Aux Antilles, dans la deuxième moitié du XVIIème
siècle, l’habitation-sucrerie connaît un démarrage
ostensible dû á la rivalité qui oppose les hollandais
aux portugais pour la domination du Nordeste brésilien. Expulsés
du Brésil en 1650, les hollandais stimulèrent le développement
des sucreries aux Antilles en proposant aux français et aux
anglais des esclaves, du matériel et un cheptel à
des taux d’intérêt assez bas. Il était donc
nécessaire aux hollandais et surtout aux marchands juifs,
fondateurs de la puissante Compagnie des Indes Occidentales hollandaise
de continuer leur trafic esclaves = sucre, Amsterdam étant
à l’époque le premier centre mondial de la redistribution
du sucre. Les français n’hésiteront pas à emboîter
le pas aux portugais et aux espagnols: la traite prendra alors des
dimensions demesurées, selon des estimations récentes,
dans la période qui s’étend (du milieu du XVIIème
siècle au milieu du XIXème siècle)
l’Afrique fut saignée de 25 millions de ses habitants dont
42% pour les seules îles de la Caraïbe ..
Sucre et esclaves, tels sont les deux mots à l’origine de
l’organisation d’un des premiers marchés mondiaux, et parallèlement,
de la constitution d’un nouveau type de société basée
principalement sur l’exploitation et l’annihilation culturelle de
la "race" noire. Etroitement liés, les Antilles
et le Brésil furent de grands producteurs de canne à
sucre et sont devenus une des sources de richesse pour l’Europe.
Les esclaves à destination du Brésil firent escale
aux Antilles, les hollandais (dont une majorité de juifs
marranes) fournirent des techniques sucrières et des capitaux
aux colons français. La comparaison de colonies esclavagistes
étant problématique, nous essaierons dans un premier
temps, de dégager des points de convergence et/ou de divergence.
L’historiographie de l’habitation coloniale aux Antilles, en Amérique
et au Brésil, fournit un grand nombre d’études sur
la nature tantôt capitaliste tantôt féodale
de ces sociétés.
Gilberto Freyre, a essentiellement interprété la société
brésilienne comme une société féodale
et patriarcale .
I. MODE D’EXPLOITATION
Si les planteurs antillais sont redevables au
Brésil du point de vue technique, il existe toutefois des
différences majeures entre ces deux colonies.
Au Brésil, le senhor de engenho ou le maître du moulin
se voulait grand châtelain. Il était le propriétaire
d’une grande demeure (a casa grande), il avait à
sa disposition des esclaves, un grand nombre d’artisans salariés
et des travailleurs saisonniers. Microcosme autonome, le moulin
à sucre brésilien était une entreprise qui
vivait en économie fermée. La fabrication du sucre
“terré” est autorisée au Brésil, tandis
qu’aux Antilles françaises ce raffinage était en théorie
interdit, étant considéré comme contraire au
régime de l’Exclusif, régime qui donnait à
la métropole le monopole des opérations industrielles.
Plutôt idéalisé par Gilberto Freyre, quel était,
en vérité, le rôle du maître du moulin
sur la plantation? Selon le professeur Scharwtz:
Dans les premiers temps, l’économie sucrière
du Brésil était différente de celle des autres
qu’abritait le nouveau monde (...) Il n’y a qu’au Brésil
que les cane farmers ou lavradores ont constitué une pièce
maîtresse de l’économie sucrière jusqu’au XIXème
siècle. Sur l’engenho une personne seule ne peut pas tout
contrôler.
Si l’on se rapporte à Fréderic Mauro,
le Brésil du XVème à la fin du XVIIIème
siècle:
Le maître du moulin, en réalité,
ne cultive directement qu’une partie des terres et fait le reste
par des colons, les lavradores dont le statut varie de celui de
métayer ou fermier à celui de petit propriétaire
exploitant, le maître du moulin ayant revendu par petits
lots une partie de sa sesmaria (concession).
Dans son article sur les sucreries au Brésil
à la fin du XVIIème Marcel Chatillon souligne:
Qu’Aux Antilles toute sucrerie cultive elle
même les cannes qui alimentent son moulin. Par contre au
Brésil, l’engenho se consacre avant tout à la manufacture
du sucre (...) Il semble que cette dissociation de la culture
et de la manufacture permettrait une meilleure organisation des
deux activités. Les esclaves affectés à la
culture pouvaient mieux se livrer aux travaux de coupe, de plantation
et de sarclage.
Van der Dussen a enregistré pour les moulins
de Pernambuco, dans la première moitié du XVIIème
siècle que la majorité des lavradores cultivaient
de 5 à 15 tarefas avec 7 esclaves au minimum. Les autres
de 50 à 80 tarefas avec 25 à 40 esclaves. (une tarefa
est la surface plantée en cannes, nécessaire pour
alimenter un engenho pendant une journée soit une trentaine
de charretées de cannes pour un moulin).
De nombreux conflits opposaient le maître du moulin aux lavradores.
Il arrivait souvent que le maître les trompe sur la qualité
ou sur la quantité du sucre produit par exemple. Le lavrador
n’est pas le plus à plaindre sur la plantation, la plupart
des lavradores bénéficiaient de salaires, de compensations
en sucre, Antonil dans l’exploitation des richesses du Brésil
au XVIIIème siècle considèrent même
le métier de Lavrador comme très lucratif.
L’habitation-sucrerie, par contre, associe sur
la même unité agricole la culture de la canne et la
fabrication du sucre. Des concessions de terres sont facilement
accordées aux colons qui reçoivent, avec la terre,
selon Guy Martinière un pouvoir de type féodal (se
référer aux: Amériques latines, une histoire
économique). Le colon français, lui, combine les rôles
de maître du moulin et de cultivateur. Il offre le minimum
á ses esclaves qui, la plupart du temps, cultivent leur propre
nourriture. De plus, il faut souligner que contrairement au Brésil,
les Antilles vivaient et vivent toujours d’ailleurs en étroite
dépendance avec la France. Les Antilles sont considérées
comme des terres á sucre où le profit dépasse
toute autre considération. Les demeures grandioses du Brésil
n’existent pas, le béké (mot créole d’origine
africaine qui désigne le chef) était le maître
absolu d’une société basée uniquement sur le
rendement. Par exemple, afin de réduire ses dépenses
en matière de personnel d’encadrement, le béké
n’hésitera pas á utiliser ses esclaves, créant
de cette manière une nouvelle hiérarchie par le travail.
II. LE PERSONNEL D’ENCADREMENT
Aux Antilles, la fonction de surveillance et l’application
des corrections imposées par le maître étaient
la tâche des commandeurs. Véritables leviers á
l’interieur de l’habitation, ils assuraient une surveillance rigoureuse
des ateliers d’esclaves représentant en quelque sorte les
gardes fous du système esclavagiste.
Sur l’habitation sucrerie, on retrouve des esclaves domestiques
ou à “talent”, les ouvriers d’habitation et le personnel
d’encadrement qui s’opposent aux “nègres de jardin”. Le commandeur
n’exercait son autorité que sur ces derniers. Si l’atelier
d’esclaves était important, il y avait un ordre bien distinct
entre le premier commandeur et les sous-commandeurs. En ce qui concerne
les colonies françaises, le choix d’un commandeur devait
se faire selon des règles bien précises, Poyen de
Sainte-Marie, dans ses conseils d’un vieux planteur aux jeunes agriculteurs
des colonies précise:
Les commandeurs ou tous les sous ordres d’une
habitation, et principalement ceux-ci en sont l’âme, et
les bons ou mauvais succès du planteur dépendent
d’eux (...) Il doit moins répugner d’avoir á châtier
deux commandeurs que cent autres nègres; cette correction
est plus profitable au planteur, puisqu’elle porte sur les leviers
qui font mouvoir l’atelier.
Quelles étaient les motivations des maîtres
en conférant un si grand pouvoir à certains esclaves?
Préfontaine au XVIIème siècle allégua:
Qu’un commandeur noir pouvait faire manœuvrer
l’atelier mieux qu’un blanc, puisqu’il connaissait les détours
des gens de sa race et pouvait les prévenir, alors que
ces détours échappaient au blanc le plus clairvoyant.
Si l’on se rapporte aux propos du Père Labat,
ardent défenseur du système esclavagiste, dans son
Nouveau voyage aux isles de l’Amérique, à
la fin du XVIIème siècle, le planteur caribéen
devrait choisir un commandeur nègre:
“Car il n’y a point de gens au monde qui
commandent avec plus d’empire et qui se fassent mieux obéir
que les nègres.”
Nous, nous opterons pour une analyse différente
de ces diverses explications. D’après le dictionnaire Désormeaux:
Le commandeur est un homme généralement
mûlatre chargé de distribuer les tâches journalières
sur les grandes plantations de canne á sucre. Au temps
de l’esclavage, ce tître était le plus élevé
auquel pouvait prétendre un homme de couleur dans le milieu
rural.
Cette définition qui reste une parmi tant
d’autres, nous permet d’échapper aux raisons illusoires évoquées
peu avant. Pénétrons dans le contexte de l’époque
et distinguons d’ores et déja les esclaves de jardin des
esclaves domestiques. Aux Antilles, les riches colons sucriers,
s’offraient le luxe d’une domesticité nombreuse et variée,
chez certains particulièrement riches, on peut trouver dans
des cas extrêmes jusqu’á 15% de domestiques. Sur l’habitation,
les esclaves domestiques ont un certain mépris pour les esclaves
du jardin et le maître pour châtier ces esclaves á
“talent” peut les faire rétrograder en les envoyant au champ.
L’échelonnement précis des tâches permet de
cette manière au maître de jouer sur ces articulations
complexes pour punir ou récompenser; et toute attribution
d’une tâche inférieure á l’esclave est considérée
par celui-ci comme une punition. C’est donc le travail, un argument
de nature économique qui détermine les contacts sociaux
entre le maître et l’esclave et entre les esclaves eux mêmes.
Dans la répression, le maître a recours á la
collaboration des esclaves. Le fouet est, en général,
infligé par un des esclaves de l’atelier, de même que
les autres tortures. Les esclaves participent á la “chasse”
des nègres marrons et reçoivent pour cela des gratifications.
Le commandeur armé de son fouet encadre les ateliers et veille
au maintien ou á l’acceleration du rythme de travail.
La violence est beaucoup plus utilisée
que la méthode douce qui consiste en diverses gratifications
matérielles ou adoucissements qui sont surtout attribués
aux esclaves domestiques. Les châtiments infligés aux
esclaves par un autre esclave ont une double fonction: organiser
la punition de façon á ce qu’elle empêche toute
récidive chez l’esclave fautif et surtout qu’elle annihile
chez eux tout désir de solidarité et de révolte
contre l’ordre esclavagiste. Pour cela on assiste, au Brésil
comme aux Antilles, á une volonté de division et de
hierarchisation au sein même du groupe des esclaves noirs,
á l’aide de termes comme, mûlatre, câpre ou quarterons,
mulato, pardo...Et ce pour désigner des personnes de peaux
plus ou moins claires.
En Guadeloupe, un metis sur deux est qualifié, un créole
sur cinq et seulement un africain sur sept. Chez les femmes seule
les métisses présentent un pourcentage de qualifiées
non dérisoire, soit une sur quatre, les négresses
créoles (3%) sont á peine mieux loties que les africaines
(2%) .
Quant au Brésil, au champ comme au moulin, les maîtres
brésiliens s’assuraient de la bonne marche du travail par
l’intermédiaire des surveillants ou des contremaîtres.
Au Brésil, l’encadrement des esclaves fut assuré,
á travers les siècles, par les feitores. Au XVIIème
siecle, ils jouaient un rôle majeur dans l’organisation et
la répartition des activités. A la fin du XVIIème
siecle, ces fonctions furent supprimées au profit d’un administrateur.
Au XVIIIème siecle, l’emploi de feitor finit
par consister en la surveillance des différents lieux de
travail des esclaves. On assiste, alors, á une hiérarchisation
dans le mode de fonctionnement de la surveillance. On retrouve
un surveillant en chef, o feitor-mór, un surveillant du moulin
et un des cultures. Dans la plupart des engenhos, les feitores sont
des salariés blancs mais on pouvait rencontrer dans certains
états des surveillants ou capatazes mûlatres ou noirs,
libres ou esclaves. Les chiffres du fond paroissial de Rio, de 1788,
montrent une prédominance des mûlatres á ce
poste, si convoité, en raison du pouvoir et de l’autorité
qu’il conférait. Mais l’écart qui séparait
le surveillant des autres esclaves était très mince.
De nombreux mariages notamment dans l’engenho de Sergipe entre des
surveillants et des esclaves tendent á prouver la proximité
sociale qui les unissait. De la même manière qu’au
Brésil, le commandeur reste toujours plus proche des esclaves
par le statut. Préfontaine précise que:
“Même lorsqu’on avait un bon commandeur
nègre, il fallait ne pas lui laisser percevoir le cas qu’on
faisait de lui: car il était toujours un nègre”.
Considéré comme un outil de production
par le maître, généralement haï par l’esclave
comme l’atteste de nombreux meurtres tant au Brésil
qu’aux Antilles, le commandeur et le feitor n’auront jamais acquis
un statut bien défini au sein de la société
esclavagiste.
La hiérarchie raciale semble bien être, dès
le début, un corolaire de la stratification sociale. Ainsi,
le préjugé de couleur, tel que nous le connaissons
en Occident se serait développé à partir du
XVIème siècle avec l’expansion coloniale
et le capitalisme. On ne peut pas nier que le système plantationnaire
ait crée et développé au fil des siècles
des stéréotypes raciaux.
Imposé très tôt par l’Occident,
le préjugé de couleur qui favorisait l’épiderme
qui se rapprochait le plus du blanc avait pour but de freiner toute
solidarité au sein de la population esclave.
On ne mettait jamais dans le même bateau et dans les même
plantations des individus qui parlaient la même langue. Il
fallait freiner l’émergence de toute solidarité, on
l’a vu c’était un des rôles du commandeur!
Mais le système d’enfermement plantationnaire
et sa propagande colonialiste ont échoué car ils ont
crée l’inattendu, l’imprévisible...Ils ont crée
une société créole, une société
issue de tous les peuples, une culture issue de toutes les cultures.
L’assimilation escompté n’a pas eu lieu mais la créolisation
est née et c’est de ce peuple créole dont va vous
parler Myriam Cottias.
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