AU VISITEUR LUMINEUX

Variations utopiques de la créolisation:
à propos du choix de quelques colons pour la Guyane

par Bernard Cherubin
 

Sommaire

La palette des recommandations
Les terres basses du gouverneur Laussat
L'Approuague-Kaw
Laussadelphie
Conclusion
Notes
Références bibliographiques

 

A certaines époques, les habitants créoles de Guyane et le pouvoir colonial semblaient avoir une idée bien précise des conditions de réussite de leurs projets de développement, en particulier en matière de “bon peuplement”. A d'autres époques, on se lançait étrangement dans des projets plus ou moins improvisés, en ne tenant absolument pas compte des expériences de colonisation qui venaient à peine de tourner à la catastrophe ou dont les résultats se faisaient désespérément attendre. La Guyane française, terre de peuplement pour la France depuis 1604, est un terrain d'expérimentation étonnant pour l'administration coloniale et les habitants créoles qui, dans leur majorité, ne cessèrent jamais d'encourager les nouvelles tentatives de développement de la colonie. Il faut dire que la faiblesse du peuplement résultant de l'immigration – car la population amérindienne autochtone a rapidement été et fort heureusement écartée du réservoir de main d'œuvre potentielle – et celle de l'économie de plantation dans son ensemble ont toujours constitué un handicap majeur pour l'implantation d'infrastructures d'envergure qui auraient pu faciliter les échanges, les cultures et la commercialisation de certaines productions.

Faute d'obtenir une main d'œuvre en nombre suffisant, les habitants de la Guyane et les responsables de la colonie se sont penchés très rapidement sur la question de “l'acclimatation” des populations candidates au départ ou proposées par l'administration coloniale. Il semble en effet que le rôle d'intégration interethnique de la société d'habitation n'ait jamais été négligé par les administrateurs coloniaux. Les choix effectués en Guyane en matière de peuplement, illustrent ce souci constant de trouver “un noyau sûr de population pour cette colonie” (note de l'ambassadeur de Guerchy, de mars 1765). Les réflexions sur la question ne manquent pas, en particulier après l'échec de la tentative de peuplement des savanes de Kourou et de Sinnamary par des colons blancs, d'origine européenne, acadienne et française, entre 1763 et 1765, la fameuse expédition de Kourou1. Comment ne pas s'étonner alors devant le constat de quelques échecs retentissants, par exemple sur l'Approuague, à Kaw ou sur la crique Passoura (Laussadelphie) à Kourou entre 1820 et 1822? Comment ne pas s'étonner du silence qui aura pesé sur certaines réussites comme celles des Acadiens à Sinnamary et Iracoubo?

Le réexamen rapide des conditions d'implantation de quelques communautés rurales en Guyane autour d'un modèle de paysannerie qui s'articule sur la promotion de petites habitations est l'occasion de rappeler que Jean Benoist n'a jamais cédé à la tentation de ramener à un modèle unique, le système servile, les conditions de structuration de la société créole. Sa connaissance de l'aire culturelle caribéenne et ses premières interrogations sur les isolats (en particulier à partir de l'exemple de Saint-Barthélémy) l'ont rapidement persuadé qu'il avait toujours existé des communautés relativement affranchies de la pression des plantations, même si, en dernière analyse, les résultats obtenus par celles-ci ont toujours été précaires. C'est du reste à la lecture des travaux du Centre de recherches caraïbes de l'Université de Montréal que j'ai souhaité me rapprocher de Jean Benoist, “spécialiste canadien des sociétés créoles” (d'après mes premiers informateurs et les personnes qui spontanément ont bien voulu s'intéresser à mes travaux sur le terrain guyanais et me faciliter la tâche autour de cette question nouvelle en anthropologie de la Guyane que constituait l'urbanisation), avec la conviction qu'il fallait absolument réintroduire la Guyane, jusqu'alors terrain privilégié de la recherche américaniste (populations amérindiennes) et parfois africaniste (“Maroon societies”, sociétés maronnes; “Bush Negroes”, “Neg nan bois”), dans ce qui me paraissait constituer son “aire culturelle” naturelle, les études caribéennes (“Caribbean studies”).

Son histoire sociale et culturelle correspondait parfaitement à ce que Jean Benoist appelait – à propos de l'archipel antillais – “la multiplication des itinéraires d'un même cheminement” Quelques formules judicieuses tirées de l'analyse de Jean Benoist de l'évolution de ces sociétés m'avaient convaincu de l'intérêt d'un tel rapprochement: le monde créole est né d'un décentrement initial et fondateur (...) les populations des sociétés créoles se sont efforcées de construire pour elles un univers social et culturel qui leur convienne2. Quelques années plus tard (et à la suite d'un doctorat en anthropologie préparé à Aix-en-Provence sous sa direction), je me suis intéressé à plusieurs cas extrêmes de tentatives de colonisation qui auraient pu transformer, en cas de succès, la physionomie de l'espace social polyethnique de la Guyane. Les échecs les plus retentissants ne semblent avoir jamais calmé les développeurs de la Guyane. Des projets plus ou moins bien ficelés, le plus souvent issus de cabinets ministériels, ont succédé à d'autres projets guère mieux ficelés. Le littoral de la Guyane française porte toujours la marque de ces couches successives de peuplement ou, plus exactement, de ces couches de réaménagements du pluralisme ethnique avec des groupes encouragés à s'écarter des zones de colonisation, à s'en rapprocher, contraints à disparaître, à réapparaître, à subsister ou à s'éteindre3.

L'histoire sociale du littoral guyanais est avant tout celle des processus de créolisation, celle de la Guyane créole. C'est également celle de l'un des membres de la vaste famille des sociétés créoles. On sait qu'au travers de plusieurs articles de synthèse, Jean Benoist s'est attaché à circonscrire “le spectre des variations de cette famille” de sociétés créoles. En associant la Guyane à ces variations, on retrouve en de multiples occasions la trace de formes utopiques de la créolisation: par exemple, des colons européens acclimatés en provenance de Gorée, des métis américains, asiatiques ou africains. Il s'agit là d'un terrain méconnu de la recherche sur les processus de créolisation qui mêle idéologies de la colonisation, doctrines racialistes, conceptions médicales, hygiénistes et sanitaires, ambitions personnelles de quelques gouvernants4.

La palette des recommandations

A la suite du désastre de l'expédition de Kourou, les conseils ne manquent pas en matière de peuplement. Ainsi, en 1774, M. de Meuron indique à la France la voie de la raison et lui conseille de faire preuve d'une extrême prudence: “La perte de ses colonies septentrionales exige qu'elle jette dans les solitudes de la Guyane les germes d'une nombreuse population; elle ne devra être que graduelle et toujours subordonnée aux moyens alimentaires que la colonie peut offrir aux nouveaux immigrants, sans cela on retomberait dans le triste inconvénient qui fît périr plus de 12 000 âmes en 1763”5. On pourrait en revanche s'étonner de constater que, quelques années plus tard, en 1820, l'on propose la Guyane pour “un projet d'acclimatement ” des troupes destinées aux Antilles6. A moins de considérer que des éléments nouveaux soient apparus du côté antillais pour justifier un tel séjour, la Guyane est devenu un lieu idéal pour “l'acclimatation” (ou “l'acclimatement”), selon l'usage fait d'un vocabulaire emprunté aux conceptions biomédicales et sanitaires de l'époque, qui nous amène à examiner les cas où il est question de colons et d'habitants “acclimatés” et les cas où ces derniers sont présentés comme “créoles”.

Ainsi, en 1767, le gouverneur de la Guyane d'origine acadienne, Louis-Thomas Jacau de Fiedmond, estime qu'il serait nécessaire de faire appel aux “Créoles français de Gorée (...) bon nombre d'habitants aisés et acclimatés pour mettre en valeur les terres de cette colonie” (“et causerait aux Anglais un tort infini à leur commerce dans la rivière du Sénégal. L'anglais ne peut supporter le climat de cette côte (...) la mortalité annuelle qu'il essuie leur fait rechercher les français ayant été au service de la Compagnie de France”): “Le pays plus convenable pour établir ces familles africaines est la Guyane, ce climat ne surprendra pas ces nouveaux colons, ils y vivront mieux que tous les autres qu'on pourrait y transporter”7. La créolité semble bien associée à la notion de reproduction sur place, comme on peut le constater à l'usage qui est fait de ce vocabulaire pour désigner les croisements génétiques des “bestiaux” de “la partie au vent de la Guyane” (les savanes de l'ouest): “L'importation de juments pour avoir des chevaux créoles et des mulets est une chose qu'on ne devrait pas perdre de vue”8. Dans l'inventaire des colons souhaités pour la Guyane, on distingue bien les “Créoles”, des habitants ou des soldats “acclimatés” (“les soldats de la garnison de Cayenne, ces sujets acclimatés”), ce qui n'exclut pas l'emploi de l'expression “Créoles acclimatés” ou encore celle de “familles déjà naturalisées au climat”. Cette dernière expression a été utilisée pour désigner les “Français neutres” (“les habitants français de colonies nommés Neutres”), des diverses colonies cédées à l'Angleterre comme La Dominique, Saint-Vincent, Tobago et la Grenade, des familles “versées dans les diverses branches de l'agriculture, des manufactures et du commerce, et dont quelques-unes ont leurs nègres et des bestiaux”, qui “seraient en état en arrivant de mettre en valeur un terrain qu'on leur donnerait”9. Les habitants proposés par Fiedmont pour constituer “un noyau sûr de peuplement ” se trouvent également en Guadeloupe: “le moyen le plus sûr” pour peupler la Guyane est de “permettre aux habitants abondants de la Guadeloupe et autres îles (...) de passer ici avec leurs familles et leurs meilleurs nègres comme ils le désirent depuis longtemps”10. Plusieurs familles créoles de Guyane, comme les Lohier (les ascendants de Michel Lohier), sont ainsi originaires de La Dominique, d'autres de la Guadeloupe (Laforest, Terrasson, Mercier), venues au XVIIIe siècle, suite à l'appel lancé par les gouverneurs et les administrateurs de l'époque. On sait également que Fiedmont encouragea l'immigration acadienne en Guyane et qu'il redemanda plusieurs fois au ministre l'envoi de colons d'origine acadienne.

D'un point de vue économique, il est tout aussi évident que les administrateurs coloniaux n'ont jamais cessé de planifier le développement de la Guyane, en particulier sur le littoral. En 1816, malgré les échecs successifs des établissements de Kaw et de l'Approuague, mis en place par Bessner, Guisan et Lescallier (1776-1793), on affirme que “La Guyane française a de quoi former plus de 6'000 établissements en terres basses, semblables à ceux du Suriname et de Demarary. Chacun de ces établissements exigerait au moins 300 Noirs et rapporterait alors au moins 600 milliers de francs de sucre, ce qui ferait trois millions et demi de francs de sucre pour les 6'000”11. La période de l'occupation portugaise (1809-1817) s'achève et la reprise en main de la colonie par la France s'effectue sous la pression de projets ambitieux, motivés en particulier par les nouvelles contraintes nées du vote, en avril 1818, de la loi interdisant la traite des Noirs. On s'orientait vers des “engagements” de Noirs saisis sur des navires de traite clandestine et vers des projets de peuplement confiés, comme à l'époque de l'expédition de Kourou, à des “laboureurs” européens. D'autres projets, plus ambitieux encore, visaient à orienter vers la Guyane des travailleurs asiatiques, chinois et indiens, dont on disait apprécier les qualités dans le domaine de l'agriculture.

L'amorce d'une nouvelle politique économique dans la région des terres basses est confié au baron Pierre-Clément de Laussat, gouverneur de la colonie à partir de juillet 1819. En 1820, les “Etats des produits exportés” font apparaître pour l'ensemble de la colonie une exportation totale de sucre de 249 425 F, pour une exportation totale de 1 889 187, 50 F ce qui place de toute façon le sucre en première position devant le coton (208 502 F), le rocou (170 587 F), la mélasse (107 715 F), la girofle (100 039 F) et le cacao (86 698 F), mais qui reste en deçà des prévisions fondées sur un développement des terres basses12. L'échec de la période antérieure est imputé une nouvelle fois au manque de main d'œuvre, même si les Portugais qui poursuivaient la traite ont introduit de nombreux esclaves en Guyane. De nouvelles propositions de peuplement sont faites au baron de Laussat sous la forme de l'envoi de Nègres libres des États-Unis ou encore de Chinois en provenance des “Mers d'Asie”. Les leçons du passé ne sont visiblement pas tirées au bon moment et de nouveaux projets sont avancés sans trop de précautions.

Au niveau qui intéresse notre questionnement, celui des modalités de formation d'une vie communautaire aux marges du système de plantation, il est intéressant d'examiner cette suite de projets à la lumière des réalités de l'implantation de ces diverses communautés rurales en Guyane française. Qu'est-ce qui peut bien conduire la Guyane dans cette spirale de l'échec en matière d'immigration de travailleurs en milieu rural? Quelle société rurale peut à terme émerger d'une telle suite de décisions et de résultats peu encourageant en matière de développement?

Les terres basses du gouverneur Laussat

Le gouverneur Laussat, du reste, ne manque pas de réagir à ce projet d'envoi de Nègres libres des Etats-Unis: “Quels sont d'abord ces Nègres libres que vous proposez? Sont-ce des cultivateurs? Non. Il y a en Georgie, dans la Virginie, dans les Carolines, des Nègres cultivateurs, des Nègres attachés à la terre”13. Dans une lettre écrite de Washington, le consulat général de France fait savoir qu'il est “nécessaire” de “procurer à M. Laussat, 6 ou 12 familles de settlers, défricheurs ou laboureurs (...) à leur faire toute proposition ou accepter toutes conditions qu'ils vous feraient et que vous jugerez convenables”14. Nègres libres ou “settlers”, le baron de Laussat et son administration ne semblent plus maîtriser localement une situation qui pourtant amène des décisions à prendre concernant des zones bien précises.

Ainsi, dans les terres basses de Kaw et de l'Approuague qui viennent d'être l'objet d'une nouvelle tentative de peuplement qui s'est soldée par un cuisant échec, avec l'installation en 1820 des Chinois amenés d'Asie15, la colonie semble décidée à marquer une pause. “Mais où placerai-je ces immigrants (les Nègres libres des États-Unis)?” demande Laussat. “Votre excellence dit dans les terres basses entre Kaw et l'Approuague. Ce semble facile depuis Paris mais, de près, ce ne paraît point praticable (...) Je ne leur verrais dans notre Guyane française de poste convenable que: ou à la gauche de l'Oyapock, ou à la droite du Maroni (...) si l'on persiste à tenter d'un essai de colonisation de laboureurs européens, la droite du Maroni et la Mana doivent lui être entièrement réservées”16. Malgré l'insistance des autorités parisiennes pour privilégier cette zone, plusieurs tentatives d'implantation de colons européens échoueront dans la région de Mana. Ainsi, sur 174 émigrants français envoyés en 1823 pour créer un établissement sur la Mana, 164 reviendront en France quelques mois plus tard. Ils seront suivis, sans plus de succès, par quelques familles jurassiennes en 1824 et en 1828, qui furent également rapatriées en France à la demande du gouvernement. Rien ne fut définitivement implanté sur la Mana jusqu'à la création, en 1828, d'un établissement confié à la congrégation religieuse de Saint-Joseph de Cluny, dirigé par la Mère Anne-Marie Javouhey, destiné à accueillir 500 esclaves “saisis de traite”. On notera toutefois que la Mère Javouhey est partie pour la Guyane avec 36 sœurs de sa congrégation, une dizaine d'orphelins et 34 paysans, hommes et femmes, et 16 ouvriers, engagés pour trois ans, et que, sur place, elle a trouvé, mis à sa disposition, 25 jeunes esclaves17 L'objectif de peuplement par des colons européens était partiellement maintenu. Mais, en 1831, la Mère Javouhey, faute de pouvoir payer les engagés, doit les laisser repartir. C'est un nouvel échec pour la petite paysannerie créole.

Tirant par ailleurs ses propres conclusions de l'échec des tentatives de développement autour de Guisanbourg (Approuague-Kaw), le gouverneur Laussat propose la crique Passoura, près de Kourou, pour l'implantation d'un nouvel établissement qui prendra le nom de “Laussadelphie”. Cet épisode, ainsi que celui de la région de Guisanbourg, mériteraient d'être détaillés à la lumière des expériences qui furent tentées en Guyane à partir de 1763 et qui, en ce qui nous concerne, peuvent être lues dans la perspective de l'observation ethno-historique et ethnographique de l'implantation de petites communautés rurales selon le modèle des “sociétés paysannes à l'américaine”, c'est-à-dire animées par un certain esprit d'entreprise et de réussite, un esprit de liberté et une certaine mentalité de “colon”18 Nous avons montré ailleurs qu'il avait pu être esquissé, à travers les conditions bien particulières de la colonisation dans les savanes de Kourou, de Sinnamary et d'Iracoubo, une matrice sociale de la colonisation prenant appui sur une culture paysanne de recomposition dont les contours généraux seraient communs aux paysanneries nord-américaines, sur la “société quasi tribale” que pouvaient former les chapelets d'îlots acadiens dispersés sur les côtes du littoral de la Guyane mais aussi des Maritimes, sur un modèle de relations interculturelles (Noirs-Amérindiens-Blancs) proche de celui qui a pu être observé en Acadie, au moment de la colonisation, entre 1604 et 176419. On peut estimer qu'en cas de succès, les choix opérés par le gouverneur Laussat en matière d'établissement seraient venus renforcer cette tendance. L'histoire en a décidé autrement.

L'Approuague-Kaw

La région de l'Approuague-Kaw a fait l'objet d'un développement que l'on pourrait qualifier de planifié, selon le modèle des polders hollandais, sous l'impulsion de l'intendant Malouet et de l'ingénieur suisse Guisan, à partir de 1776. En 1765, il existait déjà dans le quartier d'Approuague, 26 anciens habitants et 140 nouveaux habitants dont 22 placés sur des habitations20. Ces derniers, acadiens (dont le commandant du quartier Andress Carrerot) et allemands, étaient issus de l'expédition de Kourou et s'étaient installés sur de petites habitations avec très peu d'esclaves. En 1772, la population du quartier de Kaw-Approuague était de 103 habitants et 554 esclaves21. En 1776, le baron de Bessner avait fait créer un nouvel établissement sur l'Approuague et quelques habitants s'étaient fait accorder des concessions dont plusieurs officiers de l'Ile Royale en Acadie (D'Aillebout de Saint-Vilmée, Vareille de la Bréjonnière, Dupont de Mézillac). En 1788, l'ordonnateur Daniel Lescallier présente l'état des 17 habitations nouvelles qui constituent le quartier avec un millier de Nègres: “Quelques uns et beaucoup de ces habitants par le désir de vivre en ville détournent pour leur usage personnel les canotiers, les chasseurs, les pêcheurs, les domestiques, laissant leur habitation pour la plupart du temps au gré de leurs Nègres...”22 On l'aura compris: les résultats furent globalement décevants. Le bourg de Villebois, décidé en 1789 par les habitants, ne verra pas le jour: “après les dessèchements faits selon les règles de l'art, les colons n'ont donc rien produit et ont fait perdre deux ans de temps précieux...”23 Des concessions furent à nouveau attribuées entre 1789 et 1793, sans que le modèle de la grosse habitation ne parvienne véritablement à s'imposer.

On comprend dès lors que le baron de Laussat ait pu être séduit par un nouvel établissement confié à des cultivateurs chinois. Un an après leur arrivée, la messe était dite. Dans un rapport du 19 septembre 1821, le baron de Laussat dresse ses conclusions sur l'établissement des Chinois à Kaw: “Ils étaient incapables de remplir les conditions du traité passé avec eux ni de l'exécuter (...) ils débarquèrent ici le 11 août 1820, une année était donc écoulée lorsque je les ai dernièrement fait venir à la ville. Nous ne nous étions pas obligés à les nourrir plus longtemps. Loin de tirer parti du charmant établissement que je leur avais formé, ils l'ont laissé retomber en friche et en ruine. Ce sera à eux maintenant de gagner leur vie, jusqu'à ce qu'il leur plaise de prendre leur essor, ils resteront à la charge du gouvernement et j'ai ordonné qu'ils seraient distribués comme suit: 3 à l'imprimerie, 3 à la direction de l'artillerie, 3 à la briquetterie du roi, 4 au jardin royal des plantes”24.

Ces quelques précisions nous amènent à comprendre qu'il ne pouvait exister en Guyane, et plus particulièrement dans cette frange littorale de l'est de Cayenne, de société de plantation au sens classique du terme sans avoir recours à des moyens considérables en main d'œuvre et en infrastructures et que, bien entendu, ces conditions ne furent jamais réalisées. Le modèle qui a fini par s'imposer a été celui de la coexistence de petites habitations littorales, avec, au voisinage, des villages amérindiens. Ce modèle a fonctionné sur l'Approuague jusqu'au rétablissement des missions en 1784. Encore fallait-il garantir à ces petits habitants des conditions d'installation satisfaisantes. Ce ne fut que rarement le cas sur l'Approuague-Kaw. La région de Kourou, à l'ouest, qui était pourtant habituée à accueillir de nouveaux colons (Acadiens, Allemands, de la Guadeloupe et de la Dominique, soldats congédiés, etc.), allait offrir un exemple supplémentaire de ces incroyables erreurs commises au nom du peuplement de la Guyane et, plus particulièrement, du “bon peuplement”.

Laussadelphie

L'installation d'une “colonie de défricheurs venus des Etats-Unis” sur la rive droite de la Passoura, affluent du Kourou, débute le 28 novembre 1821. En janvier 1822, le gouverneur Laussat, visitant le site, estime que l'on est en présence d'un nouveau projet qui risque d'échouer “par des négligences et des méprises dans l'exécution”, comme ce peut être le cas pour “les plus beaux et les plus solides projets”. En effet, “il est à craindre qu'après que la première année sera passée et lorsque tout ce monde devra pourvoir par lui-même à sa subsistance, ceux que je viens d'indiquer (7 individus sur 19) ne le puissent pas et deviennent pour nous des bouches inutiles (...) J'avais tant recommandé que l'on ne m'envoyât que des laboureurs et des cultivateurs, voyez Monseigneur comme on l'a fait”25. Que s'est-il donc passé depuis les débuts de cette opération? La région de Kourou serait-elle vraiment une terre de l'échec?

Une lettre du 4 août 1821, du consul général de France à Washington, annonce que: “Il s'est présenté à M. Buchet Martigny à Norfolk, Virginie, 9 familles de laboureurs composés de 30 à 40 individus pour lui demander de passer à Cayenne”. Ils partiront le 1er octobre 1821. Pendant ce temps, un rapport du baron de Laussat du 9 octobre 1821 présente le “projet d'un établissement à former pour les familles américaines sur les bords de la Passoura, quartier de Kourou”, pour lequel M. Lenglet est commissaire-commandant: “sur la rive gauche, il y a une plantation de coton et de rocou fort belle qui dépend de Pariacabo, sur la rive droite la propriété de M. Aubanel (...) borne de son domaine, Dégrad Indien, un quart d'heure plus haut Dégrad Bourgoin, nom d'un propriétaire qui cultivait antérieurement (...) Dégrad Olivier”. Le village proposé est le long de la Passoura (120 toises de face et 46 toises de profondeur): “Il doit y être construit des cases pour loger 8 familles, 40 individus et ménageries, l'emplacement d'un temple”.

L'emplacement avait donc été soigneusement choisi avec les conseils avisés des habitants de Kourou qui avaient survécu au désastre de l'expédition de Kourou et dont on a par ailleurs pu suivre l'évolution des habitations sur plusieurs générations, à partir de 1764 et jusqu'en 185326. Ainsi, l'habitation Pariacabo, une concession de 230 hectares, qui employait encore 100 esclaves en 1848, appartenait en 1853 à M. D'Aigrepont mais était considérée comme abandonnée. La veuve Lenglet, veuve du commissaire-commandant du quartier, Charles-Antoine Armand Lenglet (1773-1846) possédait encore en 1853 une maison au bourg de Kourou et une ménagerie de 53 têtes de gros bétail en association avec Auguste Jacquemin. L'ancienne concession Larroque longeait également la rivière Passoura face à l'habitation Pariacabo. Le choix des terres pouvait donc paraître judicieux. Malheureusement, lors de sa première visite, le baron de Laussat ne pouvait que constater que certains des défricheurs irlandais annoncés étaient auparavant employés à tout autre chose que l'agriculture (“Court, 36 ans, était commis des douanes. Il est venu seul, sa femme n'a pas voulu le suivre, elle est restée à Norfolk”; “Murray, 40 ans, est un menuisier qui se trouve ici vivre à l'isolement ”) ou étaient incapables de travailler (“Sullivan, 26 ans, a perdu sa femme, est poitrinaire”). Un courrier du 12 avril 1822 signale que Sullivan, Murray et le jeune Martin sont morts, puis un courrier du 10 juillet 1822 signale la présence de trois défricheurs “fainéants et réfractaires”.

Le 19 novembre 1822, après que deux défricheurs aient tenté de s'évader, il est procédé à l'embarquement des Irlandais pour la Nouvelle-Angleterre. Ils furent remplacés par neuf militaires, “tous robustes et bien acclimatés” (courrier du 13 février 1823). On oublia ainsi que le 3 octobre 1822 était parvenu un nouveau plan proposé par le consul de France à la Nouvelle-Orléans recommandant d'engager “des petits habitants cultivateurs des côtes des Allemands, des Acadiens du Bayou de la Fourche qui sont d'origine française (...) qu'ils s'établissent par exemple sur les bords de la Passoura, il serait possible qu'ils y réussissent”.

Conclusion

Au delà du caractère anecdotique de ces événements qui ne font qu'illustrer les carences de l'administration coloniale, il importe de s'interroger sur le bien-fondé de ces projets de colonisation basés sur une petite paysannerie qui venait se substituer à des grosses habitations fondées sur l'esclavage. Les expériences de Sinnamary et d'Iracoubo (1765-1853) montrent qu'une véritable culture paysanne a pu se développer en marge de l'économie de plantation, sur la base d'autres mécanismes de créolisation socioculturelle et sur la base d'autres situations d'interculturalité, qui auraient pu nous mener, avec d'autres circonstances historiques (implantation de l'administration pénitentiaire, orpaillage, etc.) jusqu'aux sociétés créoles d'aujourd'hui. Les variations utopiques de la créolisation que l'on a pu déceler dans les propos des administrateurs de ces colonies, montrent bien qu'il existait à chaque époque des alternatives viables et durables à la société de plantation mais qu'il s'agissait surtout de lutter, sur le terrain, contre des intérêts locaux qui poussaient sans cesse la colonie vers des choix de développement pas nécessairement fondés sur l'expérience.

On a surtout retenu l'œuvre considérable du baron de Laussat dans le domaine de l'urbanisme et de l'aménagement du territoire (achèvement du canal de Sartines dans Cayenne, entretien des canaux de Torcy, de Kaw, de la crique Gabrielle), avec la création du haras de Montjoly, du jardin botanique, etc. On a fait peu de cas, sauf le docteur Arthur Henry mais sur le ton de l'ironie27, des résultats de Laussadelphie et de ses initiatives pour introduire le thé en Guyane, une culture qui était destinée à être confiée aux immigrants chinois de Kaw dont on a pu mesurer le désastre de l'implantation. On peut alors imaginer quelle autre Guyane aurait pu s'extraire du succès de tous ces établissements. Jean Benoist situait en 1966 “la chance de l'ethnologie caraïbe” dans la possibilité de “ porter son regard vers des astres qui naissent ”: “A travers un incroyable broiement d'hommes, de structures et d'idées, une population a germé dans des territoires pratiquement vierges; elle a dû inventer sous nos yeux ses réponses aux exigences d'un milieu, à des pressions économiques inédites”28.
La Guyane, je crois, incarne parfaitement, à travers sa complexité et l'incroyable cheminement de ses populations, cette vision tout à fait juste de la “civilisation antillaise”.

 


Notes

1 J. Michel, La Guyane sous l'Ancien Régime. Le désastre de Kourou et ses scandaleuses suites judiciaires, L'Harmattan, Paris, 1989; P. Thibaudault, Échec de la démesure en Guyane. Autour de l'expédition de Kourou, Saint-Maixent-l'École, 1995.

2 Voir, par exemple, son texte d'introduction dans J. Benoist (éd), L'archipel inachevé. Culture et sociétés aux Antilles françaises, Presses de l'université de Montréal, Montréal, 1972 et “ Une civilisation antillaise ” (p. 7-11) dans J. Benoist (éd), Les sociétés antillaises, Centre de recherches caraïbes, Montréal, 1975 (4e édition).

3Ce texte fait partie d'une réflexion plus large qui s'inscrit dans un projet de recherche sur l'appropriation sociale et spatiale du littoral dans les sociétés créoles (PPF “ Mer ”, contrat quadriennal 1998-2001 de l'Université de La Réunion, resp. C. Conand et R. Robert).

4Voir en particulier: L. Poliakov, “ Les idées anthropologiques de philosophes du siècle des Lumières ”, Revue française d'histoire d'outre-mer, tome LVIII, n° 212, 1971, p. 255-278; P.-H. Taguieff, La couleur et le sang. Doctrines racistes à la française, Mille et une nuits, Paris, 1998; J.-L. Bonniol, La couleur comme maléfice, Albin Michel, Paris, 1992.

5AOM (Archives d'outre-mer à Aix-en-Provence, noté par la suite AOM), DFC Guyane, carton 62, port. 21, n° 207 (1774).

6AOM, DFC Guyane, carton 68, port. 22, n° 605 (1820).

7ANSOM (Archives nationales, Paris, rue des Francs-Bourgeois, noté par la suite ANSOM), Guyane, C 14, 35, F 313 (mémoire, 1767).

8AOM, DFC Guyane, carton 62, port. 21, n° 470 (“ 14 notes relatives à la Guyane par M. Lescallier ”, 8e note, 1789).

9ANSOM, Guyane, C 14, 28, F 235 (mémoire de M. de Guerchy, ambassadeur du roi à Londres du 19 mars 1765).

10ANSOM, Guyane, C 14, 36, F 3 (Lettre de Fiedmont au ministre du 1er janvier 1768).

11AOM, DFC Guyane, carton 48, dossier F1 03, Marine, Direction des colonies, bureau de l'administration, 26 septembre 1816.

12AOM, DFC Guyane, carton 48.

13AOM, DFC Guyane, carton 48, F 107 (lettre du 20 février 1821).

14AOM, DFC Guyane, carton 48, F 107 (lettre du 28 avril 1821).

15Pour plus de détails sur cette expédition, voir: S. Daget, “ Main-d'oeuvre et avatars du peuplement en Guyane française 1817-1863 ”, Revue française d'histoire d'outre-mer, tome LXXIX, 1992, n° 297, p. 449-474.

16AOM, DFC Guyane, carton 48, F I07 (lettre du 20 février 1821).

17Pour plus de détail sur l'établissement de Mana, voir: M.-J. Jolivet, La question créole, Éditions de l'ORSTOM, Paris, 1982, p. 35-39 et les travaux récents de P. Delisle publiés dans la Revue francaise d'histoire d'outre-mer, 1998.

18Voir: P. D. Clarke, “ Sur L'Empremier, ou récit et mémoire en Acadie ”, in J. Letourneau et R. Bernard (éd), La question identitaire au Canada français, Presses de l'université Laval, Sainte-Foy, 1994, p. 3-44.

19B. Cherubini, “ L'émergence de secteurs intermédiaires en marge de la société de plantation: l'exemple des Acadiens en Guyane ”, Études créoles, Vol. XX, n° 1, 1997, p. 89-114 et B. Cherubini, “ De la matrice généalogique acadienne à la matrice sociale de la créolisation: les données écologiques d'une migration en Guyane française ”, Communication au 123e Congrès des sociétés historiques et scientifiques, 4-11 avril 1998, Fort-de-France (à paraître).

20ANSOM, Guyane, C 14, 28, F 358.

21ANSOM, Guyane, C 14, 40, F 250.

22AOM, DFC Guyane, mémoires 65, n° 463 (Lescallier, 1er août 1788).

23AOM, DFC Guyane, mémoires 65, n° 500 (correspondance du 20 octobre 1789).

24AOM, DFC Guyane, carton 48, F 109.

25AOM, DFC Guyane, carton 48, F 107 (lettre du 3 février 1822).

26B. Cherubini, “ Les Acadiens habitants en Guyane de 1772 à 1853. Destin des lignées, créolisation et migration ”, Études canadiennes/Canadian Studies, n° 40, juin, 1996, p. 79-97.

27A. Henry, La Guyane française, son histoire 1604-1946, Le Mayouri, Cayenne, 1981 (1er édition 1950).

28J. Benoist, “ Une civilisation antillaise ”, op. cit. p. 7.

 


Références bibliographiques

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  • C 14, 35, F 313 (mémoire, 1767).
  • C 14, 28, F 235 (mémoire de M. de Guerchy, ambassadeur du roi à Londres du 19 mars 1765); F 358.
  • C 14, 36, F 3 (Lettre de Fiedmont au ministre du 1er janvier 1768).
  • C 14, 40, F 250.

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  • carton 48, dossier F1 03, Marine, Direction des colonies, bureau de l'administration, 26 septembre 1816.
  • carton 48, F 107 (lettre du 20 février 1821); (lettre du 28 avril 1821); (lettre du 3 février 1822).
  • carton 48, F 109.
  • mémoires 65, n° 463 (Lescallier, 1er août 1788); n° 500 (correspondance du 20 octobre 1789).

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