La population indienne de
la Martinique est elle aussi particulièrement représentée
dans l’imaginaire du pacte diabolique. Tous nos informateurs
ont en effet insisté sur les relations étroites que
les «coolies» (mot d’origine tamoule signifiant:
«salarié») entretiennent avec le diable. Cette
composante ethnique, arrivée sur l’île dans les
débuts de la période post-esclavagiste pour contribuer
au maintien d’un système économique perturbé2,
est donc l’objet de représentations que nous allons
analyser ici. C’est surtout à travers la cérémonie
du «Bon-Dieu coolie»3 que
sont lus les signes d’un engagement avec le diable, et il
va donc nous intéresser de connaître l’image
qu’en ont les personnes que nous avons rencontrées.
Ces ethnostéréotypes traduisent en fait toute la
méfiance d’un groupe humain envers un autre, méfiance
qui prend sa source dans des différences religieuses et dans
la cohabitation de populations qui, quoique toutes touchées
et unies, à des degrés plus ou moins forts il est
vrai, par la dynamique de la créolisation, conservent pourtant
des caractères distinctifs et des traits culturels singuliers.
C’est de cette confusion du même et de l’Autre
- l’Autre étant le même, et le même étant
l’Autre - que naissent alors ces représentations de
l’Indien «diabolique»... Cette remarque nous fournit
d’ailleurs l’occasion d’expliquer la raison d’une
caractérisation en terme d’«espace ethnique»
pour aborder le phénomène de présence des Indiens
au sein de cet imaginaire.
En fait, nous n’avons pas posé ce groupe comme, a
priori, «ethnique», car c’est à partir
des propos de nos informateurs que s’est imposée cette
caractérisation des groupes concernés par l’analyse:
les personnes que nous avons rencontrées n’avaient
de cesse de mettre en valeur des différences entre leur groupe
(les gens de couleur créoles) et celui des Indiens ou des
Blancs créoles (comme nous venons de le voir), en développant
une partition identitaire «eux/nous» sousjacente, dont
seul le premier terme était abordé et donc mis en
valeur par le biais de critiques voilées, ou moins voilées,
souvent discriminantes (en définissant alors négativement,
en toute logique, le premier).
Nous avons donc en quelque sorte suivi les catégorisations
que nous proposaient ces personnes, ce qui, en somme, fait que le
terme «ethnique» est davantage issu dans ce cadre d’une
vision de l’ordre de l’«émique»,
c’est-à-dire subjective et propre aux représentants
de la culture étudiée. que d’une constatation
extérieure qui aurait servi de base à l’interprétation
des propos que nous allons traiter. Pour résumer, l’ethnicité
dont nous parlons rejoint celle que définit Jean-Luc Bonniol
(1992 26), traduisant la conception de Fredrick Barth, lorsqu’il
nous explique qu'
Elle apparaît (...) essentiellement comme une catégorie
d’attribution - au terme de la mise en oeuvre de schèmes
analogiques et classificatoires - par les acteurs eux-mêmes,
établissant une séparation entre ceux qui sont versés
au groupe et ceux qui en sont rejetés, entre ceux qui sont
semblables et ceux qui sont différents, entre les «nous»
et les «ils ».
Et nous aurons ici le loisir de constater que cette séparation
s’alimente de différents critères de distinction..
La figure de l’Indien diabolique et le «Bon-Dieu coolie»
Commençons tout d’abord par examiner la représentation
générale qu’ont nos informateurs des Indiens.
Celle-ci, nous venons de le dire, fait de ces derniers des contractants
privilégiés, des personnes tournées vers le
Mal et expertes en ce domaine. Un jeune homme, parlant de l’individu
qui a dû vendre au diable son ami qui a disparu, nous le présente,
tout en s’interrogeant sur son identité, dans les termes
suivants:
R : Je crois que c’est
quelqu’un, une dame, je ne sais pas, un monsieur. Tu vois,
parce que les gens font ça! C’est quelqu’un
qui te dit: «Viens chez moi», et c’est bon!
Mais normalement ça se fait plus (davantage) à
Basse-Pointe. Il y a beaucoup de ça à Basse-Pointe
(...), parce que ce sont des coolies qui habitent là, et
ce sont des coolies qui font ça.
Q : Il y a beaucoup
de coolies là-bas?
R : Ah ouais ! C’est
des coolies qui font ça!
Q : Ils sont forts...?
R : Ah ouais ! Ils sont
vraiment forts!
Il poursuit son explication un peu plus loin en introduisant cette
fois ci la référence au Bon-Dieu coolie:
R : Les coolies sont
vraiment forts dans ça parce que... Tu ne connais pas le
«Bondyé- Kouli»? On monte sur les
coutelas, tout ça, c’est pour ça. Les coolies
sont vraiment forts dans ce domaine, les coolies. Vraiment forts!
Q : Ce
sont eux qui ont le plus de pouvoirs
R : Ah ouais!
Les Indiens sont vraiment « forts » pour vendre une
personne au diable et en retirer quelque bénéfice.
Mais leur excellence en la matière vient de la cérémonie
qu’ils pratiquent, qui leur procure un pouvoir supérieur
à ceux de tous les autres engagés. Ainsi, si Basse-Pointe
- cette ville côtière de l’extrême nord
de l’île - est un haut lieu des affaires diaboliques,
c’est pour la bonne et simple raison qu’elle accueille
une importante concentration d’Indiens:
Alors je te dis que ces gens-là, c’est plus du côté
des Indiens que l’on entend dire qu’il y a des pactes.
C’est plus du côté des Indiens parce qu’il
y a des coolies là, je te dis leur « Bon Dieu coolie
», toutes leurs espèces de machins, c’est pour
avoir des biens ! Et quand tu vas du côté de Basse-Pointe,
de Macouba, il y en a hein ?! »
R : Et encore un fois,
c’est un pacte (la cérémonie du Bon-Dieu
coolie). Ils font un pacte avec l’esprit malin.
Q : Et ils ont la
richesse par là aussi?
R : Oui-oui! Les Indiens?
Ah oui! Ce sont les plus riches! Tous les Indiens!
Ici l’accent est particulièrement porté sur
la recherche des biens, des richesses, et la fonction précise
de la cérémonie nous est donnée: elle est l’occasion
de pactiser avec le diable et, par voie de conséquence, de
s’enrichir. Il est possible que l’intégration
globale de la population indienne ait été telle que
ses membres connaissent aujourd’hui une situation économique
et sociale dans l’ensemble confortable, ce qui expliquerait
la constatation de cette informatrice qui affirme que «tous
les Indiens» sont «les plus riches». Nous ne disposons
pas de données à ce sujet, mais cette hypothèse
n’est pas à écarter, car elle mettrait alors
en lumière l’existence de motifs supplémentaires
à ces accusations de commerce avec le diable qui touchent
ce groupe avec insistance. Une «sociologie spontanée»
serait ainsi à la base de cette représentation particulière
du Bon-Dieu coolie, et y trouverait un moyen de donner un sens à
la récurrence observée d’une réussite
majoritairement attachée à cette population.
Mais si ce facteur explicatif est à considérer
avec précaution, un autre est par contre beaucoup plus
fiable en ce qu’il nous est explicitement suggéré
dans certains entretiens. Il concerne le domaine religieux, et
rend compte du poids dans ces représentations de la dénonciation
chrétienne opérée envers un culte non chrétien.
En effet, si la cérémonie du Bon-Dieu coolie est
stigmatisée de manière si négative, associée
qu’elle est au diable et au pacte, c’est souvent en
vertu de son caractère «païen». Cette
idée est exprimée de manière particulièrement
claire dans l’entretien suivant, même si des subtilités
sont introduites, ce à quoi nous devrons être attentifs
Mère : Il y a des
Indiens, des coolies ici qui n’ont pas cette culture-là
(la culture indienne/ tamoule). Il y a beaucoup d’Indiens
ici qui sont à l’église catholique, ils sont
chrétiens, et il y a des Indiens ici qui sont indiens,
ils font leur Bon-Dieu coolie.
Fils : Même le
Bon-Dieu coolie ça a une vibration vraiment horrible! Ouais!
Ça a une vibration horrible! Ah Ouais! On dit: «Bon-Dieu
coolie», mais...
Mère : On dit:
«Bon-Dieu coolie», c’est pour ne pas dire qu’on
est avec les diables!
Fils : Parce que pour
moi il n’y a pas ni de «Bon-Dieu coolie» ni
de Bon-Dieu Blanc, il n’y a qu’un seul Dieu tu vois?
Et ce Dieu-là se manifeste autrement, tu vois? C’est
comme des petits pactes, des petits pactes qu’ils font.
Q : Parce que c’est
vraiment diabolique ce qu’ils font les coolies? C’est
ce que tu veux dire?
Mère : Ça
c’est leur...
Fils : ... C’est
leur truc. (...) Ils appellent leur Dieu mais ce Dieu-là
a une vibration vraiment terrible parce que, attention, tu ne
fais pas n’importe quoi là! Tu arrives là,
par exemple dans ces trucs-là... Si par exemple tu es trop
machin, que tu es là et que tu les gênes: ils te
le disent tout de suite hein? Ouais! Ça ne peut pas passer!
Pour couper la tête d’une bête d’un seul
coup de coutelas, tu vois...? (...) Tu vois, ce qu’ils font
là ce sont des petits pactes aussi pour avoir des trucs,
un renouvellement, ce ne sont pas des trucs diaboliques. (...).
Mère : (...)
Il y a des Indiens, à cause de leur maladie ils font ce
genre de truc et puis la personne guérit.
Fils : Mais toutes les
années il faut refaire, renouveler le même Bon-Dieu
coolie pour la personne, sinon le jour où elle ne renouvelle
pas le Bon-Dieu coolie, elle tombe! Tu vois, c’est un genre
d’engagement. Tu es obligé de le renouveler, du moment
que tu as fait le pas eh bien c’est la ruine. (...). Mais
il y a «coolie» et «coolie»! Il y a des
coolies qui ne sont pas coolies! Mais il y a des coolies qui sont...
Ceux qui ont vraiment la culture eh bien ils sont mystiques!
Mère : Et ces
gens-là ne participent pas à l’église
hein Ils se marient entre eux! (...) Ils font leurs mariages chez
eux...
Fils : Les coolies c’est
un peu... les coolies c’est les coolies! (...) Tu vois?
Mais ils sont avec tout le monde! Mais leur mouvement de Dieu
tout, ça c’est eux-mêmes!
Si ce jeune homme propose une vision plus nuancée, sa mère
en revanche revient à deux reprises sur la non-participation
des Indiens à la religion catholique, ce qui lui semble être
visiblement un bon critère de définition des membres
de ce groupe. Une première fois négativement, en nous
disant que certains Indiens font partie de l’Église
et sont chrétiens, à la différence de ceux
qui sont restés fidèles à leur culte qui se
livrent aux cérémonies du Bon-Dieu coolie, et une
seconde fois en insistant sur le fait que ces derniers se marient
entre eux en dehors de cette même Église.
On sent donc que leur intervention répétée
dans l’imaginaire du pacte est due à la particularité
de leurs croyances et de leurs cultes, qui se distinguent radicalement
d’une norme religieuse posée, et qui éveillent
donc les soupçons des non-initiés qui jugent déviantes
ces pratiques. De plus, l’isolement, ou plutôt le retranchement
des membres de la population indienne semble se surajouter à
cette «déviance» religieuse et contribuer à
l’apparition de ces représentations («Ils font
leurs mariages chez eux»).
Le fils de cette dame donne par contre, en parallèle aux
propos de sa mère, une image plus nuancée de la cérémonie
du culte du Bon-Dieu coolie (sa mère qui affirme sans détours:
«On dit «Bon-Dieu coolie», c’est pour ne
pas dire qu’on est avec les diables!»). Pour lui, «ce
ne sont pas des trucs diaboliques». Mais la description qu’il
en fait rejoint pourtant la thématique des procédures
d’engagement avec le diable que nous avons examinées
auparavant. En effet, il parle tout d’abord de «petits
pactes» que réaliseraient les officiants «pour
avoir des trucs», et qui demanderaient des «renouvellements
» chaque année sous peine de voir le bénéficiaire
de ces recours «tomber». Ce jeune homme le dit sans
ambages «c’est un genre d’engagement».
Ainsi, la terminologie employée est très proche,
sinon identique, de celle usitée pour rendre compte de l’engagement
avec le diable, en tout cas tel qu’il nous a été
décrit dans les parties précédentes. Car l’engagé
«diabolique», le contractant lambda, doit lui aussi
répondre aux sollicitations répétées
de son maître s’il ne veut pas être pris (rappelons-nous
que le diable demande sa contrepartie tous les ans), et c’est
bien d’un pacte qu’il s’agit là aussi.
En somme, il n’y aurait pas de différence formelle
entre la réalisation d’une cérémonie
de Bon-Dieu coolie et la réalisation d’un engagement
«standard», et la seule caractéristique - essentielle
- qui pourrait les singulariser serait que ce dernier engagement
se réalise avec le diable quand les officiants indiens se
tournent vers les divinités qui sont les leurs.
Le passage précité nous donne donc une vision complexe
de cette cérémonie en ce qu’il mêle deux
approches différentes (celle de la mère, et celle
de son fils) d’un même phénomène. Dans
l’une comme dans l’autre, la thématique du pacte
revient pourtant, même si cet invariant est teinté
de nuances inconciliables: Bon-Dieu coolie diabolique, Bon-Dieu
coolie non diabolique mais en partageant le principe et la forme
extérieure, c’est là semble-t-il affaire de
degrés.
D’ailleurs, la représentation de notre informatrice
trouve un écho dans les propos du prêtre catholique
que nous avons rencontré. Celui-ci met au jour ce qui restait
latent dans les dires de la première. Interrogé sur
l’attitude qu’ont ses ouailles envers cette cérémonie
Indienne, il nous répond:
Eh bien on ne veut pas y entrer. Un chrétien n’a
pas à... non! Non-non-non-non! On suppose qu’il y
a un rapport quelconque avec le démon!
Son intervention a le mérite d’être claire.
Un chrétien n’a pas à s’introduire dans
ces pratiques dont on suppose qu’elles exposent le participant
au diable. Ainsi, ces ethnostéréotypes empruntent
le canal religieux pour affirmer une identité par un mouvement
d’exclusion: exclusion de l’ «autre» religieux.
Mais les stéréotypes qui concernent les cérémonies
de Bon-Dieu coolie peuvent s’attacher également à
la nature de l’être sacrifié aux dieux. Et en
ce domaine, est-on bien certain qu’il s’agit d’un
animal?...
Des sacrifices... mais quels sacrifices
«De mémoire de maquerelleuse des Terres-Sainvilles,
monsieur Jean ne fut en retard qu’une seule et unique fois
dans sa vie: le jour où ce damné quimboiseur de
Grand Z’Ongles décida, par on ne sait quel hasard,
de sortir exactement à l’heure où l’instituteur
descendait l’avenue Jean Jaurès. On connaissait les
habitudes du manieur d’herbes maléfiques, on savait
qu’il ne pointait le nez dehors qu’en plein midi,
heure diabolique s’il en est puisque celle où les
enfants pouvaient disparaître à tout jamais, leur
chair innocente étant fort appréciée (prétendait
Radio-bois-patate) dans les sacrifices indiens pratiqués
au quartier d’Au Béraud. On faisait donc place nette
devant Grand Z’ Ongles.»
Raphaël Confiant, L’Allée
des soupirs, p. 34-35
Les romans de Raphaël Confiant invitent souvent à leur
bord ce thème du sacrifice d’enfants. Que l’histoire
se déroule au cours de la seconde guerre mondiale, sous le
règne despotique de l’amiral Robert (Le Nègre
et l’Amiral), à la fin 1959, dans un contexte
d’émeute populaire (L’Allée des soupirs),
ou dans le creux des années 50 de son enfance (Ravines
du devant jour), l’Indien diabolique, sacrificateur notoire
de petites bêtes à deux pattes, se montre toujours
égal à lui-même dans le sourd arrière-fond
des paroles environnantes. Et cet imaginaire, qui nous est disponible
dans ces écrits qui veulent justement en rendre compte, nous
intéresse. Il est vrai que ces représentations particulières
du Bon-Dieu coolie ou des activités de ses participants ont
dû changer, et sans doute s’éteindre dans l’ensemble,
mais il reste que le thème du sacrifice d’enfant -
ou du sacrifice de personnes humaines en général -
se remarque encore dans certains propos que nous avons pu entendre
(même s’ils n’impliquent pas tous nos informateurs).
Nous proposons donc de faire tout d’abord un tour d’horizon
littéraire de ces représentations accentuées
(toutes focalisées sur le même thème) pour entendre
ce qui a pu être dit, et ce qui est parfois dit encore, de
ces cérémonies. Alors, suivons le romancier, ce marqueur
de paroles:
«Je buvais les paroles de Ziguinote, ma main serrée
dans la sienne. On prétendait qu’il faisait du quimbois
avec les os des morts, qu’il était tafiateur, qu’il
était fou, que son sexe était ravagé par
la vérette, qu’il enlevait des enfants pour les sacrifier
dans les cérémonies de bondieu-couli et patati et
patata. Tout ça n’était qu’un lot d’abominables
calomnies. Il se comportait comme un vrai père, alors qu’il
n’avait jamais eu ni femme ni progéniture.»
Raphaël Confiant, L’Allée
des soupirs, p. 195
«Man Yise ou tante Emérante n’ont cesse de
te mettre en garde contre les cérémonies du Bondieu-couli.
A ce qu’il paraît, leurs prêtres se servent
de la chair d’enfant pour satisfaire les désirs carnivores
de leur multitude de dieux. Elles disent «carnivores»
mais, plus tard, tu apprendras qu’elles ont voulu dire «cannibales»,
lequel mot ne fait pas partie de leur vocabulaire français
forcément limité.»
Raphaël Confiant, Ravines du devant jour,
pp. 96-97
«La foule gloussa comme une trâlée de coqs
d’Inde. Ils commençaient à emmerdationner
les gens, tous ces coulis malpropres qui envahissaient Fort-de-France
depuis quelque temps. On se demandait comment le maire, Victor
Sévère, malgré la prédestination de
son nom, pouvait tolérer pareille chose. C’est comme
si la vérette les avait tout bonnement chassés de
leurs savanes à boeufs de Macouba et de Basse-Pointe. La
maréchaussée ne les soupçonnait-elle pas
d’enlever des enfants afin de manger leur chair ou pour
les sacrifier à Mariémen, leur déesse maléfique?
Chaque année maintenant, une famille pleurait une marmaille
égarée et qui n’était pas revenue en
dépit des pèlerinages à la Vierge de la Délivrance
et des messes d’action de grâces. Et puis, c’est
une sacrée bande d’hypocrites, oui! Tu passes près
d’eux, ils ne sont que l’ombre d’une ficelle.
Ils se font tout petits, ils baissent les yeux dans les dalots
qu’ils balayent avec une lenteur désespérante,
mais dès que tu les a dépassés, tu sens la
braise de leur prunelles sur tes épaules et tu es certain
qu’ils te traitent de salopetés exprès pour
accorer tes affaires de la journée.»
Raphaël Confiant, Le Nègre et l’Amiral,
p. 205
Tous ces romans situent leur histoire avant 1960, et l’on
voit combien les représentations du Bon-Dieu coolie mettent
l’accent sur la barbarie des sacrifices qui y sont pratiqués.
Le motif du cannibalisme pointe même dans le dernier passage
cité, en s’offrant comme le prolongement de cette idée.
Ces trois extraits restituent donc un imaginaire dans lequel l’Indien
apparaît comme un être maléfique, sournois et
hypocrite, qui n’hésite pas à enlever des enfants
pour satisfaire ses dieux, en les sacrifiant au cours de cérémonies
mystérieuses dont le véritable sens est inconnu, mais
l’utilité supputée.
En effet, et nous revenons maintenant à nos informateurs,
ces sacrifices sont effectués en vue d’obtenir de ces
divinités la réalisation d’un quelconque souhait,
et s’inscrivent en cela dans les termes d’un commerce
avec l’au-delà. C’est ainsi que nous sont présentées
les choses par une femme que nous avons rencontrée, qui ajoute
à cet imaginaire de l’Indien diabolique une dimension
supplémentaire en faisant intervenir une référence
au culte vaudou pour décrire la cérémonie du
Bon-Dieu coolie:
(...) Et les Indiens ils font beaucoup de vaudou, ils font beaucoup
de danses, de... Tu as entendu parler du «Bon-Dieu cooli»?
C’est en quelque sorte... c’est encore une autre histoire
cette histoire d’Indiens qui, par le vaudou, par leurs danses,
par le Bon-Dieu coolie demandent à leur Dieu telle et telle
chose: c’est encore un pacte. Ils ont un enfant malade:
ils organisent un Bon-Dieu coolie. Ils promettent à leur
Dieu telle et telle chose, que ce soit de l’argent, des
sacrifices d’humains ou d’autres choses.(...).
C’est l’utilitarisme de la cérémonie
qui est ici mis en avant: celle-ci est effectuée en vue d’obtenir
une guérison, et demande pour ce faire le don d’une
contrepartie, argent ou sacrifice humain. Mais la référence
au vaudou est surprenante. Elle témoigne de la non-connaissance
des cultes Indien et Haïtien, et apparaît comme portée
par une sorte de fantasme qui amalgame deux univers étrangers
pour former une vision originale et terrifiante d’une cérémonie
redoutée et puissante.
Pourquoi puissante? Parce qu’elle a des effets sur les éléments
naturels, et qu’elle peut donc influer sur leurs mouvements,
leurs humeurs. Au premier rang de ceux-ci: l’eau, la mer.
Étendue déjà chargée de forces dans
l’imaginaire, nous l’avons vu, elle est ici dépassée
par plus fort qu’elle, et ne peut rien faire d’autre
que de subir les conséquences du rituel prolongeant le Bon-Dieu
coolie. Les manifestations sont attestées: une folie prend
la mer qui se cabre en houle nerveuse dès le lendemain, la
rivière éclate, déborde et s’étend...
Faut-il que cette réunion soit étrange pour produire
ce résultat?
(...) Et après (le Bon-Dieu coolie) ils font
une cérémonie, et ils viennent faire tous leurs
rituels au bord de la mer. Et le lendemain matin, la mer devient
houleuse (...). Tu as la mer qui devient houleuse, la rivière
qui déborde, parce qu’ils font ça à
l’embouchure, la rivière grossit, la rivière
quitte son lit, et puis tu as... Ce ne sont pas des histoires!
C’est du vécu, parce que moi j’ai vécu
ça.
Voici donc une pièce à conviction de plus dans l’affaire
du culte indoantillais. Occasion de pactiser avec des divinités
pour l’obtention de guérisons, offre de sacrifices
humains, d’enfants, culte non chrétien qui a une influence
sur la mer... l’imaginaire de l’Indien diabolique est
donc riche de stéréotypes qui incriminent une composante
ethnique de la société martiniquaise. Il faut préciser
qu’il n’est pas toujours fait mention de rapports avec
le diable dans ces entretiens, et que, nous nous en sommes aperçus,
nos informateurs insistent dans la plupart des cas sur la spécificité
de l’univers religieux indien. Mais nous avons pu constater
également qu’en parallèle le phénomène
de diabolisation restait le même, quand l’officiant
ou le participant de la cérémonie de Bon-Dieu coolie
était comparé à un engagé.
Il est certain que cette cérémonie présente
extérieurement des signes qui pourraient contribuer à
la création ou à l’alimentation de ces représentations.
En effet, des sacrifices sont bien réalisés, mais
il s’agit là, bien évidemment, de sacrifices
d’animaux et non d’humains. De plus, des vœux sont
effectivement formulés au cours du Bon-Dieu coolie. Ces deux
caractéristiques présentent donc une analogie avec
ce qui a été dit de l’engagement avec le diable,
et il est possible qu’elles aient été, en conséquence,
chargées d’un sens identique à celui que donne
l’imaginaire collectif aux actes de l’engagé
diabolique. Mais finalement, c’est globalement plutôt
dans le degré particulier de créolisation des indo-martiniquais
qu’il faut chercher la véritable source de ces représentations.
Singaravelou fait en effet remarquer dans un article de la revue
Espace créole (Singaravelou, 1976 : 95-107) que
la créolisation des Indiens n’atteint pas le même
degré en Guadeloupe et en Martinique. Plus faible en ce qui
concerne cette dernière, la créolisation des Indiens
en Guadeloupe, nous explique-t-il, est en revanche fort importante
en raison d’un affaiblissement de leur résistance à
cette dynamique, affaiblissement dû à la diversité
ethnique des immigrants arrivés sur l’île. Car
cette population était composée d’autant de
Dravidiens du sud que d’Indiens du nord, ces deux sous-ensembles
humains vivant séparés par la langue, les coutumes
et les habitudes alimentaires. L’auteur note ainsi (1976 :
106) qu’:
Un tel laminage culturel interne au groupe indien, dû à
la présence des deux sous-groupes évoqués
plus haut, a affaibli considérablement la résistance
des Indiens à la créolisation. La situation est
sensiblement différente à la Martinique où
le groupe indien est homogène et composé uniquement
de Dravidiens comme nous le montre un rapide examen des patronymes
indiens.
Cette homogénéité a permis d’éviter
toute perte par érosion interne et de conserver mieux qu’en
Guadeloupe certaines traditions ancestrales, et par la même
d’offrir une plus grande résistance à la créolisation.
Un exemple de ce genre est la «montée sur le coutelas»
pratiquée lors des cérémonies religieuses.
Il serait donc intéressant de savoir si les représentations
que nous avons examinées concernant la population indienne
sont identiques en Guadeloupe. Il est fort probable qu’elles
n’aient pas la même ampleur, précisément
en raison de la plus forte créolisation de ses membres et,
par là, de ses traits culturels originels. En tout cas, concernant
le contexte ethnographique qui nous occupe, il apparaît évident
que les stéréotypes remarqués sont issus de
cette situation de cohabitation ethnique particulière.
Nous avons donc tenté d’esquisser un tableau d’ensemble
des représentations de l’Indien «diabolique»,
de ces représentations qui participent, à leur manière,
de l’imaginaire du pacte. Et nous allons à présent,
poursuivant notre exploration, écouter une histoire. Une
histoire qui se donne sous la forme de récits, de récits
qui rendent compte d’une mystérieuse affaire d’engagement.
Et qui sont les protagonistes de ces récits? Des Indiens.
Des Indiens engagés. Des Indiens diaboliques...
Notes
1 Franck
DEGOUL, Le commerce diabolique, Ibis
Rouge, 2000.
Etude ethnologique sur les croyances magico-religieuses
aux Antilles. Cet ouvrage se construit sur des entretiens avec des
personnes de tous milieux sociaux et l’auteur se donne comme
gageure d’explorer l’imaginaire du pacte diabolique
qui transparaît à travers les propos des informateurs.
Certes il existe des écrits sur ce pacte, mais ils se contentent
de présenter des stéréotypes et des préjugés
lorsqu’il s’agit de décrire de tels phénomènes.
L’auteur, à partir des récits mettant en scène
des personnes que l’on soupçonne d’avoir pactisé
avec le diable, pose la problématique du rapport du réel
et de l’imaginaire en analysant le phénomène
du «on dit cela et c’est vrai» c’est-à-dire
de l’être collectif. On découvre ainsi un imaginaire
des lieux, propices à la prise de contact avec le diable,
des pratiques magico-religieuses qui sont différentes de
celles d’aujourd’hui, l’obtension des richesses
étant la principale motivation. Une analyse de la prise de
contact avec le diable revèle qu’il existe un imaginaire
du livre diabolique qui est à l’univers du Mal ce que
la bible est au Bien. L’engagement lui-même est perçu
comme une servitude qui conduit fatalement à la perte de
l’engagé. Celui-ci serait amené en échange
de biens à vendre des gens, des enfants et des signes, des
indices révèlent ses accointances avec le diable.
Certaines classes sociales ou certaines ethnies sont souvent représentées
dans les récits ayant trait à un quelconque engagement
avec le diable. En explorant cet imaginaire, l’auteur pénètre
l’intime d’une culture qui ne se serait peut-être
pas autant dévoilée si elle avait été
interrogée de front.
2 «De 1853 à la
fin du xixe siècle furent «importés»
en Martinique 25000 Indiens, venus pour la plupart des zones rurales
du sud de l'Inde et en majorité Tamouls. Ils venaient en
«seconde traite», selon l'expression de Schoelcher,
afin de combler le manque de maind'oeuvre dû à l'abolition
de l'esclavage (1848).», MADRAS. Dictionnaire encyclopédique
et pratique de la Martinique, éditions Exbrayat, 1996,
p. 790.
3 «Bon-Dieu coolie. Cérémonie
d'origine tamoule lors de laquelle l'officiant exécute un
rituel accompagné de prouesses (danse sur le coutelas, marche
sur la braise) au son de tambours originaires d'Inde. La fête,
qui est dédiée à un saint pour former un voeu
ou pour remercier d'une grâce, s'achève en général
par un repas réputé.», MADRAS, op.
cit. 265.
«Le culte hindou que l'empreinte du catholicisme a modifié
et où la notion de sacrifice a tendance à disparaître,
est pratiqué dans quelques temples rudimentaires vestige
des habitations et usines qui furent les plus gros employeurs d'ouvriers
Indiens: à BassePointe (Gradis et Pécoul), Macouba
(Habitation Là-Haut), Sainte-Marie (Saint James). Des sacrifices
qui ont lieu le dimanche sont offerts aux divinités, représentées
par des statues de bois ou de pierre enduites d'une teinture ocre
et enrichies de rubans, collerettes et capes multicolores. Tambours,
transe du prêtre, sacrifice des moutons ou des coqs - qu'on
préparera plus tard, pour tous, en colombo -, sont les phases
spectaculaires de la coutume indienne. (...).», MADRAS,
op. cit.: 790.
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