Les contes suivants m'ont été contés quand j'étais
enfant par une négresse de Cayenne (Guyane Française).
Née sur les côtes de Guinée et amenée à huit ans à
Cayenne comme esclave, il n'est pas impossible que les
contes dont elle se souvenait fussent originaires de son
pays. Je ne saurais donc affirmer qu'ils soient réellement
créoles, surtout le premier : Papa Tigre et Papa Mouton.
Le chant qu'on y trouve n'est pas en tous cas, en langue créole.
J'ai reproduit ces récits, tels qu'ils sont
restés dans ma mémoire, sans y rien changer. Je les
donne seulement en français, bien que je les aie entendus
en créole; ils y perdent à plus d'un point de vue.
J'ai tâché de conserver l'allure du style original. Le nègre
qui conte une histoire le fait avec beaucoup plus d'art
que nos paysans. Très observateur des détails, il se
plait à les décrire; habile à saisir les ridicules et les
travers il les traduit aussitôt en chansons qui ne sont ni
sans charme ni sans finesse. Le tour de ses phrases est
souvent poétique.
En voici une exemple pris sur le vif.
Mon grand père prenait un jour l'air sur sa terrasse à
Cayenne; une de nos nègresses s'approche et voyant un
nuage elle s'adresse à mon grand père et lui dit: Il
k'aller à Paris? li k'aller voir maîtresse? — Ah ! si
mô li (Ah ! si j'étais ce nuage).
— Quel poète eût
trouvé plus jolie chose et aussi bien exprimée ? Loys Bruyère.
Papa Tigre et Papa Mouton
Il y a longtemps, le Mouton était redouté
de tous les animaux de la savane et des grands bois.
Quand il passait le long du chemin, marchant lentement,
la figure grave et sévère, avec sa grande barbe et ses
cornes recourbées, on était saisi de terreur et les animaux qui le rencontraient lui faisaient de grand saluts,
puis se sauvaient à toutes jambes.
— Avait-il jamais
mangé quelqu'un de ses voisins ?
Les commères du pays
n'osaient l'affirmer, mais il avait l'air si terrible que
comme on dit: mieux valait le croire que d'aller y voir.
A force d'entendre répéter qu'il était redoutable, il
avait fini par le croire pour tout de bon. Même une fois
s'étant penché sur un ruisseau pour y boire, il aperçut
son image dans le courant et sauta de frayeur à trois
pas en arrière à la vue de sa barbe et de ses cornes. Un tigre, qui demeurait non loin de la case de papa
Mouton, s'arma un jour de tout son courage et résolut
de faire une visite de politesse à son voisin. Il emmena
avec lui son fils, petit tigre déjà haut sur pattes.
— Du
plus loin qu'il aperçut papa Mouton il le salua très
humblement et quand il fut près il lui demanda des
nouvelles de toute sa famille.
— Voisin, je suis venu
pour vous rendre hommage et ma femme se fût fait un
plaisir de rendre ses devoirs à madame Mouton, si elle
n'avait été retenue chez elle par une indisposition. Papa
Mouton invita papa Tigre et son fils à entrer dans sa
maison. Pendant que les deux pères causaient gravement
des affaires du pays, petit Tigre alla jouer dans le jardin
avec petit Mouton. Sois bien poli avec petit Mouton, lui
dit son père, car sans cela il te mangerait.
Voilà les deux enfants qui se mettent à jouer; au
bout d'un instant petit Tigre saute sur petit Mouton et
le culbute. Et petit Mouton de rire !
— Tiens, comme
tu as de petites dents ! lui dit petit Tigre.
— C'est
comme cela dans ma famille; celles de papa sont tout
pareilles, reprend petit Mouton.
— Cette répartie fit
réfléchir petit Tigre et quand, la visite finie, le père et le fils eurent quitté leurs hôtes, petit Tigre n'attendit
pas que papa Mouton eût fermé la porte de sa case pour
dire à son père: Papa, papa, petit Mouton a des dents
toutes petites et il m'a dit que celles de son père n'étaient pas plus longues que les siennes.
— Tais-toi donc,
tais-toi donc, gamin si papa Mouton nous entendait,
il nous mangerait tous les deux.
Papa Tigre résolut pourtant de savoir à quoi s'en
tenir sur ce sujet. Vraiment, papa Mouton lui avait
semblé fort gras, et, rien que d'y songer, il en passait
sa langue sur ses moustaches. Comment voir les dents
de papa Mouton? Ce n'était pas facile. Papa Mouton
ouvrait à peine la bouche pour parler et sa barbe lui
cachait en outre la lèvre inférieure et le menton. L'occasion vint pourtant au Tigre comme à ceux qui savent
l'attendre.
— Le jour où papa Mouton et son fils lui
rendirent visite, pendant que les enfants jouaient au
dehors, il les fit toutes sortes de politesses à Mouton, et lui
servit une bouteille de son meilleur vin, puis une
seconde et une troisième. Papa Mouton devint d'une
gaieté folle, et, perdant son sérieux, il ouvrit la bouche
toute grande afin de rire à son aise. Papa Tigre vit alors
les petites dents de son convive. Sans hésiter, il sauta
sur le Mouton et l’étrangla. Entendant crier son père,
petit Mouton se sauva au plus vite et put rentrer chez
lui avant que le Tigre, acharné à sa première proie, eût songé à le poursuivre.
Ce ne fut le long du jour que pleurs et gémissements
dans la case du Mouton. Maman Mouton et son enfant
criaient que c'était pitié de les entendre. Au bruit qu'ils
menaient, la Reine des Oiseaux accourut du grand bois
voisin et se perchant sur le toit de la case, elle demanda à maman Mouton la cause de son chagrin.
— Hélas,
charitable dame, papa Tigre a mangé mon pauvre mari !
Nous n'oserons plus sortir mon enfant et moi, car il va
venir rôder de ce côté pour nous manger aussi. —
Émue de sa douleur, la Reine des Oiseaux la consola
de son mieux et lui promis une vengeance éclatante.
Puis, en quelques coups d'ailes, elle atteignit bientôt la
forêt prochaine. A son appel répondirent tous les oiseaux
des grands bois: les plus gros Haras aux plumes éclatantes,
les Cacatoës à la huppe blanche, des milliers de Perruches émeraudes au bec de corail, les petits Colibris et
les Oiseaux-Mouches qui ont l'air de pierres précieuses
auxquelles le bon Dieu aurait donné des ailes.
La Reine
leur raconta la mort de papa Mouton. Jurons de venger
notre voisin s'écria-t-elle. Nous le jurons! piaillèrent,
sifflèrent, crièrent, les oiseaux, chacun dans son langage
A ce bruit assourdissant, les Caïmans coururent se
cacher dans les grandes herbes, les Boas et les Serpents à sonnettes rentrèrent précipitamment dans les fentes
des arbres.
— Ayez confiance, dit la Reine des Oiseaux!
Demain, c'est dimanche, je donnerai une grande fête
dans la forêt. Aussitôt que la grande messe sera finie, je
veux que tous les oiseaux des bois se rassemblent. Mes
gentilles perruches, volez de tous les côtés faire des
invitations. Disposez tout pour la fête; soyez exactes à
l'heure dite et obéissez-moi en chaque chose. Pour moi,
je vole inviter papa Tigre. Flatté de la visite de la Reine
des Oiseaux, papa Tigre promit de venir au grand bal
dans la forêt. Il mit ses plus beaux habits, frisa ses
moustaches et, avant de partir, il embrassa sa femme sur
la bouche et son fils sur les deux joues.
Dès qu'on le vit qui arrivait, la Reine des Oiseaux
cria à tous ses sujets: prenez vite vos rangs, formez
les quadrilles et que chacun de vous se mette à danser
en cachant sa tête sous son aile. Musique, jouez! Et
l'orchestre joua :
Tig, tig, malinboin
La chelema che tango
Redjoum
La chelema che tango !
La Reine des Oiseaux vola au devant de papa Tigre
et lui souhaita la bienvenue. Comme c'était beau, la
fête! Papa Tigre en était ébloui! De longues files d'oiseaux aux riches plumages se faisaient vis-à-vis. Le quadrille commence seulement, dit la Reine, vous serez
mon cavalier. Papa Tigre se mit à coté de sa danseuse
et l'orchestre joua :
Tig, tig, malinboin, etc.
Aussitôt les oiseaux, la tête sous leur aile, se mirent à sauter en cadence. La Reine cacha aussi sa tête, et
quand, tout glorieux et marchant la tête haute, papa
Tigre voulut faire les premiers entrechats, elle s'écria :
«Mais, papa Tigre, vous n'y songez pas ! L'étiquetteà ma cour est que pour prendre part à la danse, il faut
n'avoir pas de tête. Voyez plutôt tous mes invités; ils
croiraient manquer aux manières de la haute société,
que dis-je? à la plus simple politesse, s'ils osaient lever
la tête devant leur souveraine. Allez, mon ami, faites
comme eux et vous pourrez figurer avec honneur dans
le quadrille de la Reine des Oiseaux. Papa Tigre devint
rouge de honte !
— Ma reine, s'écria-t-il, je vous demande humblement pardon de mon manque d'usage.
Je suis chasseur sauvage, habitué à passer des nuits
entières à l'affût, et j'ignore tout à fait les coutumes des
cours. Veuillez me promettre une contredanse et je reviens à l'instant dans le tenue que vous demandez.
En quelques bonds, papa Tigre fut chez lui. Il dit à
sa femme: Ma femme ! pour avoir l'honneur de danser
chez la Reine des Oiseaux, il faut n'avoir pas de tête;
j'ai vu tous les invités qui dansaient de cette façon.
C'est l'étiquette de la cour. Prends cette hache et coupe-
moi la tête.
— Tu l'as déjà perdue, mon pauvre mari, lui
répondit maman Tigre. Au lieu d'aller danser avec des
reines, tu ferais bien mieux de rester chez toi tranquillement avec ta femme et tes enfants. Je n'aime pas les
maris qui plantent là leur femme pour passer la nuit
au bal.
— Si tu ne veux pas m'obéir, hurla le Tigre en
fureur d'être querellé par sa femme, je t’étrangle à
l'instant. Alors maman Tigre saisit la hache, et d'un coup trancha la tête de son mari. Il en mourut bel et
bien, comme vous pensez.
Des perruches placées en embuscades partirent aus
sitôt à tire d'ailes porter la nouvelle de la mort du
Tigre à la Reine des Oiseaux. Les oiseaux retirèrent
alors leur tête de dessous leur aile; on fit entrer
tous les animaux de la forêt; chacun voulut embrasserà son tour maman Mouton et son fils. Ensuite on s'ali
gna pour la danse, et l'orchestre se mit à jouer : Tig, tig, malinboin
La chelema che tango
Redjoum
La chelema che tango !
Vous dire comme on sauta, comme on se trémoussa ! N'est vraiment pas croyable. Enfin il fallut bien s'en
aller, car tout finit en ce bas monde, mais auparavant
on fit une quête dont on remit l'argent à petit Mouton
et à sa mère.
Moutons et vous enfants qui m'écoutez, que la mort
de papa Mouton vous serve de leçon: mieux vaut ne
pas ouvrir la bouche que de rire avec les gens qu'on
ne connaît pas. Loys Bruyère
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