. parti politique), de skriten (fr. scrutin), d’éleksion
léjislativ (fr. élections legislatives) ou de
konsey minisipal (fr. conseil municipal), l’enseignant
a tenté d’expliquer en créole à l’élève
qui ne comprenait pas en français ce qu’était
un artik défini (fr. article défini), une
dwat perpandikilè (fr. droite perpendiculaire) ou
un komantè konpozé (fr. commentaire composé),
le syndicaliste lui s’est mis à parler de dwa di
travay (fr. droit du travail), akò patronal
(fr. accord patronal), grev dè la fen (fr. grève
de la faim) ou fon éwopéyen (fr. fonds européens).
On pourrait multiplier à outrance les exemples avec le médecin,
l’avocat, le banquier, le buraliste, le chercheur, l’agriculteur,
le chef d’entreprise, etc…
Tous ces emprunts constituent non pas de simples emprunts de nécessité,
car au-delà de la seule nécessité de nommer
en créole, le locuteur est souvent déjà coutumier
en français des réalités ou objets que dénotent
les signifiants ainsi empruntés. L’emprunt par dépit,
qui constitue à notre avis la catégorie la plus importante
en créole, est un emprunt où le choix s’est
imposé en l’absence d’alternative. Et c’est
précisément pour tenter de rompre avec la tradition
de l’emprunt par dépit qu’une pléiade
d’écrivains et de chercheurs se consacrent depuis quelques
années à l’exercice néologique, dans
le but non caché de générer des lexèmes
conformes à la logique de la langue créole.
3. La démarche néologique
3.1. De la nouveauté lexicale…
En matière de lexique, la notion même de nouveauté
nourrit une certaine dichotomie sémantique, puisqu’elle
se résume pour certains à l’aspect créatif,
pour d’autres au caractère récent d’une
lexie (et donc au facteur temps). Ce n’est en effet pas toujours
sans parti pris scientifique que les théoriciens de la langue
parlent soit de « création lexicale » dans le
premier cas, soit de « néologisme » dans le second.
Le créole semble pour sa part avoir fait le choix terminologico-théorique
de mettre l’accent sur le facteur temps en insistant plutôt
sur le caractère récent lorsqu’il a baptisé
du nom de « pawol-nef » (littéralement
parole neuve) les nouveautés lexicales. Mais si
l’on s’en tient, comme nous, à la définition
du dictionnaire, la nouveauté est le simple « surgissement
de quelque chose qui n’existait pas auparavant ». Souvent,
vérifier le statut néologique d’une lexie se
résume pour le locuteur au test de l’attestation dans
le(s) dictionnaire(s) de langue, l’autorité du lexicographe
étant supposée infaillible. Le recours au dictionnaire
devient alors une sorte de réflexe irréfléchi
mais, à bien y regarder, celui-ci est quasiment nul et non
avenu en créole où l’on n’a pas de tradition
lexicographique riche, ni même assidue: le créole martiniquais
ne dispose toujours pas à ce jour d’un dictionnaire
de langue, et le Dictionnaire Créole Français
de Poullet et all., le plus fiable et le plus complet pour le créole
guadeloupéen, date pour sa seconde et dernière édition
de 1995. Il est ainsi sûr que l’on ne pourra y trouver
toute lexie dont l’apparition est ultérieure à
cette date; or, certaines sont pourtant déjà bien
intégrées dans le lexique et ne suscitent plus de
sentiment néologique chez nombre de locuteurs. Il ne faut
par ailleurs pas perdre de vue que le lexique créole n’a
pas nécessairement été récolté
dans son entier lors des enquêtes lexicographiques menées
par les auteurs du Dictionnaire Créole Français.
En milieu créolophone plus qu’ailleurs, le test de
l’attestation dans le dictionnaire n’est donc que très
peu satisfaisant, surtout si l’on considère que le
lexicographe est de surcroît sujet à opérer
des choix: il a tendance à exclure les lexies nouvelles qui
n’auraient pas reçu de sanction sociale leur permettant
d’entrer dans le club parfois très fermé de
la communauté lexicale. Il n’en reste pas moins que
le surgissement d’une nouvelle lexie et son fonctionnement
dans la langue, quel que soit son destin, constituent un phénomène
langagier dont tout modèle linguistique qui se veut complet
doit rendre compte. Nous tenons donc pour néologismes les
lexies dès leur création et leur première apparition
parce que c’est la langue qui les a rendues possibles et que
l’on ne peut occulter leur existence.
3.2. Du virtuel au réel
La création lexicale véritable, la création
la plus novatrice de toutes, demeure essentiellement un idéal
théorique: il s’agit bien sûr de la création
ex nihilo par laquelle apparaît brusquement dans une langue
un mot totalement inconnu offrant une séquence de phonèmes
entièrement nouvelle. Ce type de création est extrêmement
peu attesté, quelle que soit la langue considérée.
En cela le créole ne déroge pas à la règle
implicitement admise selon laquelle on ne fait du neuf qu’à
partir du vieux, préférant partir du lexique existant
pour proposer des formations facilement décryptables par
le locuteur natif moyen.
Les lexies nouvelles sont, pour la plupart, des lexies dont l’existence
était attendue et prévisible parce qu’elles
sont conformes aux matrices lexicogéniques et aux usages
lexicaux des sujets parlants: elles étaient des lexies possibles,
virtuelles, potentielles, attestables, réalisables par le
jeu des dites matrices. Il est donc question d’une simple
actualisation des potentialités de la langue: les moules
productifs étant en place, la fabrication d’unités
supplémentaires est ainsi facilitée, aidée
en cela par la convergence d’un faisceau de relations efficientes.
Si l’on considère par exemple le suffixe créole
–ab, celui-ci peut théoriquement s’associer
à tout verbe pour former des adjectifs exprimant la propriété
qu’a un individu ou un instrument X de susciter ou de subir
l’action dénotée par le verbe: on peut ainsi
théoriquement former les adjectifs bwayab (fr. buvable)
ou bayab (fr. donnable) à partir des verbes bwè
(fr. boire) et bay (fr. donner) respectivement.
Il ne faut toutefois pas perdre de vue que le lexique n’est
point le siège d’une systématicité parfaite,
qu’il existe nombre de mots consacrés par l’usage
quoique ceux-ci ne satisfassent pas aux règles de construction
dans un état de langue donné et présentent
parfois un haut degré d’atypicalité. L’inverse
est également vrai puisqu’une lexie, si bien construite
soit-elle, n’est pas assurée d’être pérennisée.
4. Les voies de la néologie
4.1. Les procédés néologiques créoles
Les quelque onze matrices lexicogéniques internes que compte
la langue créole (voir Colot, 2002: 25) sont, à des
degrés très divers, toutes représentées
dans la néologie contemporaine. On peut citer, entre autres,
les exemples suivants illustrant chacune d’elles:
N
E
O
L
O
G
I
E
M
O
R
P
H
O
S
E
M
A
N
T
I
Q
U
E
|
affixation |
1. préfixation |
- antrasé (fr. délimiter)
< trasé (fr. tracer)
- antoufé (fr. engorger) < toufé
(fr. étouffer)
- dékonfò (fr. inconfort)
< konfò (fr. confort)…
|
2. suffixation |
- makosité (fr. curiosité)
< mako (fr. curieux)
- dépalaj (fr. délire) <
dépalé (fr. délirer)
- jakoté (fr. imiter, mimer) <
jako (fr. perroquet)…
|
3. dérivationinverse |
- mofwaz (fr. transformation) < mofwazé (fr. transformer)
- terbol (fr. tourment) < terbolizé (fr. tourmenter)…
|
composition |
4. juxtaposition |
- dwet-mitan (fr. doigt + milieu = majeur)
- lang-manman (fr. langue + maman/mère = langue maternelle)
- lanmou-lakataw (fr. amour + tonnerre = coup de foudre)…
|
5. amalgame |
- haldouvan (fr. progrès) < halé (fr. tirer)
+ douvan (fr. devant, avant)
- haldèyè (fr. recul, récession) <
halé (fr. tirer) + dèyè (fr. derrière,
arrière)
|
N
E
O
L
O
G
I
E
S
E
M
A
N
T
I
Q
U
E
|
6. onomatopée |
- kif kif gwont (cri du cochon)
|
7. conversion |
- nanni (fr. archaïque) adj. < nanni (fr. autrefois)
adv.
- bayalé (fr. éditorial) n. < bay alé
(fr. envoyer, donner le coup d’envoi) v.
|
8. métaphore |
- pawol-douvan (fr. préface) < pawol-douvan (fr.
joutes oratoires qui autrefois précédaient
une bagarre)
|
9. métonymie |
- mayo-jòn (appelation courante du Rhum Bologne qui
a une étiquette jaune et est considéré
par certains comme le meilleur de la Guadeloupe)
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NEOLOGIE
MORPHOLOGIQUE |
10. troncation |
- Gwada < Gwadloup (fr. Guadeloupe)
- Mada < Madinina (fr. Martinique)
- Despé < Desperados (marque de bière)
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11. siglaison |
- SPM = Sanblaj Péyi Makòné (fr. ONU)
- KLNG = Konvwa pou Libérasion Nasionnal Gwadloup
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La néologie la mieux lotie demeure toutefois la néologie
morpho-sémantique, c’est-à-dire celle qui innove
conjointement sur la forme et le sens. Celle-ci met en jeu les processus
de construction lexicale soit par composition, soit par affixation.
Il suffit, pour se convaincre de l’importance de la néologie
morpho-sémantique, de parcourir le récent Dictionnaire
des néologismes créoles9(DNC
dans la suite de l’exposé).
4.2. Composition vs dérivation
On sait qu’il existe dans les langues romanes, au sein desquelles
se rangent partiellement les créoles (souvent qualifiés
de langues semi-romanes ou néo-romanes), deux processus de
création lexicale majeurs, que sont la dérivation
et la composition. La dérivation, qui est sans conteste le
procédé le plus exploité dans les langues romanes,
consiste à adjoindre à un élément lexical
autonome (dit base, dérivant ou mot-racine) un élément
lexical non-autonome (affixe). La composition consiste pour sa part
en la formation d’unités de langue par réunion
de deux ou plusieurs éléments lexicaux autonomes.
Le créole est lui bien connu pour l’utilisation abondante
qu’il fait de la composition, et de l’utilisation parfois
hésitante qu’il fait de la dérivation. C’est
donc sans surprise que le dictionnaire affiche un peu plus d’un
tiers de formations composées. La dérivation, longtemps
amoindrie, voire réfutée en créole, remporte
un franc succès dans l’état de langue actuel10
et le potentiel dérivationnel de la langue est assez largement
illustré dans le DNC. L’évolution historique
de la langue ayant conduit au développement des processus
dérivationnels, certains créolistes ont crié
à la corruption du système. Nous pensons au contraire
que le créole a su s’approprier un processus qu’on
lui disait étranger, qu’il a su se départir
du système affixal français dont il s’est inspiré,
acquérant une pleine autonomie par le biais d’une re-créolisation
ou néocréolisation. La dérivophobie,
si nous puissions dire, n’a en fait d’autre motivation
que la crainte de voir la dérivation concurrencer la sacro-sainte
composition. Mais ainsi qu’a pu le mettre en relief Serge
Colot (op. cit.), «la concurrence intermatricielle est très
faible en créole, chaque matrice ayant des domaines d’application
et d’intervention relativement stables et jusque là
préservés de toute invasion». Car, d’une
manière générale, la dérivation s'illustre
surtout à travers l'évocation d'états, de comportements/attitudes,
de manières, de sentiments, d'actions, de résultats
(etc…), alors que la composition est surtout récurrente
dans la langue lorsqu'il s'agit de former des signifiants correspondant
à des instruments/objets, des doctrines ou écoles,
des métiers spécialisés (etc…). La composition
n'est donc en aucun cas menacée, la vitalité de ce
dernier processus pouvant se mesurer au grand nombre de patrons
productifs qu'il renferme et qui alimentent à jet continu
la néologie populaire contemporaine, et témoignant
de capacités créatrices internes accrues.
4.3. Les enjeux de la néologie
Le respect de la norme lexicale, fortement implanté dans
la communauté francophone, prit jadis la forme d’un
combat mené contre l’anglicisation galopante du lexique
et conduisit à l’instauration par décret, en
1972, de commissions ministérielles de terminologie (les
CMT) ayant pouvoir de statuer relativement à l’enrichissement
de la langue française. Sans aller aussi loin, la communauté
créolophone sent bien l’urgence et la nécessité
de l’adoption d’une politique linguistique qui puisse
encadrer les usages et prévenir du phénomène
de l’emprunt massif et systématique. Ainsi qu’essaie
de le montrer avec succès le Dictionnaire des néologismes
créoles, aucun domaine d’emploi n’est fermé
au créole: on peut fort bien, par exemple, parler de linguistique
en créole sans pour autant maquiller à outrance son
discours de francismes. Ainsi le DNC propose-t-il de rendre les
lexies françaises langue vernaculaire par lang
bò kaz, variation par janjolaj,
linguiste par langannis/doktè-lang, basilecte
par langann-fondal, acrolecte par langann-anwo,
etc. Dans ce même état d’esprit, le Guide
de lexicologie créole11
propose des néologismes pour désigner chaque concept
traité, parmi lesquels kò-a-sans (fr. signifiant),
lespri-a-sans (fr. signifié), mo-dézod
(fr. onomatopée), pawol-prété (fr.
emprunt), et montre l’étendue des possibilités
de la combinatoire matricielle où composition et dérivation
se complètent. Si l’on considère le vocabulaire
afférant à la notion de dérivation, on constate:
A travers cet élan de créativité, cet effort
de réflexion qui rejoint le souci de qualité de la
langue, on sort de la description française pour inscrire
dans la langue créole une dimension philologique et philosophique
d’envergure qui ne peut être que saluée et encouragée.
Assurément, il se joue là des enjeux de pensée–car
la description qui est faite des concepts d’un point de vue
morpho-sémantique induit indubitablement une certaine structuration
du savoir– mais aussi des enjeux techniques, scientifiques
et même économiques.
Conclusion
S’étant lancée dans l’aventure néologique
afin de contrecarrer les effets pervers et parfois avilissants de
l’emprunt, la langue créole ne prend guère de
risques en proposant, dans une très large majorité,
des néologismes conformes aux matrices lexicogéniques
et qui, de surcroît, sont des formations simples et facilement
décryptables par l’homme du commun. Le DNC met ainsi
en exergue tout le génie de la langue créole, mais
aussi celui de ceux et celles qui ont proposé ces néologismes
et qui, de par la maîtrise qu’ils/elles ont de la langue,
en jouent en faisant montre d’une certaine virtuosité.
Toutefois, même si l’une des lignes de conduite générale
est de ne pas céder au français (et à l’anglais
depuis peu), la force de certains usages et la volonté de
ne pas donner l’impression de se livrer à une éviction
systématique des termes français ou anglais conduit
à ne pas toujours refuser l’emprunt. Les lexies bòdiyé
(de la langue d’oïl bordiller), abòdan (de la
langue d’oïl abordant), bakfoulé (de l’angl.
to backfill), wayné (de l’angl. carib. to wyne) montrent,
si besoin l’est, que le créole n’échappe
pas complètement à la tentation de l’emprunt.
Par souci de réalisme et de pragmatisme, en effet, on ne
saurait ignorer l’usage, lequel est parfois à l’emprunt
et au calque. Il convient donc aussi de prendre garde à ne
pas créer un néocréole morphologiquement correct
mais vide de sens et d’enracinement dans la langue et qui
ne céderait pas à la force et à la diversité
des usages.
Notes 1 TOURNIER Jean, 1993, Précis
de lexicologie anglaise, Paris, Nathan Université.
2 CORBIN Danielle, Morphologie dérivationnelle
et structuration du lexique, Tübingen, Niemeyer. 3 BRUIDANT Claude, 1980, ‘Problématique
de l’emprunt lexical en latin médiéval’,
in Le Bourdellès et all. (eds.), L’emprunt linguistique,
Cahiers de l’institut linguistique de Louvain, Louvain-la-Neuve,
pp 37-67. 4Voir Guiraud (1978 : 114-126)
pour une liste alphabétique des mots d’origine dialectale. 5 LABOV William, 1976, Sociolinguistique,
trad. Par Alain Khim, Paris, Editions de Minuit. 6 MARCELLESI Jean-Baptiste &
GARDIN Bernard, 1974, Introduction à la sociolinguistique,
Paris, Larousse. 7 CHAUDENSON Robert, 1974, Les
créoles français, Paris, Nathan. 8 AUB-BUSHER Gertrud, 1968,
‘Notes pour un glossaire du parler créole de la Trinité’,
in Revue de linguistique Romane, XXXII, pp334-340. 9 CONFIANT Raphaël, 2000,
Dictionnaire des néologismes créoles, Petit-Bourg,
Ibis Rouge/Presses Universitaires Créoles. 10 Sur ce point, voir COLOT
(2001) 11 COLOT Serge, 2002, Guide
de lexicologie créole, Collection « Capes de créole
», Matoury, Ibis Rouge/Presses Universitaires Créoles.
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