ESPACE CRÉOLE N°9

Revue du GEREC

NOTES DE LECTURE

 
Syntaxe historique créole
 

de Mervyn ALLEYNE

(PUC/Karthala, 198 p. Paris, 1996)

 


L'auteur de cette présentation n'est pas un spécialiste de la recherche dans le domaine particulier de la linguistique créole. Ses travaux actuels et une partie de son enseignement portent sur la tradition orale de langue créole dans le Bassin Caraïbe. Toutefois, nous avions commencé notre carrière universitaire par des recherches sur les créoles "américains" à base lexicale française1, et nous avons publié ponctuellement deux récents articles2 sur cette question. Notre intérêt pour la "Syntaxe" d'Alleyne vient donc du fait que nous avons toujours prêté attention, depuis 1971, à une longue tradition d'études et de travaux comparatifs sur un groupe de langues ou de parlers rassemblés sous la désignation de "créole". (p. 7. Avant-propos) dans laquelle il inscrit son ouvrage. Celui-ci, disons-le tout de suite, soulève plusieurs questions importantes qui découlent de ces travaux comparatifs:

  1. La recherche d'une explication universellement valable pour la genèse de toutes les langues créoles n'est-elle pas probablement vouée à l'échec? (théorie du bio-programme, entre autres).
  2. Les conditions socio-historiques, dans le cas de créoles à substrat commun (à base lexicale française), ne sont-elles pas indispensables à connaître et à décrire, sans être suffisantes, pour rendre compte de la genèse de ces créoles-ci?
  3. Une fois écartée l'hypothèse selon laquelle les enfants sont à l'origine de la créolisation des pidgins antérieurs d'où sortiraient les langues créoles3, ne reste-t-il pas à définir les principes autour desquels on pourrait formuler une hypothèse de la genèse des créoles? Mais faut-il louer ici l'esprit de méthode d'Alleyne: il ne tient pas tant à élaborer une théorie définitive, qu'à dénoncer les apories et ce qu'il considère, au niveau diachronique, comme des illusions, c'est-à-dire par exemple l'invariabilité du thème verbal et l'absence de passif comme définissant les créoles de façon générale. Il s'ensuit que dans le fil de ces remarques, il ne juge pas absurde de proposer la dénomination commune: "l'antillais" pour les créoles des Petites Antilles, ce qui est une façon de critiquer l'appellation "créole" (souvent mise entre parenthèses) comme rendant compte de tous les dialectes d'Amérique et de l'Océan Indien.

Après avoir étudié les traits caractéristiques des créoles, qu'en notre temps nous avons appelé "américains", en esquissant toutefois au cours de cette étude quelques comparaisons éclairantes avec des exemples pris dans les créoles de l'Océan Indien (réunionnais, mauricien, seychellois, rodrigais), et isolé deux de ces traits comme particulièrement significatifs, les verbes sériels (exemple: rété-tonbé) et le clivage du prédicat (sé pas dé bel li bel) sans compter le tour bénéfactif /datif (ba de bay = donner qui donne: ba mwen = pour moi) il en arrive à sa conclusion, la voici.

La présence du tour sériel bénéfactif /datif du clivage du prédicat aux Antilles et l'absence de ces traits dans l'Océan Indien correspondraient à la plus forte présence d'un substrat africain aux Antilles (et dans l'Océan Indien, la présence africaine, relativement marquée aux Seychelles par rapport à Maurice, expliquerait semblablement l'existence marginale du tour sériel instrumental en seychellois). Nous souscrivons entièrement à cette affirmation, d'autant plus que nous avions nous mêmes, à la suite de COMHAIRE-SYLVAIN, relevé l'influence de l'éwé dans les verbes sériels, le datif /bénéfactif, la postposition de l'article a/la et du déterminant, et même dans la phrase relative, qui nous apparaissait d'ailleurs comme un exemple de clivage, non du prédicat, mais du thème4. Nous préférons toutefois le terme de "rupture structurale" (Valdman) avec la syntaxe française pour caractériser les créoles, plutôt que ceux de "discontinuité", "restructuration massive" et de "réorganisation" utilisés par Alleyne. Cette rupture nous paraît consacrée par le système TMA et l'apparition, dans le créole des Petites Antilles, des morphèmes de modalité verbaux tels que ka et , ainsi que leurs combinaisons avec comme dans celui d'Haïti et de Louisiane, de a p combiné avec té/t'.
En effet, la contrainte méthodologique la plus importante qui s'exerce sur le chercheur qui choisit l'approche historique en syntaxe créole, est d'être confronté en permanence dans l'élection de son matériau à trois dimensions du temps:

  1. La dimension diachronique qui ne doit concerner que les changements évolutifs à l'intérieur d'un même dialecte ou d'un groupe de dialectes.
  2. La dimension transchronique qui, lors des comparaisons d'énoncés, abolit les différences et la temporalité spécifique relative à chaque dialecte ou chaque groupe de dialectes.
  3. La dimension synchronique qui est censée étudier a minima des aspects de la langue dans l'état où elle se trouve au moment de la recherche, alors que la notion de langue unique, ou à tout le moins caractérisée par la convergence à l'identique de traits spécifiques propres à chaque groupe (ici Haïti / Louisiane / Petites Antilles / Océan Indien) est déclarée problématique par principe.

Cette difficulté particulière est remarquablement dépassée, dans la mesure du possible, par Alleyne. Il en reste toutefois d'intéressantes que nous évoquerons rapidement.
On suppose que les exemples, cités par Alleyne lui-même ou repris à d'autres auteurs, sont transcrits pour la plupart de l'oral et n'ont fait l'objet d'aucune élaboration littéraire, sauf quand le fait est précisé p. 126, référence au recueil de contes de Lafcadio Hearn). Or, nous savons que Hearn se faisait répéter et expliquer les contes par le ou les locuteurs, et qu'il était loin de se comporter comme un simple magnétophone (ce qui n'invalide pas la mise à jour, grâce à l'exemple cité, de la différence entre et a en martiniquais, dans la mesure où elle peut se retrouver ailleurs).
On ne comprend pas comment il faut apprécier l'opposition (p. 110) entre martiniquais et guadeloupéen dans les énoncés "man sé bwè an koko" (mar) et "an té ké bwè an koko" (gua): s'agit-il de la même intentionnalité de sens, ce que nous ne croyons pas?
Enfin, c'est peut-être le plus important, Alleyne nous semble passer un peu rapidement sur le processus qui conduirait oralement (p. 125) de ka (marqueur de modalité du présent) à (marqueur de modalité du futur). Phonétiquement, ka + alé ne peut pas plus donner < kay > que celui-ci ne peut évoluer vers . Par contre *ka + aille (API: kay) peut donner < kay > (API) et ensuite ké, mais à condition d'être lu en français kay = ké et ensuite oralisé.
Ce n'est qu'une hypothèse, mais elle tire sa vraisemblance d'une influence plus générale qu'aurait eu l'écrit sur l'évolution des créoles, et en particulier de "l'antillais", dont les premières grammaires structurées, après des notations écrites du créole qui les précèdent dès la fin du XVIIème siècle, apparaissent au milieu du XIXème siècle. N'oublions pas - et l'action contemporaine du GEREC est là pour nous le rappeler avec force - que l'action de l'écrit sur l'évolution de l'oral est peut-être beaucoup plus importante qu'on ne le penserait, en raison de l'auctoritas du graphié qui peut être déchiffré différemment de la norme sémantique ("les poules du couvent couvent) mais aussi conformément aux possibles équivalences phonèmes/graphèmes, et, par la suite, oralisé. C'est-à-dire que le "y" de kay peut être lu et oralement proposé, soit comme une notation alternative de < i > (kai = ké), soit comme un yod (kaj = kaille).

En conclusion, nous dirons qu'il s'agit là d'une étude remarquable, qui s'efforce, avec succès, de démontrer le danger des généralisations hâtives dans le domaine de la créolistique; disqualifie définitivement la théorie du bio-programme, et réhabilite le rôle du substrat dans la formation des créoles, sans pour autant vouloir en faire une panacée. Mais étant donné que pour nous, la recherche d'une explication universellement valable pour la genèse de toutes les langues créoles n'est vouée à l'échec que parce qu'il en est de même pour toutes les langues tout court, peut-être que l'approche théorique de Hagège5 n'est pas à négliger, pour qui voudrait définir les traits caractéristiques de tous les créoles. L'éminent linguiste, parlant des transformations de tout ordre que subissent les langues dans leur évolution à travers le temps, et constatant la relative fréquence de l'impossibilité de référer celles-ci à un système d'explication, fait remarquer "qu'absence de sens ne veut pas dire absence d'intentionnalité". L'intentionnalité des créoles, c'est de devenir des langues de plein statut; et, pour cette raison, elle ne saurait précisément éviter la distorsion entre formes et sens, puisque certains des éléments indispensables à cet aboutissement sont extra-linguistiques, tels le pouvoir politique.

Raymond RELOUZAT


Notes

1Référencé in Creole and Pidgin Languages in the Caribbean, A Select bibliography, p. 50, § 380, Library, The University of the West Indies, St Augustine, Trinidad, July 1971.
2"Langue créole et culture caraïbe", in Civilisations précolombiennes de la Caraïbe, p. 158-175, PUC/L'Harmattan, Fort-de-France/Paris, 1991 et "Français et matrice pan-européenne dans la formation du créole", in Espace Créole n°8, p. 5-28, GEREC/PUC/L'Harmattan, 1994. Un troisième article est à paraître dans les pages introductrices de la prochaine réédition du Dictionnaire caraïbe-français du R.P. Breton, intitulé "La Problématique langagière dans le dictionnaire de R.P. Breton".
3 Mais Alleyne rappelle qu'un pidgin peut ne jamais se créoliser et rester tel quel, même s'il ne retient pas l'hypothèse selon laquelle ce sont les rapports de population ethnique qui sont susceptibles, en tout ou en partie, de permettre ou non la créolisation.
4 Raymond Relouzat, "Structure comparée de la phrase créole et de la phrase éwé", 1971 (cf. Note 1, p. 345).
5 Claude Hagège, "Théorie linguistique", discours de réception au Collège de France, enrregistrement audio, Ed. du Livre Qui Parle, Villefranche-du-Périgord, 1995.

 
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