ESPACE CRÉOLE N°9

Revue du GEREC

  

Quelques remarques à propos du morphème la- dans les couples du type tè/latè, lin/lalin, mizè/lanmizè, etc. (créole martiniquais)

par Bernadette CERVINKA

GEREC
Université des Antilles et de la Guyane

 
Mémoire de D.U.L.C.R. (Diplôme Universitaire de Langues et Cultures Régionales), sous la direction de M. Alain Dorville, juillet 1990, Pointe-à-Pitre, Guadeloupe.


SOMMAIRE

Itroduction
I.
Etat des lieux
II.
Etude de la distribusion
1.
Les signes simples
2.
Les signes composés
3.
Les locutions verbales
4.
Valeur directionnelle
5.
Emploi prépositionnel et adverbial
III.
Récapitulation
IV. Conclusion provisoire
  Notes
  Références bibliographiques


INTRODUCTION

Les créoles français de la zone américano-caraïbe et de l'Océan Indien présentent des doublets du type:

fòs / lafòs courage, force
frèchè / lafréchè fraîcheur
kat / lakat carte
kay / lakay maison
kòd / lakòd corde
kras / lakras résidu
tjé / btjé queue

A première vue, mis à part les cas de figements qui se rencontrent souvent dans le discours et sont facilement mémorisables, il semble qu'on ait affaire à des variantes libres et ce, chez les locuteurs comme chez les auteurs.

A ma connaissance aucune règle n'est donnée quant à l'emploi d'une forme (fòs) ou l'autre (lafòs), que ce soit:

  • dans les grammaires existantes
  • dans les dictionnaires où les deux formes sont données comme "variantes" le plus souvent
  • dans les introductions aux dictionnaires comportant des éléments de grammaire


Traditionnellement, ce morphème la- est appelé "agglutination" ou "préfixe".

 

Il convient de garder à l'esprit qu'il y a diverses formes d'agglutination:

lanmou (amour)
limè, lijij (maire, juge)
linò, lisid (nord, sud)
léfwè, lézanmi, lézonm (frères, amis)
monnonk (oncle)
matant, masè (tante, religieuse)

Or, s'il s'avère que le morphème la- contribue à apporter une différenciation, sur les plans sémantique et syntaxique, selon certaines règles, ne conviendrait-il pas de revoir son statut linguistique? Sa dénomination?

Peut-on continuer à parler d'agglutination comme ci-dessus?

Le terme de préfixe ne me satisfait pas non plus; je préfère l'utiliser comme traditionnellement dans:

anchouké (enraciner)
chouké (déraciner)
etc.  

Que dire à un apprenant? Il y a là un problème qui n'a pas été vraiment soulevé jusqu'ici. En ce qui concerne le terrain martiniquais, je vais livrer quelques résultats d'une réflexion à ce sujet; en l'absence de grammaires normatives et de dictionnaires précis sur ce point, on peut essayer de:

  • mener ses propres enquêtes auprès des créolophones
  • compiler exhaustivement
  • dégager des tendances


C'est ce que j'ai fait: enquêtes, compilations, exercices avec les étudiants créolophones.

Or, on se rend compte que les créolophones hésitent; il arrive que dans l'énoncé d'un seul locuteur les deux formes apparaissent indifféremment. Ceci est confirmé dans certains écrits. C'est ce que je vais montrer.

Je fais donc part ici des résultats provisoires de ma collecte tout en amorçant une analyse; pour ce faire j'adopterai le plan suivant:

  • Je vais rappeler les réflexions de certains créolistes à ce sujet.
  • Ensuite, je vais tenter d'étudier la distribution de divers cas de figures: signes simples, signes composés, locutions verbales, emplois prépositionnels, autres.

Cela permettra de dégager les cas où la distribution est nette et claire; ce faisant, j'essaierai de donner les exemples en contexte. Les citations de la compilation seront référencées. Tout ce qui n'est pas référencé, (ex.: Jacques Thuriault, 1874: 16), est issu des enquêtes sur le terrain où interviennent toutes sortes d'informateurs.

Dans ce cas de figure, où les choses sont claires, il sera peut-être possible de proposer des règles.

Cela permettra ensuite d'évoquer les cas imprévisibles où il y a emploi apparemment indifférent, où l'on constate notamment des faits de neutralisation.

Je poserai la question à savoir si certains faits peuvent être invoqués, mis à part l'absence de norme, comme:

  • les interférences avec le français
  • les phénomènes d'autorégulation dans la langue

I. ETAT DES LIEUX

Le problème a été évoqué dans le passé: très rapidement par D.R. Taylor (1968), par R. Chaudenson (1974), par J. Bernabé (1983 et 1987) et récemment dans une communication au VIIIème Colloque International des Etudes Créoles (mai 1996) par S. Pargman; c'est au cours de la discussion qui a suivi cette communication que plusieurs linguistes, travaillant sur des zones différentes, ont souligné que ce fait de langue méritait désormais une recherche approfondie et surtout comparative.

1. Dans son article sur le créole de la Dominique paru dans Le Langage, Encyclopédie de la Pléiade, (1968: 1041), D.R. Taylor, signale que la - ne se trouve que dans quelques syntagmes du genre de lakay, "à la maison", "lachas", "à la chasse"; il souligne à propos du dernier exemple qu'on a par ailleurs an chas, "en rut".

A regarder le dictionnaire du KEK de la Dominique, on trouve les doublets:

  • lajénès / jénès
  • lakonminyon / konminyon
  • etc. ...

mais sans explication non plus.

2. Dans sa thèse sur le créole réunionnais, R. Chaudenson (1974: 349-356) note plusieurs choses:

 


a) que "l'antéposition de la -" est rare; on la trouve dans:

  • latèt
  • lakaz
  • lapli (p.349)

b) - que "cette agglutination de l'article ne peut apparaître que dans la mesure où le nom est précédé d'un autre déterminant":

  • mon latèt (ma tête)
  • en ti lapli (une petite pluie)1

c) - que les formes simples (tèt, kaz, pli) sont "beaucoup plus communes".

d) - qu'en français contemporain l'article est souvent "le"; ce dernier fait se retrouve dans divers créoles effectivement; voici quelques exemples collectés en Martinique, à Sainte-Lucie, en Dominique, en Guadeloupe:

Quelques exemples martiniquais:

labòdel bordel, désordre
labonswa bonsoir
ladivòs divorce
lafasafas face à face
lakap cap (marin)
lakonsèy conseil
lakontantman contentement, joie
lapas passe (marin)
larim rhume, nez qui coule
lavòl vol, envol


En créole de Guadeloupe:

labis fait de bisser, bis
labòdèl désordre, bordel
lafinal final, notamment en musique
lakontantman joie, contentement
laparti parti politique
larès reste, restant
lasézisman saisissement
latout tout (le)
lavòl envol, essor

En créole de la Dominique, on trouve:

lawèstan restant
lawim rhume, grippe

En créole de Sainte-Lucie, j'ai noté:

lawapè rappel
lawéjis registre

3. Dans l'ouvrage intitulé Fondas Kréyol-la, Jean Bernabé (1987: 32-36) met en regard:

lajistis ké pini yo (la justice les punira)
pa ni jistis adan péyi-tala (il n'y a pas de justice dans ce pays)

après avoir rappelé qu'on désigne par "agglutination" le phénomène par lequel l'article français s'est agglutiné à "pòt" (porte) pour donner en créole martiniquais lapòt-la2.

Pour J.Bernabé, la - est un préfixe qui combine deux valeurs: abstraction et généralité (p. 35).

4. S. Pargman, dans une communication intitulée "Créativité et innovation dans le développement du créole mauricien", parle de "créations de nouvelles distinctions" (p. 2), du type:

 

-lalang (partie du corps) / lang (langue)
- listwar (faits historiques) / istwar (récit)


Or c'est sur ce type de distinctions établies par chaque communauté linguistique (elles peuvent, en effet, différer d'une zone à l'autre), que j'insisterai ici; il conviendrait désormais d'essayer de dégager des règles d'emploi.

II. ETUDE DE LA DISTRIBUTION

Les exemples cités ci-dessous sont extraits d'un corpus dont l'élaboration est en cours et qui provient de deux sources différentes: enquêtes et compilation. Seuls quelques exemples sont donnés dans ce qui suit. D'autres exemples seront mis en annexes.

1. Les signes simples

On observe que la présence ou non du morphème la- peut différencier les deux termes dans le sens " concret / abstrait ", c'est à dire que l'un représente plutôt quelque chose du domaine concret, (objet du monde réel, outil, appareil, instrument, etc. ), l'autre relève plutôt de l'abstrait (activité correspondant à l'outil utilisé). Exemple:

 

balans / labalans

dans les exemples suivants:

 

Lè kann lan rivé, yo ka pasé'y anlè balans-lan.
(quand la canne arrive, elle est mise sur la balance)
Lè kann lan rivé, yo ka pasé'y labalans.
(quand la canne arrive, elle va à la pesée)

près / laprès

dans les exemples suivants:

 

fòk pasé farin-lan adan an près
(il faut passer la farine de manioc dans un pressoir)
mété farin-lan laprès apré i grajé
(mettre la farine de manioc au pressage après qu'on l'a râpé)

Autrement dit, dépourvu du morphème la-, le radical désigne un outil, un ustensile:

près-la / le pressoir
balans-lan / la balance

Pourvu du morphème la-, le radical désigne l'étape dans la fabrication en question (sucre, manioc).

Exemple:

 

laprès-la / le pressage
labalans-lan / le pesage

et du reste on dit:

 

mété laprès
pasé labalans

ce qui confirme la valeur directionnelle attribuée3 à la- dans:

 

alé laboutik, alé lachas, etc.

Si c'était toujours aussi clair et net, ce serait bien sûr satisfaisant. Il faut attendre la clôture des enquêtes sur le terrain à propos du vocabulaire technique pour voir si cette tendance se confirme.

A part l'opposition que nous venons de voir, à savoir - outil, instrument / étape, moment dans le procédé de fabrication - on peut voir se dégager d'autres types d'opposition comme, grosso modo:

 

matériel, concret / abstrait, moral, intellectuel
sens propre / sens figuré
individuel / collectif, institutionnel
ponctuel / régulier, habituel, professionnel
isolé / généralisé, générique

Voici quelques exemples:

  • Physique, matériel, concret /moral, général, abstrait:
    - fòs (force physique, élément vital, sève) / lafòs (puissance, courage)
    - penn (amende, peine de prison) / lapenn (chagrin)
    - (morceau de terre) / la (monde, univers)
    - jénès (personne jeune) / lajénès (étape de la vie, jeunesse)
    - jounen (travail, coup de main) / lajounen (jour, journée)
    - lwa (article de loi, loi) / lalwa4 (institution juridique, policière)
    - santé (menstrues) / lasanté (fait d'être bien portant)

    N.B.:
    A Sainte-Lucie on différencie:
    - kouti: couture (faire une) / lakouti (la profession de couturier)

  • propre / figuré:
    - kat (carte) / lakat (pèd)(orientation)
    - foka (pièce de bois des embarcations) / lafouka (manière de danser en se frottant contre sa partenaire)

  • individuel / collectif

  • isolé / généralisé, générique:
    - polis (policier) / lapolis (police)
    - djabès (diablesse) / ladjabès (personnage de conte: la Diablesse)

  • ponctuel / régulier

  • détail / général:
    - pwiyè (prière, réciter une) / lapwiyè (moment de la prière, méditation)
    - mizè (tracas) / lanmizè (misère, état misérable)

Remarque:

 

a)On mettra à part les noms de fêtes, du type:
- Nwèl (Noël) / Lanwèl
- Pak (Pâques) / Lapak
- Pannkòt (Pentecôte) / Lapannkòt
- Tousen (Toussaint) / Latousen
- etc...

b) Même chose en ce qui concerne les noms de régions et de pays, du type:
- Frans (France) / Lafrans
- Gwadloup (Guadeloupe) / Lagwadloup
- Matinik (Martinique) / Lamawtinik

c) Ainsi que les noms de communes et autres noms de lieux publics:
- joupa (abri, buvette) / Lajoupa (commune d'Ajoupa Bouillon)
- Rivyè Pilòt / Larivyè Pilòt (commune de Rivière Pilote)
- savann (pré) / Lasavann (place à Fort-de-France)

d) A part aussi le cas de:
- wa (roi) / liwa (roi dans les contes) / louwa5 (roi dans les contes).

Les remarques faites ci-dessus pour les signes simples reçoivent-elles une confirmation pour les signes composés du type:

 

lalinn nwè
lapèch lasenn
ròch larivyè
milé larivyè
chivé lakonmin

où le morphème la- se trouve, tantôt dans le 1er morphème, tantôt dans le 2ème constituant, ainsi que pour les locutions du type:

 

fè labonm (se livrer à la débauche)

Je suggère d'observer:

 

a) des composés nominaux
b) des locutions verbales

pour voir si l'étude de la distribution dégage des éléments d'interprétation.

2. Les signes composés

On rencontre les cas de figure suivants: a, b, a', b'.:

 

a)
lalin nwè absence de lune
lapèch boul pêche avec appât en forme de boule

la- accompagne le 1er constituant.

 

b)
mòso lalin

la- est présent dans le 2ème constituant.

Il s'agit de voir si on rencontre des composés nominaux, où respectivement les 1er et 2ème constituants sont dépourvus du morphème (X indiquant le 2ème constituant).

 

a')
* lin - x
* pèch - x

b')
- x - lin
- x - pèch

Voici un choix d'exemples pour les quatre cas de figure:

a b a' b'
lakay chinwa
épicerie
x    lakay?
(néant)
kay kochon
porcherie
mèt kay
propriétaire
laklé    x? bèt laklé
iule
klé a grif
clef à griffe
bèt a klé
iule
  --   -- kòd mawo
corde de mahaut
bannann kòd
banane- corde
lajounen jòdi
aujourd'hui
x jounen lannuit
quart de nuit
x
lalin nwè
absence de lune
mòso lalin
dékou lalin
décours
  -- pwason lin
poisson- lune
lapèch boul
(pêche- boule)
lapèch miklon
("au large")
lapèch latrenn
("à la traine")
lapèch lasenn
("à la senne")
dikanman lapèch
vêtement de pêche
boutik lapèch
magasin d'articles de pêche
  --   --
lanmen fèmen
avarice
do lanmen
revers
plat lanmen
paume
-- fwen a men
frein à main
si a men
scie à main
lanmant dous
menthe douce
dité lanmant
infusion de menthe
-- --
-- chimiz lannuit
chemise de nuit
papiyon lannuit
papillon de nuit
bèt lannuit
bête nocturne
jounen lannuit
quart de nuit
   
lapawòl rantré
non-dit
--

pawòl myèl
flatteries

(adj + pawòl)
ti pawòl
proverbes
lapo tanbou
membrane de tambour
lapo pyé
soulier
lapo senyen
peau du cou de boeuf assaisonnée
-- po chapé
métis
--
lapwiyè mèl
prière des merles
liv lapwiyè
missel
-- --
lasimenn Nwèl
semaine de Noël
jou lasimenn
jour de semaine
simen prochen
la semaine prochaine
fen d'simenn
fin de semaine
latè tranblé
tremble-ment de terre
latè glèz
terre glaise
fwi la
produit agricole
tè gra
argile
zandoli tè
anoli de terre
lavwa dèyè
choeur
bay lavwa
annonce, éditorial
   
-- fig lawòz
banane "la rose"
Man lawòz

menstrues
wòz kayenn
rose "Cayenne"
gro wòz
hibiscus


Conclusion provisoire sur les signes composés:

A la question de savoir si dans les signes composés, le morphème la- confère une valeur abstraite, générale, etc., on ne peut répondre par l'affirmative, car les exemples sont peu nombreux:

  • dans a), on a:
    lapòt dèyè: arrière-pensée, dissimulation, (les processus métaphoriques à l'oeuvre ici méritant sans doute une étude).
    lavwa dèyè*: choeur, "répondeurs".
    * (mais c'est presque toujours "lavwa"; ici, processus à la fois, métonymiques et métaphoriques sont à l'oeuvre).
  • dans b), on n'a aucun exemple net montrant une valeur d'abstraction ou de généralité conférée par la-
  • dans a'), les composés désignent des objets concrets.
  • dans b'), même chose, sauf:
    1) mèt savann le plus fort (métaphore très lexicalisée)
    2) ti pawòl proverbe (très lexicalisé)

Les signes composés passés en revue ici désignent généralement des objets concrets, quel que soit le cas de figure a, b, a', b'; il y a très peu d'exceptions; dans ce cas, il s'agit de métaphores.

Voyons maintenant si l'observation des locutions verbales apporte des éléments d'interprétation.

3. Les locutions verbales

Observons quelques exemples:

bay lavwa annonce, "donner de la voix"
bay lafòs donner du courage
pèd lafòs perdre courage
bay lanmen aider, applaudir
pasé lanmen pardonner
labonm se livrer à la débauche
labou rouspéter, pulluler
manjé lanmizè être misérable
pèd lakat être désorienté
dansé lafouka danser en se frottant contre sa partenaire
mennen lanmizik diriger, organiser

 

On constate qu'on a dans tous les cas cités ci-dessus, un sens abstrait (figuré, générique, etc.) et que le nom est pourvu du morphème la-.

On ne peut affirmer cependant que toute locution verbale contenant un nom, pourvu du morphème la-, comme ci-dessus, a un sens figuré, car il y a des contre-exemples. On peut:

 

1) avoir un sens abstrait sans la-.
2) avoir un sens concret avec la-.

Exemples pour 1):

  • pran men
  • vwè mizè
 

Exemples pour 2):

  • bay lafimen / enfumer
  • bay lapenti / peindre
  • koupé lawonn / couper le cercle (au damier)
 

Il y a des cas de neutralisation; on a:

  • kasé kòd = kasé lakòd / s'émanciper
  • pété bonm = fè labonm / tromper son partenaire, se livrer à la débauche

Donc, dans de nombreux cas, le morphème la- semble conférer une valeur figurée, telle qu'on l'a évoquée ci-dessus pour les signes simples (II, 1).
Il y a, certes, quelques contre-exemples et des cas de neutralisation, qui ne permettent donc pas de parler de régularité ni de prévisibilité.

4. Valeur directionnelle

On peut considérer comme clairs les emplois avec valeur directionnelle, comme dans:

 

- alé laboutik aller à l'épicerie

Comparer avec:

 

- man pa ka fè konmisyon mwen an boutik-la, i two chè.
(je ne fais pas mes courses à l'épicerie, c'est trop cher)

Et ainsi de:

  • alé latrenn / aller à la pêche à la traîne
  • kouri lawonn / entrer dans la ronde
  • monté lakanpàn / monter à la campagne
  • viré larèl / retourner à la case départ (jeu de billes)
  • viré lakay / rentrer chez soi
    etc.

5. Emploi prépositionnel et adverbial

Précédés de prépositions, les lexèmes en question sont généralement pourvus du morphème la-:

  • anba latè pa ni plézi / sous la terre, il n'y a pas de plaisir
  • pijé anba lafen / souffrir de la faim
  • pijé anba lanmizè / souffrir de la misère
  • Il y a adverbalisation dans:

    - lajounen jòdi / aujourd'hui

N.B.: Déjà signalée par des créolistes est la grammaticalisation de lexèmes comme:

 

- lakay Entèl / chez Untel

Cependant, on trouve aussi:

 

- kay Entèl / chez Untel

tout comme on a: bò kay, où bò est un lexème grammaticalisé6.

III. RECAPITULATION

Je récapitulerai en soulignant d'abord cinq points:

1) C'est toujours la-X, et, dans les signes composés, on a les schémas a ou b (lapèch latrenn, boné lapèch), dans:

labou boue
lacho chaux
ladjè guerre
lafimen fumée
lagli glue
lagrip grippe
lajilé gelée
lajòl prison
lakou cour
lanmò mort
lapèch pêche
lapli pluie
lapòs poste
larat rate
lari rue
lasi cire
latrenn traîne
lavi vie
lawoujòl rougeole

Il faut voir maintenant si dans les autres zones (Guadeloupe, Sainte-Lucie, Dominique), on constate la même chose.

N.B.: On peut ajouter à cette liste lapenti, mais dans certains composés, on trouve par exemple:

 

- kout penti / coup de peinture

(Cf plus loin à propos de l'influence du français).


2) C'est toujours le radical dépourvu de la-, par exemple, dans le cas suivant:

 

- fòs2 / fosse, trou

Cet exemple, (à ne pas confondre avec fòs1 / lafòs = courage, force), rappelle le problème de l'homonymie.

3) Dégagement d'homonymes:

Une telle étude permet de mieux dégager les phénomènes d'homonymie, qui peuvent représenter une difficulté pour les apprenants du créole langue étrangère.
On veillera à bien délimiter:

bay1 donner
bay2 cuve
bay3 = bagay chose
   
kay1 = ka alé aller
kay2 maison
kay3 rocher à fleur d'eau
   
fòs1 force, courage
fòs2 trou, fosse
   
etc.  

4) Les propositions d'auteurs:

On note que certains scripteurs ne se privent pas d'indiquer de quelle manière ils entendent une différenciation.
Désambiguïser est nécessaire. Cela n'exclut pas les jeux de mots; ces derniers peuvent, du reste, en retour, livrer des indices pertinents. Exemples:

Chez G. MAUVOIS, dans Lisiyis sòti Pari, pièce de théâtre créole7, on trouve:

 

mandé bondyé... ba'w lafòs pou ou ba tè a fòs.
[prier pour que le Seigneur te donne le courage (force morale) afin que tu puisses donner de la force à la terre (en la cultivant)].

Chez J.M. BARTEL, dans Passionnément, pièce de théâtre créole donnée à Fort-de-France en 1992, inédite, on trouve:

 

défwa larézon konparézon ka pèd tout rézon'y pou larézon fimèl.
(parfois la raison prétentieuse perd ses raisons devant la raison femelle, ce qui est une variante de: "le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas").

Ces efforts conscients de désambiguïsation sont rares. Les cas de neutralisation (où l'opposition la- / absence de la-, est pertinente) sont nombreux.

5) Les cas de neutralisation. Voici quelques exemples en contexte. Pour certains c'est dans la même phrase, d'autres sur la même page, d'autres dans le même ouvrage:

bann ti fètchat!
 
labann malpalan
 
bande d'emmerdeurs!
(G-H. LEOTIN, 1993: 32)
bande de médisants
(S. RESTOG, 1986: 99)
jako-a ki anba bay-la
 
laplibèl anba labay
 
le perroquet qui est sous la cuve.
(J. TURIAULT, 1874: 24)
le meilleur est encore à venir
(la plus belle est sous la cuve: conte)
(A. BAZERQUE, 1969: 352)
fanm bitasyon
jérè labitasyon
chèf labitasyon
campagnarde
géreur dans une plantation
chef dans une plantation
pété bonm
labonm
tromper son partenaire, forniquer
être débauché
ou ni chans
ou ka kriyé sa lachans!
tu as de la chance
tu appelles ça avoir de la chance!
(G. MAUVOIS, Lisiyis s. P.: 62)
fizi chas
fizi lachas
fusil de chasse
 
fanm-taa sé an djabès
mi ladjabès mi!
cette femme est une diablesse
quelle diablesse!
fen d'simenn
lafen simenn
fin de semaine
 
Bondyé bay an sèl fòs
 
Bondyé ban mwen lafòs
 
Dieu lui a donné une seule force
(F-MOREL, Laplibèl a. l.: 28)
Dieu m'a donné la force
(L. SALIBUR: 21)
tout fréchè gran ben an
 
an lafréchè ki sé sispann...
 
toute la fraîcheur de ce grand bain
(G. GRATIANT, 1958)
une fraîcheur comme suspendue
(G. GRATIANT, 1958: 35)
kat sékité, kat idantité
lakat marin, lakat jéografik
carte de sécurité sociale, carte d'identité
carte marine, carte géographique
man kèy kay mwen
i pa jen lakay li!
je serai chez moi
il n'est jamais chez lui!
kasé kòd
kasé lakòd
s'émanciper (V. CORIDUN)
s'émanciper (J. TURIAULT, 1874)
taksi konmin
taksi lankonmin
taxi collectif
 
fè kous
lakous
faire la course
 
kras kann
lakras kann
résidus de la canne
 
mové lin
mové lalin
mauvais discours
 
pwason lin
pwason lalin
poisson-lune
 
mannyè ou ka fè sa!
lanmannyè yo ka fè sa!
la façon avec laquelle tu fais ça!
la façon avec laquelle ils font ça!
(R. CONFIANT, 1985: 21)
pran men
(pa pran men ou épi mwen!)
 
bay lanmen
discuter avec
ne discute pas avec moi
(FOURNIER-MOREL, Laplibèl a. l:16)
applaudir aider
wè mizè
manjé lanmizè
"voir de la misère", avoir des tracas
être dans la misère
nuit kon jou
lannuit kon lajounen
la nuit comme le jour
 
plas
laplas
place, marché
 
an ti po chapé
an ti lapo chapé
un petit métisse
 
poud a vè
lapoud talk
poudre vermifuge
talc
milé rivyè
milé larivyè
mulet de rivière
 
yo ba zòt sikité
 
lasikité
on vous a donné la sécurité sociale
(G. MAUVOIS, 1966: 27)
Sécurité Sociale
piman tè
fwi la
tè gra
latè glèz
espèce de piment
produit agricole
argile
terre glaise
ti ton tjé rèd
ti ton latjé rèd
petit thon à la queue raide
(S. HARPIN, 1995: 137)
wonn danmyé
lawonn danmyé
ronde de damier
 
chè
lachè
chair
(enquête G. MARTIAL, Français)
Bwa giyàn sé bwa ki sòti Lagiyàn
Le bois-guyane est un arbre originaire de la Guyane
(enquête, Vauclin, Zozor)

et aussi:

baryè / labaryè barrière
marèl / la(n)marèl marelle
kous kouri / lakous course
mori / lanmori morue
pawòl / lapawòl parole
n plas / laplas
marché
n chè / lachè chair, viande

Tous ces cas de neutralisation rendent difficiles l'établissement de règles, du moins dans l'état actuel des connaissances. Après avoir essayé de cerner les régularités et les tendances dans la distribution, on peut également se demander si certains faits entrent en jeu; par exemple, la question de savoir si des phénomènes d'autorégulation, dans certains cas et par ailleurs, de manière plus probable, des phénomènes d'interférences avec le français, peuvent opérer; je suggère d'évoquer maintenant ces deux points.

6) Autres faits.

A. Autorégulation?

Y aurait-il des phénomènes d'autorégulation? On sait que la langue s'autorégule. Wartburg, (1946: 204), parle de l'élimination d'homophonies gênantes8; certaines désambiguïsations se font naturellement: le sujet parlant sélectionne inconsciemment le terme différencié. C'est une hypothèse que je fais quand je considère les termes toujours pourvus de l'élément la, comme:

larat (rate) parce que la langue a: rat (rat )?
lakòl (colle)   "     "     "     "     " kòl (cou)?
lanmèl (meule)   "     "     "     "     " mèl (merle)?
lanmò (la mort)   "     "     "     "     " mò a (le mort)?
lajilé (gelée)   "     "     "     "     " jilé (gilet)?
lasi (cire)   "     "     "     "     " si (scie)?
lalin (lune)   "     "     "     "     " lin (ligne)?
lanmè (mer)   "     "     "     "     " (maire)?

Ici, je n'ai mis en regard que des lexèmes de même catégorie morphosyntaxique, à savoir des noms; mais on peut poursuivre et mettre en contraste des lexèmes de catégorie grammaticale différente:

lafimen (fumée) parce que la langue a: fimen (fumer)
ladjè (guerre)   "     "     "     "     " djè (guère)
lacho (chaux)   "     "     "     "     " cho (chaud, chaux)
lanmonn (montueux, accidenté pour un relief)   "     "     "     "     " monné (monnaie, argent, fortune)
lanmen (main)   "     "     "     "     " men (mais)

C'est une hypothèse.

B - L'héritage français?

Il est très probablement à l'oeuvre; même si c'est difficile à démontrer, on peut se poser la question de savoir si le fait qu'en français les noms sont féminins dans certains cas a une influence sur le nom créole correspondant; par exemple on a:

  • lapòt / porte

mais jamais:

  • *lapòt / pot (de fleurs)

on a:

  • lakòl / colle

mais jamais:

  • *lakòl / col, cou

Si cela se vérifiait sur de nombreux exemples, cela pourrait fournir une indication; ici on n'est pas loin des phénomènes d'autorégulation dans la langue évoquée au paragraphe précédent . Nous avons vu plus haut que parfois les lexèmes pourvus de la- correspondent à des noms français masculins, mais c'est exceptionnel; la liste en est close.

Par ailleurs, dans le même ordre d'idée, on constate que dans certains cas le lexème est généralemnt pourvu du morphème la-, sauf dans certaines expressions ou certains composés, dont on peut se demander s'ils sont empruntés tels quels au français. A gauche je mets le lexème en question, à droite le composé ou l'expression:

c'est toujours la-: sauf dans:
- lapèch
- lapèch latrenn, boné lapèch, etc.
kout pèch (coup de pêche)
- lapenti (peinture)
- mak lapenti (trace de peinture)
- lékrito "lapenti" (écriteau "peinture fraîche")
kout penti (coup de peinture)
- larout (route) mété an rout (mettre en route)
- lannuit (nuit) nuit kon jou (la nuit comme le jour)
- laklé (clef) - klé a grif (clef à griffe)
- klé a pip (clef à pipe)

III. CONCLUSION PROVISOIRE

Dans l'état actuel des recherches on se gardera au plan lexicograhique d'indiquer systématiquement les deux formes (par ex. santé / lasanté) comme s'il s'agissait de variantes libres.
La poursuite des enquêtes sur le terrain apportera très probablement des éléments confirmant l'un ou l'autre point soulevé ici, l'objectif à longue échéance étant de donner des règles.
Il serait bon de procéder à un tel relevé dans d'autres zones, afin d'avoir des éléments de comparaison, non seulement à l'intérieur de la zone américano-caraïbe mais aussi entre la Caraïbe et l'Océan Indien.

A suivre ...

Notes

1Graphie de l'auteur

2Il convient de noter à ce propos que le guadeloupéen a aussi (p.34):

  • lavi - " lavi-la rèd " (la vie est dure)
  • lanmò - " lanmò ja féré " (la mort est déjà " ferrée ")

Les deux exemples sont de G. Ezelis.

3J. Bernabé, oralement.

4Lalwa désigne aussi par métonymie, le policier, comme polis.

5Mais: Misyé li mè (Monsieur le Maire).

6Cf B. Cervinka, 1996

7Le texte est issu de la première version, inédite, au moment de la rédaction de cet article.

8Cf aussi Dubois, 1973 : 213 (sous "feedback" ou "rétroaction"). En martiniquais, pour citer une évolution récente, on voit "rété" (habiter) disparaître au profit de "resté", "abité", parce que signifiant aussi "coucher avec". Même chose en ce qui concerne "koupé", au profit de "kastré", "chatré" parce que "koupé" signifie aussi "baiser".

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