On l'appelait Ti-Choute, parce qu'elle ressemblait à un superbe chou à pomme, en pleine
floraison ou à une belle «tête de chou de Chine»
violet rempli de la sève nourricière de la bonne
terre du Morne-Rouge. C'était une belle petite
négresse de huit ans, grasse à souhait, avec un
joli visage noir, des yeux pétillants de malice et
son épaisse toison de cheveux crépus en nattes
serrées; vêtue d'une fraîche robe d'indienne, ses
pieds nus dans des alpargates, elle riait et chantait tout le long du jour. Elle était réellement
heureuse, elle avait une maman qui la soignait
avec amour, elle allait à l'école et au catéchisme,
que fallait-il de plus à l'innocente? Elle ne connaissait pas encore la méchanceté humaine et
ouvrait très grands, sur la nature et la vie,
des yeux émerveillés.
Lorsque l'enfant allait à l'église, elle avait
d'étranges distractions dont était responsable la
Sainte Vierge Marie. Souvent elle n'écoutait pas
ce que disait le vieux curé, elle regardait la Vierge et oubliait le reste en sa contemplation. La
dame au suave visage, vêtue d'azur et couronnée
d'étoiles, qui tendrement serrait entre ses bras
son divin fils, la ravissait d'admiration. Un long
colloque mystérieux s'engageait alors entre la
madone et l'enfant.
Ti Choute visitait chaque jour sa céleste amie,
elle lui apportait les plus frais bouquets, balbutiait d'enfantines prières, plus belle encore que
des fleurs. Hélas, la malheur vient quand on n'y
pense pas. Ti Choute perdit sa mère, avec le pauvre cercueil sa joie d'enfant heureuse fut enterrée. Son oncle qui n'était pas méchant la recueillit mais sa tante, en fut grandement contrariée.
Elle persécutait l'enfant avec son humeur acriâtre et sa méchanceté, car son mari, ouvrier
des champs, restait à peine au logis. Ti Choute
s'entendit répéter qu'elle était une charge trop
lourde, qu'il fallait travailler dur pour payer
l'hospitalité accordée.
Elle n'allait plus au catéchisme ni à l'école;
mais elle fut chargée de la surveillance de quatre
marmots turbulents qui étalaient leur nudité au
soleil. Elle nettoyait la vaisselle, faisait cuire
les légumes, portait à manger aux cochons dans
le bois voisin; enfin elle faisait à peu près tout
l'ouvrage de la ménagère qui en profita pour
s'adonner à la paresse et au bavardage.
Comme récompense à son travail, l'orpheline
recevait une maigre nourriture assaisonnée de
soufflets. A ce régime elle avait beaucoup maigri, son
joyeux visage d'enfant heureuse était devenu un
pauvre petit visage triste aux yeux mendiants.
Un soir la méchante femme envoya Ti Choute
rentrer les cochons. La fillette pleura car elle
avait peur, mais il fallut obéir à la menaçante
mégère. Elle détachait les animaux en frissonnant de terreur, il faisait déjà nuit, les buissons
prenaient des formes fantastiques, les grands
arbres ressemblaient aux géants des contes de
fée, quand soudain d'un épais fourré surgit un être horrible. Un nain bossu aux pieds et aux mains énormes
avec une grosse tête au mufle écrasé, aux yeux
en boule de loto remplis de méchanceté, un être
effrayant comme l'enfant n'en avait jamais vu,
même dans ses plus affreux cauchemars. Sidérée,
les pieds rivés au sol, elle voyait approcher le
monstre, tandis que les animaux s'approchaient
en grognant de joie.
Arrivés près d'elle le nain posa sa grosse main
gluante sur les petits doigts tremblants; «Suis-
moi» dit-il d'une voix rauque, et il fit pour l'entraîner un geste brutal. En ce péril éminent,
Ti Choute retrouva pour se défendre l'appel des êtres en détresse, un cri déchirant emplit l'espace :
«Maman, maman au secours.»
Hélas sa
mère n'était plus, et à cette heure tardive nul
chrétien n'entendit l'appel. Etouffant de sa main
libre les cris de la fillette, le monstre l'emporta.
Elle avait la sensation d'une course mortelle
vers un but terrible, une sueur froide l'inondait
comme à l'heure de l'agonie et elle gémissait dans
son cœur :
«Maman, maman…»
Le nain s'arrêta devant une case construite au
plus épais du bois, l'enfant repris courage. Peut-être là trouverait-elle une âme compatissante qui
la sauverait.
Violemment comme on se décharge d'un encombrant paquet, son compagnon la jeta sur un
banc. Alors Ti Choute, regardant autour d'elle,
se reprit à trembler. La case était puante de
saleté, haillons et ordures s'étalaient partout.
De grands pots ébréchés s'alignaient sur une
planchette; dans un coin, une étrange pierre plate
et un coutelas aiguisé. La maîtresse de la case,
une vieille sordide, était aussi laide que le reste
et son visage reflétait une diabolique méchanceté
en se fixant sur la fillette.
- Çà bon, çà bon Germa, dit-elle au nain, ou
bien travaille dumain matin maîte là qué content1.
Puis sans plus s'occuper de l'enfant, elle se mit à raviver le feu, sous une soupe innommable qui
bouillait sur un foyer rudimentaire formé de
quatre roches.
Ti Choute prit son courage à deux mains :
«Madame, supplia-t-elle, et sa faible voix produisait un effet étrange; madame pourquoi
m'avez vous fait venir ici, mon oncle sera inquiet, et il est tard et puis les cochons se sont
sauvés, acheva-t-elle dans un sanglot.»
- Ou peut pleurer ma fi, çà pa ka fait aïen
ou pis ké janmin retourné à kaye où. Dumain
matin où ké save, répondit la vieille avec un
ricanement fait de menaçant plaisir2.
Ti Choute passa une partie de la nuit à pleurer
en priant :
«Maman, Maman, Sainte Vierge Mère
de Dieu, priez pour nous pauvres pêcheurs...»
A l'aube elle dormait d'un lourd sommeil dont
elle fut tirée par quelqu'un qui la secouait bien
fort, la sorcière debout lui criait :
«Lévé lévé ti
mammaille cé l'heu.»3
L'enfant réveillée,
elle la bâillonna pour étouffer ses cris, lui enleva
ses habits, la coucha sur une pierre froide comme
un tombeau, une lame brilla sur la tête de Ti
Choute horrifiée qui priait toujours en son cœur :
«Maman Maman, Sainte Marie...»
Un coup sec
trancha la carotide, la petite tête s'inclina ainsi
qu'une fleur fauchée, sous un flot de sang rouge.
La vieille qui semblait la prêtresse d'un rite sanguinaire faisait d'étranges incantations. Elle recueillit le sang soigneusement dans un vase ébréché, avec une sûreté de main qui témoignait
d'une longue habitude, elle découpa le corps,
s'empara de certains organes nécessaires à ses
diableries, puis elle dévora avec un plaisir inouï
le cœur encore chaud. Aidée de son fils, le montre Germa elle enterra le cadavre mutilé sous
une fosse d'ignames.
Le lendemain à la même heure, où Ti Choute était arrivée, oiseau tremblant pris au piège, la
sorcière fumait tranquillement sa pipe quand
dans l'encadrement de la porte surgit une merveilleuse apparition: Une belle dame au manteau
d'azur qui portait sur une splendide chevelure
d'or une scintillante couronne d'étoiles. Elle
tenait par la main, une radieuse enfant, vêtue de
lumineux rayons: Ti Choute. La dame attachait
sur la sorcière un céleste regard empreint de
colère et de reproche aussi.
Et soudain, son existence remplie de crimes
affreux lui apparut. Tout l'horreur sombre de
sa vie, en regard de l'éternelle beauté. Pas un
rayons clair. Du commencement à la fin du sang...
du sang... du sang...
La merveilleuse vision disparaissait. Maintenant le cœur innocent mangé par la veille dévorait
la poitrine de la sorcière, une vague brûlante lui
monta au cerveau, elle était folle. Mille Ti Choute
dansaient autour d'elle, lui arrachaient les yeux,
les dents, la mordaient, la griffaient en tous sens.
Elle sortit en hurlant de sa case, poursuivie par
ses persécutrices. Deux jours elle courut par le
bois et tomba dans le ravin où elle se cassa le
cou. Des bûcherons épouvantés s'enfuirent en
voyant une horrible vieille emportée par un
diable qui riait.
Quelque temps après l'affreux Germa fut tué,
en coupant un arbre qui l'écrasa dans sa chute,
et son corps pourrit sans sépulture car il est écrit «Malheur à celui qui fait mal à un de ces petits».
- C'est bon, c'est bon, Germa, dit-elle au nain, tu
as bien travaillé, demain matin le maître sera content.
- Tu peux pleurer ma fille, ça ne fait rien, tu ne vas
jamais retourner chez toi, demain tu sauras pourquoi.
- Lève-toi, lève toi, enfant, c'est l'heure.