Ayiti

LES CRUCIFIÉS DE L’HISTOIRE

par Jean-Claude Bajeux

Espérence

«Tout n’est pas fini», tel est le message que Mgr Pierre Antoine Dumas, évêque auxiliaire de Port-au-Prince, tire du mystère de Pâques, que nous venons de célébrer. «Pour les crucifiés de l’histoire, continue Mgr Dumas, Pâques réaffirme une leçon d’espérance.».

Le peuple haïtien en a bien besoin, de cette espérance, tant de fois frustrée, car c’est dans la tristesse qu’il a accueilli la démission, finalement obtenue, de l’ex-président Aristide. Après quatorze ans, les jeux étaient faits, le bilan, à tous points de vue, était catastrophique et il n’y avait plus rien à attendre d’un gouvernement où voleurs et assassins se saluaient sur les marches du palais et d’un président qui ne cherchait plus qu’à consolider son pouvoir et sa fortune au dépens du patrimoine national, au dépens des pauvres, aux dépens des institutions de l’Etat qu’il était supposé représenter, et au dépens des citoyennes et citoyens qu’il était supposé défendre et protéger.

De Jean Dominique à Brignol Lindor, de la farce des élections du 21 mai 2000 à la journée des dupes du 17 décembre 2001 avec ses 43 maisons incendiées, du Père Ti-Jean Pierre-Louis aux multiples exécutions sommaires, la persécution des journalistes et des étudiants, sans oublier le recteur Pierre Marie Paquiot ni le président du CEP Léon Manus, la délinquance s’infiltrait partout et devait culminer, au moment du départ du tyran, par un cyclone de destruction ciblée et programmée.

Pourquoi détruire les installations du camp de formation de la jeunesse de Croix-des-Bouquets, pourquoi la faculté d’Agriculture, pourquoi avoir incendié, à la Sonapi, un million de livres du Bureau d’Alphabétisation, pourquoi avoir démoli les bureaux, les studios, les équipements, les véhicules de Télé-Haiti, et toute une série d’établissements privés»? Mystère de la névrose vétéro-testamentaire ?

Feu d’artifice de violence, cette furie termine une expérience marquée par la négativité, conformément au symbolisme du mot «lavalas» avec son cortège de boue et de stérilité, la démagogie à double langage et l’attraction morbide pour la violence et l’assassinat. Rien donc dont on puisse se glorifier, sinon le : «non !», d’abord silencieux, d’abord individuel et épars, mais qui, finalement, souda le pays qui se retrouvait nation...

Aristide répétant la tragédie de tous les autocrates de ce pays, de Christophe à Duvalier en passant pas Antoine Simon, a précipité la chute dans le tourbillon descendant de la misère. C’est ce que pudiquement les économistes de la communauté internationale appellent, pour ne pas choquer les autocrates et les serviteurs des autocrates, «la croissance négative», - expression en fait parfaitement cohérente en langage mathématique car le langage mathématique ne connaît ni la souffrance des mères et des enfants ni la honte des citoyens.

Pour en revenir à ce coude à coude têtu de tous les citoyens pour dire non à la déchéance, la marche du 1er Janvier restera inoubliable pour ceux qui y étaient. Nous avons découvert la non importance, la futilité accessoire de ces soi-disant gouvernants qui se sont agités sous nos yeux, qui ont rempli nos ouies de blablatures. En fait, ils représentaient une queue d’histoire totalement anachronique dans sa répétition ennuyeuse des mêmes abus, crimes, mensonges, montages, inepties, impuissance.

Je laisse à Franketienne le soin de completer cette litanie de l’indignité, et d’évoquer le prix payé par tous, femmes et enfants compris, la face humaine, sanglante et douloureuse de la «croissance négative». Cette tragédie a été déroulée pour les auditeurs de Metropolis dans les témoignages effrayants des survivants de la boucherie de la «scierie», à Saint. Marc.

C’est à notre génération qu’il a échu de rechercher dans le malheur qui englue nos deux cents ans d’existence, les clés de la déchéance, les clés qui l’expliquent, les clés qui pourraient nous en délivrer, nous délivrer du virus des colonisés, intoxiqués par le racisme de leurs conquérants. A notre génération, la mienne, la génération de 1946, il a été donné de connaître, pendant toute une vie, cette croissance négative et la fuite vers les slogans et l’opium des idéologies,le refus des choix raisonnables pour la fuite vers des sonorités démagogiques.

Le résultat est là, la spirale descendante de la pauvreté, assortie d’un vortex de maux nous entraînant à l’impuissance totale et la faim quotidienne de 80% de notre population. Et dans cette débâcle, la multitude d’épisodes ou d’évènements insolites: ces billets de cent dollars coagulés en une masse pourrie, ce repas commandé pour 450 personnes au prix de 190,000 dollars (US, évidemment), tandis qu’on découvre dans un hangar de la Sonapi, cents mille sacs de riz, aux orders de sa Majesté, et, évidemment, à tous les horizons, les armes, parfois entre les mains d’enfants ou d’adolescents.

La réponse d’Aristide aux normes de la démocratie «représentative» fut de confisquer, à son profit, le 21 mai 2000, les 21,000 postes électifs du pays, donc de contourner tout essai de contrôler ou de limiter son pouvoir, en tant que chef mystique, charismatique, populiste, prophétique. En supprimant l’armée, il fit exactement le contraire de ce qu’on attendait. La disparition de l’armée ne signifiait pas la disparition des armes. Au contraire.

L’idée était, au contraire pour chacun d’avoir son arme, c’était le moment d’instituer un réseau de bandes armées, même à l’intérieur des administrations, force de frappe pouvant intervenir partout et contre tout, maintenant un niveau constant de peur et de violence possible. Ainsi, aurions nous la paix, la paix au bout du fusil, l’impunité pour les hommes de pouvoir, tout désir exaucé à la pointe des armes, les bandes en armes, détenteurs du pouvoir de vie et de mort, à «notre» profit, bien sûr.. «Nou pranl, nou pranl nèt !».

Cela signifie, évidemment, la mort de l’Etat, dont les institutions sont réduites à l’impuissance, ou tout simplement, momifiées. Et c’est la farce suprême, farce sinistre, les serviteurs de l’Etat devenant fossoyeurs de l’Etat, la loi devenant l’instrument de la délinquance et de la persécution, la propagande, inanité sonore, abolissant toute recherche de vérité, le théâtre en pleine rue, les mots prenant le sens qu’on veut bien leur donner, tout dépendant de la mise en scène, tout relevant du sens que leur donne le metteur en scène. Et c’est ainsi que les nations se détruisent et liquident leur patrimoine.

Maintenant que l’avide millionnaire, encore acclamé par des complices de tout poil et parfois de grand talent, est parti, ayant célébré, comme il le voulait tant, deux cents ans du pouvoir des armes, deux cents ans de houe, de machete et de boue, il nous faut tirer les leçons de cette débâcle, de cette catastrophe, de cette faillite du non savoir et du non pouvoir et de ces contorsions de mimes.

Nous éveillant de nos rêves faussement épiques, il faudra bien poser et discuter des conditions de la survie. Or, la refondation de 1804 ne peut se faire qu’en faisant le contraire de ce qui avait été nécessaire en 1804: il faut abandoner le chemin des armes, il faut enterrer les armes et leur dire adieu, il faut instaurer la grève de la violence.

Il faut que la justice prononce ses verdicts et par là rendre inutile le recours aux armes.

Il faut dire le crime par son nom et appeler les voleurs, les menteurs, les incendiaires, les assassins et les violeurs par leurs noms, tels qu’ils sont énumérés dans les articles du code pénal.

Il faut donc sanctionner aujourd’hui ces fusillades qui ont emporté tant de monde depuis 1804, Capois-la Mort et Dessalines y compris. Ce n’est plus le temps de couper les têtes, c’est au contraire, le moment de remettre les têtes en place; ce n’est plus l’heure de mettre le feu, car, pour notre survie, il est venu le temps de planter et de construire un nouveau monde, en soumettant ce monde-là, ces hommes, ces femmes, à l’ordre du plan, de la raison, de l’écriture.

Jean-Claude Bajeux, Pâques 2004