Ayiti

Haïti, quelles élites !

Jean Erich René
 

En observant de près nos élites nous nous demandons dans quelles mesures elles pourraient vraiment contribuer à la promotion économique et sociale d’Haïti. On assimile la bourgeoisie haïtienne à l’élite économique et certains membres de la classe moyenne à l’élite intellectuelle. Bourgeoisie et Classe moyenne sont deux concepts déjà flous en Haïti. Notre plus grande source d’erreur vient du fait que nous empruntons des cadres théoriques exotiques pour saisir la réalité haïtienne. Comme des perroquets, dans un psittacisme béat, nous répétons la classification occidentale courante sans tenir compte de la configuration réelle de notre société. Aussi nos analyses n’ont aucune valeur opératoire et la problématique haïtienne demeure insoluble puisque nos hypothèses sont biaisées.

Une coupe instantanée des élites haïtiennes nous permet de distinguer:

  1. Une bourgeoisie locale qui n’est pas haïtienne, ni nationale, ni nationaliste. Elle est formée d’éléments composites et disparates. Des groupes ethniques d’origines différentes qui n’ont pas de caractéristiques communes. Ils n’ont pas les mêmes aspirations, ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Donc ils ne sauraient constituer une classe sociale. Pourtant ils sont les seuls exportateurs des denrées nationales: café, cacao, coton, pite, mangues, campêche etc... Ce sont de grands propriétaires fonciers. Ils maîtrisent le bord de mer aussi bien que toutes les avenues de l’économie nationale. Le manque d’homogénéité de cette bourgeoisie est un handicap majeur à un plan d’avancement commun pour le pays.
     
    Le groupe des mulâtres est en conflit perpétuel avec les libanais qui de leur côté concurrencent les immigrants d’origine européenne. Le sectarisme qui affecte la bourgeoisie haïtienne lui enlève tout pouvoir sur les autres groupes sociaux. Elle ne peut pas constituer une élite économique c’est à dire un modèle à suivre parce que la plupart de ses transactions consistent en contrebandes et en rapines de toutes sortes. Sa comptabilité est généralement opaque et laisse transparaître clairement ses fourberies. Nos hommes d’affaires refusent de payer les taxes.
     
    Il n’y a donc aucune rationalisation qui puisse témoigner de leur performance, de leur capacité d’administrer au point de faire école. Au contraire la bourgeoisie haïtienne n’est pas du tout l’exemple à suivre. Par son esprit de flibusterie, son manque d’intérêt pour le développement national et l’émergence d’autres groupes sociaux, la bourgeoisie haïtienne se trouve dans l’incapacité relative de mettre sur pied un projet historique visant le développement économique et la modernisation d’Haïti.
     
  2. La classe moyenne, un concept difficile à cerner. Elle est composée surtout d’éléments en perpétuels mouvements. Ils gravitent soit autour de la bourgeoisie traditionnelle soit dans les hautes sphères politiques en prenant une allure de révolutionnaires. On y rencontre une élite intellectuelle et administrative qui pour la plupart sont des fonctionnaires de l’Etat. Ils adoptent un comportement analogue à la bourgeoisie en copiant leur mode de vie. On peut les identifier comme une bourgeoisie de fonctionnaires. La politique devient pour eux un levier social. Cette contrainte les porte à exercer de fortes pressions sur la scène politique afin de s’équilibrer économiquement et conserver leur statut social.
     
    D’où cette multitude de candidats aux fonctions électives. Ils ne sont ni de gauche ni de droite et se comportent comme des acrobates. Les deux plus grandes plate-forme de la promotion sociale en Haïti sont: l’Eglise et l’Armée. Le prêtre et le militaire en dépit de leurs différences présentent les mêmes caractéristiques et les mêmes aspirations sociales. En un temps éclair, grâce à leurs uniformes, ils peuvent brûler les étapes et changer complètement de statut. C’est la voix cardinale qu’utilisent couramment les fils du peuple pour se projeter à l’avant-scène. En dépit de tout, nos élites intellectuelles et administratives ne font preuve d’aucune indépendance. Elles ne se lancent pas en affaires pour garantir leur autonomie. Souvent elles se rapprochent de la Bourgeoisie locale pour lui soutirer des miettes. Si elles perdent leurs fonctions il y va aussi de leur statut social. Beaucoup d’entre eux prennent faussement l’allure de redresseur des torts faits aux classes défavorisées.

Théoriquement le projet de rénovation nationale repose à tort ou à raison sur le dos de l’élite intellectuelle haïtienne qui affiche un comportement ambigu. La connaissance ne peut pas être seulement théorique, elle est aussi praxis. L’élite intellectuelle haïtienne dispose de préférence d’un savoir contemplatif mais non révolutionnaire c’est à dire générateur de changement.

Elle cherche à charmer une audience par des envolées oratoires. Face à son incapacité à dresser le chantier de reconstruction nationale elle rejoint la bourgeoisie traditionnelle même si elle se dit socialiste ou bien elle met en branle la révolution en faisant appel à la violence. Dans les deux cas elle ne fait que s’enrichir. Le progrès économique préalable à l’avancement social d’Haïti n’est pas du verbiage. Il ne figure nullement dans l’agenda de l’élite intellectuelle haïtienne actuelle et passe en dehors des préjugés mesquins de cette bourgeoisie déracinée. Haïti, quelles élites!

Jean Erich René
juillet 2005