Le samedi 27 et dimanche 28 novembre 1999
Attentats en Corse. Les bombes, cette fois, ont
expolé en plein jour. Des blessés. L’émoi et la dénonciation sont
unanimes. C’est vrai que nous ne pouvons que ressentir un sentiment
d’horreur face à ces terreurs aveugles qui s’abattent en sortant
d’un autre âge. Beaucoup de nationalistes corses ont condamné ces
attentats, d’autres se son tus. Et tout le monde est embarrassé.
On peut maintenant prévoir ce qui va se passer: la condamnation
sans appel de la violence et un renforcement significatif des forces
de répression. Sans doute aussi, de manière souterraine, quelques
négociations d’État visant à neutraliser rapidement les accès de
colère. Et les choses vont continuer ainsi, entre anesthésies temporaires,
éclats, bavures, et sillonnements soudains de terreur déréglée.
Pourtant, la vraie question est la suivante: comment
enrayer une telle violence? Je suis assez frappé de voir comment
les vieilles démocraties occidentales - et singulièrement la France
qui en la matière fait figure de lumière- s’accomodent de la situation
qui est faite à certains peuples qui vivotent dans leur ombre. Il
est sûr que toute violence est condamnable. Que devant les blessés
frappés à l’aveugle, on ne peut que se sentir solidaire et d’essence
étrangère à cette crachée barbare. Mais, lorsqu’on entend cela depuis
les Antilles, là où palpite encore (sous le régime de dépendance
et d’assistanat généralisés) un reste de fibre nationaliste, on
ne peut que se sentir un peu Corse, et même terriblement Corse:
je veux dire, frère de cette âme, de cette histoire, de ces traditions,
de ce ban d’imaginaire, de ce devenir singulier, qui cherche la
voie d’une verticale restauration.
Alors, j’épelle ceci depuis la Martinique: condamner,
c’est précieux, envisager est d’autant nécessaire.
Il est très regrettable aujourd’hui de ne pas tenter d’enrayer le
problème en arguant de la présence (sur la table des négociations)
des éclats de violence. Quand on voit les interminables négociations
entre Israéliens et Palestiniens; quand on sait comment et combien
de compromis ont été passés, comment des courages, des décisions
et des audaces se sont tendus entre des gerbes de flammes; quand
on sait combien de justes ont payé de leur vie le désir de briser
cette spirale infernale; quand on sait comment des hommes de guerre
et de paix ont veillé à ne pas se laisser immobiliser par les violences
extrémistes; quand on les a vus avancer pas à pas, et espérer que
ce pas va modifier l’amadou délétère où s’est alimentée la flambée
de violences: on ne peut que mesurer le chemin parcouru avec admiration.
De chaque côté, les injustices, les haines, les morts et les rancoeurs
se sont accumulées. Elles pèsent sur les mémoires. Elles oblitèrent
les consciences. Elles altèrent (et pour longtemps) toute sérénité.
Malgré cela, des hommes ont continué: on les a vus (éclaboussés
par les flammes et par le sang) chercher la petite perle de paix,
le petit pas nouveau, la décision cruciale, risquer un geste derrière
un autre. En fait, on les a vus- agissant- refuser la violence.
La violence est un écosystème. Un équilibre à moitié
clos, incertain, qui a besoin d’un oxygène particulier, et d’une
spirale de conditions particulières. Condamner sans agir, c’est
lui laisser son biotope infernal. réprimer sans agir est de même
nature, et c’est même le nourrir, car toute violence ne fait qu’attiser
la violence.
L’agir, ici, ne peut être qu’un écart déterminant
qui invalide l’écosystème pervers.
C’est une folie de se cacher derrière la folie des extrémistes pour
justifier le non-agir. Le vrai courage n’est pas de simplement dénoncer
la violence, ou de répondre à la violence par un surcroît de violence
légale. Le vrai courage, l’agir véritable, est dans la tentative
d’appréhender la vraie difficulté, de s’obliger à regarder l’étoile:
je veux dire les principes.
Et quels sont les principes? Ils sont ceux des
Droits des Hommes, des Droits des peuples à disposer d’eux-mêmes,
à garder main sur l’aviron de leur destin, à choisir en pleine souveraineté
les interdépendances qui leur seront nécessaires pour exister au
monde. Pour refuser de fixer ces principes, on invoque souvent le
vieux crédo démocratique. Les Corses, dans leur majorité, ne veulent
pas de l’indépendance, dit-on. Les indépendantistes y sont minoritaires
comme dans ces pays que l’on appelle Dom-Tom. C’est vrai. Mais c’est
aussi vrai que la conscience n’a jamais été la plus grande part
de l’esprit, qu’elle est toujours minoritaire, toujours la plus
fragile. C’est vrai aussi que, dans tous les âges des hommes, dans
les périodes les plus sombres, quand les droits les plus élémentaires
ont été piétinés, c’est vrai que les résistants et les justes n’ont
jamais été les plus nombreux.
Je pense à la terrible solitude de Charles de Gaulle à Londres.
Je pense aux résistants français que n’importe quel bon samaritain
démocratique aurait pu balayer avec un simple référendum. Je pense
aux grands moments des histoires des peuples, là où la liberté a
surgi de la manière la mieux fondée, et où ceux qui étaient dans
le vrai étaient minoritaires, et donc vaincus d’avance par l’addition
électorale. Combien de Pieds-noirs me répètent encore à l’envi que
les algériens ne voulaient pas de l’indépendance, et qu’un référendum
aurait invalidé le FLN après les feux de la Toussaint. Je leur dis
(tout doucement) que le FLN était validé par des principes démocratiques
que les principes démocratiques ne peuvent invalider. Je leur dis
qu’aucune lumière ne saurait invalider le soleil.
La démocratie nous est un bien précieux; c’est
le moins mauvais des systèmes que nous avons appris à opposer aux
dictatures minoritaires. Mais la démocratie est un organe vivant.
Ce n’est pas un lac, c’est un océan de forces contraires d’autant
plus sain qu’il bouillonne à une température proche de sa dissolution.
C’est un ensemble brûlant. Il n’y a pas d’acquis en démocratie,
il n’y a que de la lutte, que de la vigilance, que le souci d’être
attentif au juste, au bon, au vrai. Et, même si le système démocratique
permet non seulement la parole contraire, l’expression d’un discours
différent, mais aussi la contestation selon des voies légales, cela
ne suffit pas pour exempter le dirigeant d’une vigilance sur les
réalités de ce champ de force. Le démocrate, plus que tout autre,
doit distinguer les brûlures, couver les flammes, deviner dans les
marges les cris et les douleurs, soupeser les horreurs aveugles
qui sont toujours des réactions désespérées face à une terreur omnipotente.
Quand les hommes parviennent à de telles extrémités dans un système
démocratique, je m’efforce de me dire que ce n’est pas de la pure
démence, que c’est un signe, un appel, un espace génésique (et générique)
des grands conflits de demain. Je sais aussi que c’est dans ces
lieux agités (ces biocénoses imprévisibles) que germent le plus
souvent les élans du futur.
Mais il n’y a pas que la violence comme signe, il y a aussi le silence
médusé. Je suis assez étonné de voir à quel point les intellectuels
français, et toute l’intelligentsia parisienne, si sensible aux
horreurs du monde, aux dominations, aux oppressions diverses, peut
s’accommoder aussi facilement de ce sigle-paquetage (Dom-Tom) où
l’on a anesthésié (sous opercule démocratique) des peuples entiers.
Des peuples échoués dans l’assistanat et la dépendance. Des peuples
qui servent de machines à consommer. Peuples déresponsabilisés,
gavés de subventions, de protections, de décisions élaborées à des
milliers de kilomètres. Un système terrible (et silencieux) où les
fourches de la sujétion ressemblent à des arches d’émancipation,
de progrès, et de modernité branchée. On pourrait éplucher toute
la pensée française du XX° siècle sans trouver une seule ligne qui
refuserait l’idée Dom-Tom.
Les dirigeants français qui se promènent aux Antilles,
doivent être étonnés de ne pas trouver la moindre idée, le moindre
projet d’ensemble, quelque chose qui donnerait du sens aux milliards
déversés de manière hyperbolique dans un système qui les transforme
là-même en poignées d’inertie et de passivité. La dépendance-assistanat
ne génère que de la dépendance et plus encore d’assistanat. Il faut
savoir comment les commissaires européens se désolent de voir repartir
( faute d’idées, de dynamisme et d’intentions qui puissent les mobiliser)
les crédits structurels alloués à nos pays. Durant la dernière réunion
de la communauté européenne à Fort de France, on a vu un haut responsable
européen distribuer des bons points afin de signaler que, pour une
fois, près de 90% des crédits alloués avaient été utilisés, et enjoindre
tout un chacun à fournir un effort pour tout avaler avant la prochaine
manne. Et nos responsables gestionnaires de s’empresser de chercher
dans leur fonds de tiroirs ce qui pourrait capter le reliquat critique;
ils vont certainement trouver mais tout cela n’a pas d’âme, car
tout cela n’a pas besoin d’âme.
Un autre signe, bien plus consternant, durant le
passage de M. Jospin, de nombreux élus martiniquais ont réclamé,
à cors et à cris, de disposer de pouvoirs d’intervention dans les
Caraïbes, de pouvoir avancer avec ces peuples qui constituent notre
berceau naturel et tenter de mieux s’inscrire dans les processus
de mondialisation en cours. Des promesses leur ont été faites par
le Premier Ministre. Mais, deux jours après cette visite officielle,
le Conseil Régional organisait une rencontre entre les économistes
de la Caraïbe pour échanger leurs expériences, et définir un projet
d’ensemble, pas un des élus en question n’a mis le pied dans ce
colloque. Personne de ceux qui réclamaient à gorge déployée un pouvoir
dont ils ne savent en réalité que faire.
Pour la Corse, comme pour nos pays, des évolutions statutaires sont
nécessaires. de vrais pouvoirs doivent être résolument envisagés,
pas des astuces qui ne visent qu’à préserver des postes d’élus et
de petites prérogatives gestionnaires. Patrice Lumumba disait aux
Belges que l’indépendance ne se donne pas, elle se prend. C’était
au temps où les peuples n’étaient pas dominés par leur imaginaire.
Aujourd’hui, ceux qui ont charge de décision, doivent s’en tenir
aux principes. On ne peut pas organiser un peuple en ses lieu et
place. On ne peut pas le «Développer» sous les courroies de la tutelle.
On ne peut pas penser son destin à sa place en faisant mine de croire
que ses renoncements (nés justement de la sujétion) sont l’expression
la plus pure d’une volonté profonde. La volonté profonde de tout
homme, de tout peuple, de toute communauté quelle qu’elle soit,
c’est d’être libre, de sentir son génie éclabousser son lieu et
l’inscrire dans le monde. C’est de s’épanouir autonome dans le choix
de ses amitiés, de ses partenaires, de ses interdépendances. Aucun
homme d’État ne saurait renoncer à cela pour un peuple.
Dans les années 60, alors que les guerres coloniales
de Vietnam et d’Afrique avaient secoué les consciences occidentales,
les hommes d’État occidentaux avaient dû prendre des décisions courageuses,
lucides, dans le sens de l’Histoire qui veut que les peuples soient
libres. Et, même si ces libertés ont avorté en dramatiques échecs,
ces peuples se trouvent aujourd’hui dans des situations plus saines
que celles qui auraient découlé d’une sujétion directe. Mais ces
décisions (déjà pas évidentes à cette époque malgré la violence
ouverte des oppressions) semblent brouiller celles qu’il faudrait
prendre aujourd’hui. Ce qui, depuis la Corse et nos pays, hèle la
conscience des responsables, ce ne sont plus des guerilléros organisés
autour d’un vaste rêve: ce sont ces sillons de violence sporadique,
des actes soudain désespérés enchâssés dans des silences sidérés
ou des désirs d’assimilation et d’auto-disparition névriotique.
Ce qui doit lanciner, c’est le marasme des esprits brisés, ces grandes
zones en friche de toute idée, de tout projet, de toute énergie.
Ce qui doit affliger, c’est cette aptitude à la débrouillardise,
au cumul détourné des aides, aux stratégies stériles pour leur assurer
une douteuse pérennité. Aux Antilles, cela fait plus de vingt ans
que la banane est condamnée, plus de vingt ans qu’elle ne dispose
d’aucune équation commerciale, plus de vingt ans que le moindre
souffle d’air renverse des hectares entiers; et plus de vingt ans
que l’intelligence des planteurs est vouée- non pas à la recherche
d’un plan de transition pour se trouver des niches commerciales
véritables- mais au maintien irrationnel de la protection tous azimut,
de la subvention automatique, de l’avance diligente, des cadeaux
de la détaxe et de la défiscalisation. Le discours commercial aux
Antilles est celui de la mendicité élevée au rang de lucidité économique,
de la perfusion sanctifiée «projet de développement». Et la situation
est si désastreuse que les patrons (comme un peu partout dans le
monde à pensée libérale) régressent à grande vitesse. Refusent de
négocier, remettent en cause le droit de grève, essaient de licencier
des délégués syndicaux, s’évertuent à obtenir des Préfets de passage
qu’ils envoient la mitraille au moindre mouvement de travailleurs.
C’est cela qui sert de réflexion économique et de projet. La lucidité
économique ne vise qu’à s’inscrire pour toute l’éternité dans le
courant des transferts massifs.
C’est un syndrôme. Il est pour l’instant silencieux
mais il contient lui aussi ses germes de violence.Et c’est pourquoi
je ne me suis jamais abandonné au sigle Dom-Tom. Je ne suis pas
un Domien. Ni un Tomien. J’ai toujours considéré qu’il fallait une
belle dose de mésestime de soi et d’obscurcissement de toute dignité,
pour désigner son pays, ses histoires, sa culture, sa projection
vers le monde, avec un sigle de cette nature. Je ne me suis jamais
considéré non plus comme un «ultra périphérique», car je sais que
tout homme, et encore plus tout peuple, doit charroyer son centre
en soi. Le monde a changé. Les vieilles centralisations en nations
closes, en empires sourds et en métropoles orgueilleuses a vécu.
Les Centres effectifs et les désirs de Centres sont potentiellement
multiples. Le divers des identités devenu fluides, des langues et
des peuples qui se rencontrent et s’informent mutuellement, est
une donnée active de nos consciences. La relativisation généralisée
des imaginaires augmente nos clairvoyances sur le risque d’une standardisation
générale. Nous pouvons désormais penser une Unité humaine qui n’est
pas l’unicité. Une France où la France serait riche de la Corse,
et la Corse heureuse d’être souveraine en France. Une France riche
de ses rapports ancestraux avec les peuples de ses anciennes colonies?
Nous pouvons concevoir des communautés harmonieuses qui tirent leur
cohésion complexe et leur solidité du respect de leurs diversités,
qui se nourrissent du chatoiement des langues et des manières, des
terroirs, des histoires, et des richesses identitaires. Nous savons
que les empires s’effondrent toujours car ils génèrent en eux-mêmes
et autour d’eux, trop de silences de toutes natures.
Pour enrayer la violence, il faut inscrire son
geste à cette exacte place. Le calme policier n’est pas l’ordre
des peuples. La violence de Corse ou l’anesthésie provisoire des
Antilles, n’est que le signe d’un déficit politicien. Le symptôme
de principes asphyxiés. L’indice d’une démission de la vraie Politique.
Les meilleurs amis de la France sont les indépendantistes de Corse,
de Bretagne, des Antilles, de Nouvelle Calédonie, de la Réunion...car
ce sont les seuls qui refusent un rapport de sujétion pour entrer
dans la fraternité vraie, le partenariat respectueux, l’échange
complexe où l’on se change sans déperdition et sans amputation.
Où l’on s’humanise mutuellement. Dessous l’horreur des bombes avuegles-
et ce refus sans faille que je leur oppose- j’entends cet appel
vers un plus d’humanisation, un mieux de courage politique. Je suis
un Corse car je suis Antillais. Et je suis tout cela parce que je
suis un Homme. |