Mauriciens enfants de mille combats

La période anglaise

Jean Claude de l'Estrac

Mauriciens enfants de mille combats
Mauriciens enfants de mille combats
Jean Claude de l'Estrac • Mauriciens enfants de mille combats2005 • ISBN 99903-82-14-X

Cet ouvrage, le deuxième d'une trilogie, se veut une nouvelle contribution à la compréhension de l'histoire du peuplement de Maurice.

Il est né d'une ambition: réunir dans le même livre, dans la même gestation, tous ceux qui, au fil des ans, sont venus de gré ou de force participer à la création de ce qui est devenu la nation mauricienne.

Comment les Anglais ont-ils été accueillis par cette île de France et de servilité à qui ils apportaient la fin de l'esclavage? L'Indien engagé, resté dans la mémoire comme un miséreux, l'a-t-il toujours été? Qui ont soutenu ces travailleurs de la première heure à l'heure du réveil politique? Ce que les nombreux récits de cette période de l'histoire mauricienne en ont dit n'est pas toujours ce qui est. Avec un souci journalistique d'aller au plus près du vrai, Jean Claude de l'Estrac reprend l'exploration de ce siècle, de la domination anglaise, à partir de 1810, à l'émergence de la nation, en 1968. Sa plume, rigoureusement pédagogique, dessine un visage à chaque nom, un décor à chaque situation. On découvre alors avec un nouveau regard toute la pugnacité de ce peuple qui veut naître, ses luttes et ses contradictions, ses angoisses et ses haines. Et enfin, sa victoire.

Illustration de couverture: Arrival of coolies in Mauritius. Ce dessin anonyme tiré du Illustrated London News, Circa 1860 est reproduit avec l'aimable autorisation du Blue Penny Museum.

boule

Préface

Une approche trop «insulaire», une lecture limitée par des œillères. Voilà ce que l'on pourrait reprocher aux diverses tentatives passées de compren dre l'histoire de Maurice. Elles auront manqué, pour la plupart, d'une perspective de longue durée. C'est précisément ce que Jean Claude de l'Estrac a tenté de corriger avec Mauriciens enfants de mille races, son premier tome paru en 2004, et Mauriciens enfants de mille combats. Grâce à la particularité de cette approche et une écriture percutante, l'auteur permet à un large public d'accéder à l'essentiel de l'histoire de l'île, des deux siècles derniers.

Chaque siècle marque l'histoire à sa façon. Si le XVIIIe siècle est l'ère du premier peuplement et de la colonisation, le XIXe peut être considéré comme celui des transitions, pour Maurice autant que pour le reste du monde. Mauriciens enfants de mille combats est parcouru par ces transitions. Celle du commerce à uneéconomie agricole; de la domination française à celle des Britanniques; de l'esclavage à la liberté; d'une population majoritairement africaine à une population où prédominent les Asiatiques; d'un système politique où règne l'élite à un autre, où la masse prend sa place. La plupart de ces transitions ont rarement été marquées par des changements en profondeur. Une étude approfondie de certains de ces passages, cependant, révélerait la signification réelle des événements et leur importance dans l'histoire.

Les trois premiers chapitres explorent la première transition. Le XIX e siècle débute sur une note sombre pour les représentants français et les propriétaires terriens: l'île vient d'être prise par les Anglais et le commerce d'esclaves est aboli. L'œuvre des premiers colons, voire l'existence même de l'île de France, est menacée. En réalité, l'adaptation sera assez rapide, nous apprend Mauriciens enfants de mille combats. L'arrivée du sucre mauricien sur le marché britannique promet des bénéfices énormes. En outre, le gouverne ment britannique s'accommode sans mal des conditions locales; sa gestion des premiers jours après l'abolition du commerce d'esclaves sera d'ailleurs qualifiée de «souple».

Au chapitre 4, l'auteur se penche sur les changements que subissent à cette période les esclaves qualifiés et les membres de la population libre. Leur soutien à la colonisation britannique leur vaudra d'être reconnus, après une bataille acharnée certes, comme citoyens libres et égaux de Maurice. En vérité, seuls les esclaves travaillant aux champs souffrirent de la conquête britannique et de l'expansion de la culture de la canne à sucre: ils endurèrent des charges plus lourdes de travail et une mobilité plus restreinte. Leur situation n'évolua pas énormément après l'abolition de l'esclavage puisqu'ils furent obligés de rester exactement là où ils étaient. L'auteur le souligne au chapitre 5: ce n'est qu'après l'abolition de l'apprentissage que la transition a été effective pour eux – et de manière spectaculaire: ils furent portés disparus par le gouverneur. Pire, on les avait dépossédés de leur maison et de la majorité de leurs biens, déjà très maigres. Quant aux anciens propriétaires d'esclaves, ils furent contraints de recourir à de la main-d’œuvre venant d'ailleurs.

De cette période de transition, l'une des plus dramatiques que l'île ait connue, peu d'ouvrages font état. Plutôt que la vie des anciens esclaves, c'est celle de plus éminents acteurs économiques qui a été l'objet d'études. La seconde moitié du XIX e siècle sera marquée par l'arrivée d'un demi-million de travailleurs, majoritairement indiens. Jean Claude de l'Estrac consacre à juste titre quatre chapitres à étudier le phénomène de migration de masse, l'adaptation à une nouvelle terre par les laboureurs et marchands indiens, et la transformation démographique, culturelle et économique de la société mauricienne.

Le passage d'une politique élitiste à la politique de masse, l'auteur le raconte sous l'angle des confrontations qu'il a engendrées. Il semble privilégier une interprétation ethnique de l'évolution politique plutôt qu'une analyse basée sur la classe sociale, bien qu'il soit difficile, à Maurice, de parler de l'une sans aborder l'autre. C'est l'agitation politique et culturelle, dont on retrouve les semences au XIX e siècle, qui marquera le XX e siècle. La réussite économique d'une certaine partie de la population indienne accroît la mobilité ainsi que l'intérêt pour la vie politique. Le phénomène se manifestera dans d'autres colonies: cette transition entraînera de même bouleversements sociaux et revendications politiques.

Mais à la différence d'autres colonies, Maurice est marquée par l'absence d'une forte élite économique et intellectuelle parmi les descendants d'anciens esclaves. Jusqu'au XX e siècle, la voix de ceux-là ne se fait guère entendre, d'où la difficulté, lorsqu'on rassemble l'histoire des différentes composantes de la population dans un seul et même récit, de garder une certaine cohérence. A ce titre, il faut saluer les efforts d'équilibre de l'auteur de Mauriciens enfants de mille combats qui réussit mieux là où d'autres ont échoué.

Il faut le reconnaître. Si notre société n'a pas été capable jusqu'ici d'atteindre une complète harmonie, c'est sans doute que la période de transition culturelle et d'adaptation n'est pas révolue. Ce qu'il y a de beau dans l'étude de l'Histoire, c'est que l'on peut survoler des siècles, et reconstruire la perspective, ce à quoi la plupart des autres disciplines ne peuvent prétendre. Maurice et son histoire est un inépuisable objet d'observation scientifique; territoire exigu sans popula tion indigène construite de gens venus de partout, elle a réalisé en seulement deux siècles ce que d'autres sociétés ont atteint en beaucoup plus de temps. Voilà qui devrait réconforter ceux qui doutent parfois de l'exis tence d'un «mauricianisme». S'il a fallu aux Anglais et aux Français des siècles pour développer une identité proprement britannique et proprement française, pourquoi exiger des Mauriciens qu'ils développent la leur en moins deux siècles?

La richesse qu'a léguée aux Mauriciens leur histoire particulière, les Français l'ont reconnue, de même que les Anglais. La «gestion» des relations «interculturelles» a toujours été une source de problèmes dans une société coloniale; l'île Maurice moderne n'en est pas épargnée. Mais cela n'empêche pas les Mauriciens de vivre chaque jour leur unicité.

Après Mauriciens enfants de mille races, ce deuxième récit historique de Jean Claude de l'Estrac, Mauriciens enfants de mille combats, est une nouvelle contribution majeure aux efforts des historiens de démêler les nombreux fils qui tissent la riche tapisserie qu'on appelle la société mauricienne.

Dr Vijayalakshmi Teelock


 

 
Logo