Lapin !... - Qui ouangue ?
Le roi venait de terminer sa récolte, qui comprenait notamment
une certaine quantité de ouangue1.
Il la mit à sécher au soleil.
Le lapin, qui avait un emploi à la cour de ce prince, est encore
plus gourmand que rusé, à moins qu'il ne soit plus rusé que
gourmand, ou bien encore qu'il n'amalgame à doses égales la ruse
et la gourmandise.
Quoi qu'il en soit, le lapin, profitant d'un moment où personne
n'était dans les environs, se précipita sur le ouange du roi, et le
mangea sans plus de façons que si c'eut été du ouange appartenant à des gens du commun.
Après cet acte de gloutonnerie, il jugea prudent de mettre une
certaine distance entre lui et le roi. Le voilà donc parti ventre à
terre, moins léger qu'il ne l'eut voulu cependant, sa digestion
n'étant pas encore faite.
Il alla visiter tous les parents et tous les
amis qu'il possédait dans le pays d'alentour, même de simples
connaissances qu'il n'avait pas vues depuis fort longtemps, et qui le
regardèrent un peu comme s'il était tombé du ciel. Bref, tant bien
que mal, plutôt mal que bien, il dépensa une couple de jours loin
de sa demeure habituelle. Après quoi, il reprit au petit trot le
chemin de la cour.
Je vous laisse à penser le bruit qu'y avait fait l'audacieux larcin
commis par notre rongeur. Le roi était entré dans une colère
terrible. Si l'on eut mangé le ouange de toute autre personne,
voire d'un de ses ministres, peut-être un de ses ministres même, il
aurait sans doute trouvé la plaisanterie fort bonne. Mais il s'agissait
de son propre ouange, à lui roi, et si les monarques, dit-on,
aiment à prendre quelques fois le bien d'autrui, ils n'entendent mie
qu'on use de représailles à leur égard.
Notre prince avait voulu qu'on trouvât le coupable sur l'heure. Et
pour arriver plus vite à ce résultat, l'exécuteur des hautes œuvres
avait commencé à ouvrir le ventre à quatre ou cinq courtisans que
l'on jugeait capables d'avoir commis le crime.
Ce que voyant, les
autres adressèrent au monarque une pétition dans laquelle ils le
suppliaient d'ordonner que la cour prendrait sur l'heure un vomitif
général. Par ce moyen, assuraient-ils, on parviendrait à connaître
tout aussi surement la vérité, sans compromettre la vie des fidèles
sujets de sa majesté, que lesdits fidèles sujets seraient cependant
très heureux de lui sacrifier à l'occasion. Le roi voulut bien les
croire, et la cour ne tarda pas à présenter un spectacle sur lequel
il est inutile d'insister. Au milieu de l'émotion et du brouhaha causés par ces évènements,
personnes n'avait remarqué la disparition de lapin. Mais il était évident que, dès son retour, cette absence même, dont on s'apercevrait alors, attirerait immédiatement les soupçons sur lui. Cela ne
manqua pas de se produire.
Au moment où notre voleur fit sa rentrée au palais, un grand
nombre de sujets étaient dans l'antichambre, commentant les évènements de la veille et de l'avant-veille. En apercevant le lapin,
il n'eurent qu'un coup d'œil à échanger pour comprendre que la
même pensée leur venait à tous en même temps.
Notre glouton
s'avançait vers eux en affectant l'air innocent et tranquille d'un
honnête bourgeois qui rentre d'une promenade matinale; mais au
fond de lui-même il se sentait peu rassuré, et la pensée de son
crime ne le quittait pas d'une seconde.
Le plus âgé des fonctionnaires présents fit un pas hors du groupe
avec l'intention bien évidente d'interroger le nouvel arrivant, et
commença ainsi:
— Lapin...
— De quel ouange me parlez-vous?.. s'écria celui-ci en sursautant.
Il n'en fallut pas davantage. On tomba sur lui, on l'arrêta, et le
ministère public n'eut pas grand peine à le faire condamner aux
plus terribles supplices. Le lapin, par son empressement à parler
d'un fait dont il ne pouvait encore avoir connaissance, s'était trahi
lui-même.
Georges Haurigot
- Ouange, sésame.
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