Ayiti

S.O.S POUR L'ÉCOLE HAÏTIENNE EN PÉRIL
ET LA VALORISATION DU MÉTIER D'ENSEIGNEMENT

par Josué MÉRILIEN, Jean Frito CHARLES, Norbert STIMPHIL
membres de l'UNNOH (Union Nationale des Normaliens d'Haïti)

[©1995. Traduction créole: Jean F. Charles. Édition du Centre Haïtien de Productions Artistiques et Culturelles (CEHPAC). Courtoisie: E. W. VEDRINE CREOLE PROJECT, Inc.]

Ecoliers
Photo © by Marie-Jo Mont-Reynaud

«Offrir à tous les individus de l'espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d'assurer leur bien-être, de connaître et d'exercer leurs droits, d'entendre et de remplir leurs devoirs; assurer à chacun la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions auxquelles il a le droit d'être appelé, de développer toute l'étendue des talents qu'il a reçus de la nature et, par là, établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre réelle l'égalité politique reconnue par la loi. Telle doit être le premier but d'une instruction nationale et, sous ce point de vue, elle est pour la puissante publique un devoir de justice» (CONDORCET, 1792)

L'importance de l'éducation dans toute société n'est pas à démontrer; c'est un fait indéniable. Toute société voulant s'engager dans le processus d'un développement intégral doit miser d'abord et avant tout sur l'éducation, considérée par John Dewey comme «la méthode fondamentale du progrès...»1

A ce carrefour décisif de notre histoire, n'est-il pas impératif pour l'état Haïtien de prendre en main l'éducation et de faire en sorte qu'elle soit effectivement «la mise» en oeuvre de moyens propres à assurer la formation et le développement des individus»2 ? Assurer la formation et le développement de tous les membres de la société haïtienne et non d'un petit groupe, c'est là une tâche primordiale à laquelle l'état démocratique en construction ne peut se dérober.

D'ailleurs, n'a t-il pas été question pour l'état, dans le plan de Paris, de se désengager de certains secteurs pour s'engager à fond des secteurs Santé, Justice et Education?

DIAGNOSTIC DE LA SITUATION DE L'ÉDUCATION EN HAÏTI

L'éducation, porte ouverte sur le progrès, n'a jamais été une priorité pour les dirigeants haïtiens, c'est la raison pour laquelle les investissements de l'état dans le domaine de l'éducation étaient si faibles, oubliant d'une part que: investir dans l'éducation c'est investir dans l'homme considéré en effet, comme la première richesse d'un pays et d'autre part que «les peuples pourvus du meilleur potentiel éducatif sont ceux dont les progrès seront les plus rapides»3

L'État, toujours démissionnaire en ce qui concerne l'éducation, n'a su donc mettre en place aucun mécanisme réel de contrôle. Ainsi la qualité de l'enseignement dispensé dans les écoles, la qualité des professeurs, les conditions matérielles de travail et le mode de fonctinnement des écoles, tout cela semble n'interesser nullement les dirigeants.

C'est cette absence de contrôle qui a engendré la «borlétisation»4 de l'école haïtienne devenue, depuis un certain temps, l'une des entréprises les plus rentables. La majorité de ceux qui se lancent dans cette activité n'ont qu'un seul objectif: gagner de l'argent. Pour atteindre cet objectif, ils n'hésitent pas à embaucher comme «professeur» des gens n'ayant aucune qualification, très peu exigeants, acceptant de travailler dans n'importe quelle condition.

Par consequent, les directeurs d'écoles privées n'ont aucun intérêt à employer des professeurs qualifiés et compétents s'ils ne sont pas contraints à le faire.

Ils sont rares les directeurs d'écoles ayant le souci réel de la formation des élèves et du développent professionnel des enseignants. Il faudrait, aujourd'hui en Haïti, comme le philosophe Dirogène dans l'antiquité, se promener à travers les rues et en plein jour, avec non pas, en main, une bougie allumée mais des projecteurs puissants, à la recherche de directeurs d'écoles privées ayant le souci de prioriser les intérêts supérieurs de l'éducation.

Nous comprenons le fait qu'il soit pour eux légitime de chercher à tirer du profit mais, se soucier seulement du bénéfice à tirer, en terme d'argent et pour cela, employer des gens sans qualification ni compétence qui, au lieu de former, ne font que déformer, est, à notre sens, absurde et indécent et c'est aussi un crime contre la nation.

La démission hier et aujourd'hui de l'état en ce qui concerne l'éducation, la pollution de l'univers scolaire par l'esprit mercantile, voilà en gros ce qui explique l'état déplorable de notre système éducatif, cette si grande baisse du niveau de l'enseignement et la production par l'école haïtienne de tant «d'handicapés intellectuels» incapables de réfléchir, de penser.

Alors, l'on peut se demander, si les dirigeants, dans l'état démocratique en construction ou l'éducation, comme prévu dans le plan de Paris, fait partis des secteurs prioritaires, peuvent se fermer les yeux sur pareil état de choses et laisser dégringoler l'école à ce rythme?

Ne dit-on pas souvent: «Tant vaut l'école tant vaut la nation»?

Aujourd'hui, que vaut l'école haïtienne et que vaut la Nation Haïtienne?

Que vaudront demain l'école et la Nation Haïtienne, si rien n'est fait?

N'est-il pas du devoir des dirigents actuels de prendre, sans tarder, les mesures qui s'imposent afin de remédier à cette situation qui a trop duré et dont les principles victimes sont d'abord les élèves, les professeurs, les parents et ensuite la Nation?

SITUATION ÉCONOMIQUE ET FINANCIERE DES PROFESSEURS

Toujours très critique, la situation des professeurs sur le plan économique et financier n'a cessé, avec la flambée des prix, de se détériorer. L'augmentation de plus de 300% du taux d'inflation a considérablement diminué le pouvoir d'achat déjà faible des professeurs.

Les professeurs vivent sur le plan financier en particulier un drame difficile à gérer. D'un côté, leur salaire demeure fixe alors que de l'autre, leurs dépenses ont, pour le moins, triplé. D'où un déséquilibre entre les revenus et les dépenses. Le professeur s'enfonce chaque jour davantage dans le gouffre affreux de la désépargne et vit une situation d'endettement chronique. Il n'a pas de sécurité sociale, c'est-à-dire pas d'assurance médicale, de système de crédit.

L'inexistence d'un système de crédit place la quasi totalité des professeurs à la merci des ususiers (ponyadè) qui fixent à leur guise, sans aucun contrôle, leur taux d'intérêt.

La situation économique et financière des professeurs est, en général très fragile. Cette fragilité s'accentue davantage avec l'inflation galopante enregistré en Haïti pendant ces dernieres années.

Les professeurs se trouvent, aujourd'hui dans l'impossibilité de satisfaire même ses besoins élémentaires de base: nourriture, logement, soins de santé, écolage des enfants, achats de documents pour la préparation des cours etc... Et qui pis est, la société le place dans une situation l'obligeant à camouffler cette réalité lamentable et révoltante.

Pour tenter de joindre les deux bouts, bon nombre d'enseignants du prescolaire et du primaire travaillent dans deux écoles tandis que d'autres au niveau secondaire, se voient obligés de travailler de 7 heures A.M jusqu'à 9 heures P.M soit une moyenne de quatorze heures d'intervention en classe par jour et soixante dix heures par semaine, allant du lundi au vendredi.

Certains vont meme jusqu'a travailler pendant le week-end et presqu'au même rythme.

Dans de telles conditions, il est pratiquement impossible aux professeurs de préparer ses cours, planifier des devoirs, corriger les copies, lire, se documenter, consacrer du temps a sa famille,... etc.

Alors, la grande question: lui est-il possible d'enseigner réellement?

Nous n'osons même pas parler de loisirs qui lui permettraient, au moins, de renouveller sa force de travail, vu que les besoins élémentaires ne peuvent être satisfaits. On peut donc affirmer sans ambages que l'enseignant demeure un éternel frustré.

Pour comble de malheur, le professeur qui travaille dans des conditions difficiles (sans matériels didactiques, dans des écoles dépourvus de tout, même d'un bloc sanitaire, ... etc.) doit s'arranger pour ne jamais tomber malade car la situation serait fatale pour lui et ses proches. Fatale parce qu'il court le risque:

  1. De se voir sombrer, avec ses dépendants, dans la misère la plus abjecte, puisqu'il sera privé de son salaire après les premiers mois succédant sa maladie ou immédiatement.
  2. De mourrir puisqu'il n'a pas d'assurance médicale pouvant lui permettre de couvrir les frais de traitement qui sont, de nos jours, très élèves.

N.B. - Dans le secteur public comme dans le secteur privé, on n'a besoin du professeur que lorsqu'il est en santé, lorsqu'on peut utiliser sa force de travail. Donc, il peut être facilement réduit au chômage et sans aucune forme de considération de la part de ces deux secteurs. En un mot, il n'a même pas le droit d'être malade, voire d'être infirme.

Le professeur semble être condamné à la mendicité, même après de longues années de travail. Après avoir «gaspillé» toute sa jeunesse, toute sa vie à former des cadres pour le pays, du plus haut fonctionnaire de l'état au plus petit (du président de la république en passant par les ministres, jusqu'au petit personnel), voilà le sort qui lui est reservé.

Les cas d'anciens professeurs, devenus vieux ou frappés d'infirmité, réduits à la mendicité, sont nombreux. On les côtoie chaque jour dans les couloirs du Ministère de l'Éducation Nationale ou ailleurs en train de quémander.

Pour éviter de tels malheurs, beaucoup de professeurs abandonnent l'enseignement, soit pour l'étranger, (perte énorme pour le pays) soit pour un autre secteur leur offrant plus de garantie, ce qui represente une perte de cadres pour le secteur éducatif qui, déjà en a très peu.

Comme nos terre arables qui, à chaque averse se precipitent vers la mer, entrainant des problèmes écologiques de toute sortes, le flot de professeurs qualifiés et compétents abandonnent l'enseignement chaque année ou en instance de l'abandonner, n'attendant que le moment favorable, entraine la dégradation du niveau de l'enseignement déjà précaire. Cela engendre aussi des problèmes de toutes sortes.

Les conditions matérielles et psychologiques n'étant pas reunis, il ne peut s'établir entre le professeur et l'élève meme une rélation pégagogique voire une rélation éducative au sens ou l'entend Marcele Postic5.

LA VALORISATION DE LA FONCTION ENSEIGNANTE : UNE URGENCE

La valorisation du métier d'enseignant, pour nous autres de l'UNNOH, passe forcement par:

  1. La régularisation de cette situation de desordre (tout le monde est professeur, formé ou non).
  2. La mise sur pied de programmes effectifs de formation des maîtres.
  3. L'attribution aux professeurs d'un salaire décent.
  4. L'adoption par l'État d'une politique se sécurité sociale.

Ensuite, pour valoriser la fonction enseignante et permettre à l'éducation de jouer effectivement son rôle dans le développement intégral de l'homme haïtien et du pays, l'UNNOH formule à l'attention du gouvernement constitutionnel et du Ministère de l'Éducation Nationale en particulier les recommandations suivantes:

  1. Accorder à tous les professeurs indistinctement, dans le meilleur des délais, un ajustement de salaire de 300% (trois cent pour cent), en fonction du coût de la vie qui a largement depassé ce seuil. Cet ajustement doit être suivi d'une augmentation dont le pourcentage sera determiné en fonction de leur qualification, du nombre d'années d'expérience.
  2. Ajuster, chaque année, le salaire de tous les professeurs en fonction du cout de la vie.
    N.B - L'ajustement salarial dont il est question au point ne doit pas être conditionné par l'incidence qu'il aurait sur la rentabilité des écoles privées mais doit êtres plutôt considéré comme une occasion offerte aux propriétaires des écoles privées pour reconsidérer leur politique salariale vis à vis des professeurs.
  3. Accorder aux professeur une assurance pouvant couvrir ses besoins et ceux de sa famille en soins de santé, et des avantages sociaux tels: construction de villages, système de credit... etc.
  4. Payer les professeurs au plus tard le 25 de chaque mois. Et envisager des primes d'éloignement pour tous les professeurs travaillant dans les zones reculées du pays, dépourvues d'infrastructures (logement, routes, eau, életricité, etc...)
  5. Exiger des écoles privées le paiement des trois mois de vacances et le bonus additionnel de décembre
  6. Controler véritablement le mode de livraison des permis de fonctionnement des écoles privées et leur comptabilité.
  7. Nommer les finissants des écoles normales immédiatement après leur cycle d'études et intégrer dans l'enseignement public les normaliens non encore nommés.
  8. Exiger la signature d'un contrat collectif entre les propriétaires d'écoles et les professeurs pour la garantie de leur emploi.
  9. Mettre sur pied un programme effectif de formation qui prendrait en compte les différentes catégories de professeurs.
  10. Régulariser le métier d'enseignant en exigeant de celui-ci un permis d'enseigner délivré par l'État à travers le Ministère de l'Éducation Nationale.
  11. Encourager, dans le cadre de la politique de décentralisation la formation de coopératives d'enseignants qui auraient comme objectif (avec l'aide de l'État), la mise sur pied d'écoles, de librairies, d'imprimeries ou d'autres activités relatives à l'éducation.
  12. Repenser le mode de gestion des écoles publiques, élire à cet effet un conseil de gestion forme de gens qualifiés, récrutés sur la base de leur qualification et de leur compétence.
  13. Surveiller à ce que les frais scolaires versés par les élèves soient effectivement utilisés à l'achat de mobiliers et de matériels didactiques.
  14. Exiger que les locaux abritant les écoles soient pourvus d'un minimum d'équipement.
  15. Réintegrer, dans leurs fonctions tous les professeurs et autres agents de l'éducation contraints d'abandonner leur poste au cours des régimes de facto.
    N.B - Aujourd'hui, pour sauver l'école haïtienne en voie de disparition, il est plus qu'urgent de valoriser le métier d'enseignant.

Et pour finir, l'Union Nationale des Normaliens d'Haïti (UNNOH) renouvelle son engagement à lutter pour:

  • Une éducation qui soit en mesure d'élever l'homme haïtien à la dignité de son être.
  • Un Ministère de l'Éducation qui soit réellement au service du peuple haïtien.
  • La régularisation et la valorisation du métier d'enseignant.
  • L'élaboration d'un nouveau système éducatif bien organisé, capable de développer «le sens social», promouvoir le progrès social, «la richesse économique et le mieux être qui sont, selon J. Capelle, la récompense d'un système scolaire judicieusement organisé».

Notes

  1. J. DEWEY. Pedagogie in aux sources de la Pédagogie moderne.
     
  2. Pierre GOGUELIN, La formation-animation, une vocation, ESF éditeur; 2ème éd. Paris.
     
  3. Jean CAPELLE. «L’École de demain reste à faire». Col, A LA PENSÉE P.U.F. Vandome, France.
     
  4. BORLÉTISATION: prolifération ou multiplication d'écoles sans structure aucune, sans matériel didactiques, priorisation exclusive de l'argent à gagner.
     
  5. Marcel POSTIC. La rélation éducatrice. 269 p., col. Pédagogie d'Aujourd'hui, P.U.F. ed. 1982