C’est en situant les descendants
des immigrants asiatiques dans la société globale
que nous devons procéder. Car ils sont, depuis leur arrivée,
en interaction constante avec elle. Même lorsqu’elle
les rejette, elle les transforme et ils l’influencent. - (Benoist, 1976: 167)
Le présent article trouve son origine
dans un incident, un après-midi d’octobre chez un informateur,
dévot hindou qui nous contait l’histoire de Madévilen,
dieu à cheval, guerrier flamboyant à la geste toute
de bruit et de fureur. Dans un coin de la pièce, une radio
diffusait un programme musical. Malgré l’enregistrement
de notre entretien, l’homme avait insisté pour laisser
courir une émission d’airs créoles traditionnels. C’est alors que résonna la voie gouailleuse
de Léona Gabriel1. L’homme
se leva précipitamment et éteignit le poste: “je
ne veux pas entendre cette chanson, elle m’a fait trop mal!”.
Il retourna s’asseoir pour rester de longues minutes sans mot
dire, perdu dans des réminiscences, marqué par le
ressentiment; puis, devant notre air interloqué, entreprit
de nous raconter une tout autre histoire:
C’était il y a longtemps. Au temps
des premiers orchestres haïtiens, à l’époque
de la Bananeraie, de l’Impériale Paillote, du Dancing
Palace... de ces grands bals qui rassemblaient jusqu’à
2.000 danseurs.
Ce soir-là, j’avais levé une petite
chabine2 avec des yeux verts et une
peau d’une douceur... Nous avions commencé à
danser avec Tropicana, puis un orchestre local avait pris la suite.
Malgré d’autres sollicitations, la chabine ne dansait
qu’avec moi, et aux regards jaloux des autres types, il était
clair qu’elle était pour moi. C’est alors que
l’orchestre s’est mis à jouer cette chanson.
Je ne sais pas ce qui m’a pris: par panique ou par bravade,
je ne sais plus, j’ai voulu danser, danser encore. La chabine
accepta. Mais les gens commençaient à sourire, à
plaisanter. Et puis un salaud a gueulé: Ladjé’y,
kouli-a, ladjé’y! I pa ta’w!3
Toute la salle s’est mise à rire. La chabine n’a
pas supporté: elle m’a planté là. Je
ne l’ai jamais revue...
J’ai quitté le bal peu après. Des bougres
s’étaient mis à m’injurier, à me
traiter de Coolie... Le mot, à l’époque, résonnait
dans ma tête comme une bombe atomique...
La déconvenue de notre informateur, la
survenue dans un bal d’une chanson stigmatisant son groupe
ethnique, l’utilisation de cet air par ses rivaux pour empêcher
une entreprise de séduction pourtant bien engagée,
tout ceci nous conduisit à interroger ladite chanson. Dans
quel arrière plan anthropo-historique s’enchâsse-t-elle,
de quels discours se fait-elle l’écho?
La chanson en question fut enregistrée
pour la première fois à Paris, chez Polydor, en juillet
1931. La capitale française ballait alors au rythme de la
biguine, découverte quelques années auparavant au
célèbre Bal nègre du 33 rue Blomet et
qui s’était imposée comme musique des chaudes
nuits parisiennes à l’arrivée, en 1929, du clarinettiste
martiniquais Alexandre Stellio4 et
de son orchestre, le Stellio’s Band, composé,
entre autres, d’Ernest Léardée et d’Archange
Saint-Hilaire. En 1931, Stellio, en rupture avec son orchestre
historique pour cause de mésentente sur la répartition
des bénéfices (Meunier/Léardée, 1989:
160), rassembla une nouvelle formation, L’orchestre Stellio
de l’Exposition coloniale, attraction de l’exposition
du même nom fréquentée par des millions de visiteurs
du 6 mai au 15 novembre 1931 (Meunier, 1994: 10). L’orchestre
comptait une des plus fameuses chanteuses martiniquaises de l’époque,
Léona Gabriel, revenue dans le milieu antillais après
un détour par les cabarets français et qui apportait
la chanson: Vini wè kouli-a. Cette biguine qui connut dès sa sortie
un certain succès, allait être relancée à
la Martinique lors de son réenregistrement en 1962 par Léona
Gabriel, accompagnée, cette fois, par l’Orchestre
Printemps jazz d’Archange Saint-Hilaire. Elle reparut avec
quelques modifications apportées au titre et au refrain,
et fut alors reprise par différents orchestres de bals. C’est
probablement à l’une de ces occasions que notre informateur
connut sa mésaventure. Cet air est considéré depuis comme
un chef-d’œuvre de la chanson créole martiniquaise.
Les versions de 1931 et de 1962 ont été rééditées
sur support C.D., dans le cadre de compilations à vocation
patrimoniale (Stellio, 1994; Best of, 1997), et son refrain est
réapparu récemment dans un pot-pourri d’airs
traditionnels réorchestrés au goût du jour (zouk)
par “ les stars de la musique antillo-guyanaise ” (Ethnikolor,
sans date). Attribuée à Léona Gabriel
(paroles et musique), cette chanson provient en réalité
du vieux fond musical de Saint-Pierre d’avant l’éruption
de 1902. Sa création est probablement contemporaine de l’immigration
indienne à la Martinique (1853-1883). Elle expose d’ailleurs
les mésaventures d’une femme créole malmenée
par un immigrant indien:
Premier couplet
Nonm-lan sôti lôt bô péyi’y,
I pasé dlo vini isi,
Tout moun té ka pran li pou moun,
Pandan tan-an sé vakabon (bis).
Deuxième couplet
Mwen fè si mwa dan le ménaj,
Mi tout lajan nonm-lan ban mwen:
I ba mwen di fran man ba bôn mwen,
Fo mwen mété sen fran asou’y.
Troisième couplet
Mwen fè twa mwa de maladi,
Mi tout rumèd nonm-lan ban mwen,
Mi tout mèdsen nonm-lan ban mwen:
I ba mwen an nonm pou swanyé mwen.
Refrain
Woy! Vini wè kouli-a, woy!
Kouli-a, kouli-a, woy!
Ba li lè pou li pasé,
Pou li fè kout twotwè li kanmenm
Woy! Vini wè kouli-a, woy!
Kouli-a, kouli-a, wo!
Ba li lè pou li pasé,
Pou li peu chanjé de konduit.5
Nous ne retiendrons de ce texte que le plus significatif,
c’est-à-dire son premier couplet, l’exposé
d’une désillusion, ainsi que son refrain dont l’expression
Kouli (scansion renforcée par l’onomatopée
Woy!) fait sens. Le reste est anecdotique. L’incipit de cette chanson, son premier couplet,
constitue un étonnant résumé de ce que représenta
l’accueil des Indiens à la Martinique: enthousiasme
puis rejet. L’enthousiasme trouve son fondement contradictoire
dans l’utilisation escomptée de cette immigration par
la plantocratie békée et dans la tradition d’hospitalité
de la population martiniquaise d’alors. Suite à l’abolition de l’esclavage
(1848), les planteurs, menacés dans leurs intérêts
par les revendications salariales des nouveaux libres, obtinrent
en 1852 du futur Napoléon III l’organisation d’une
immigration sous contrat. Dans ce contexte, l’immigration indienne
fut préférée à la seule immigration
massive organisée parallèlement, l’immigration
congo6, en raison du risque
politique que cette dernière présentait.
“L’Indien, espérait-on,
n’étant ni de la même race ni de la même
religion et ne parlant pas la même langue, éviterait
tout rapprochement avec les Noirs et ferait cause commune avec
les propriétaires” (Lugsor, 1980: 39).
Dans cet ordre d’idée parut dans le
Moniteur de la Martinique du 4 février 1855, une vibrante
apologie de l’immigration indienne:
Universellement, on déclare que l’immigration
indienne est la meilleure, qu’il n’y a même que
l’immigration indienne qui soit bonne. L’Indien (est)
un élément qui ne peut en aucun cas être l’objet
de craintes (...) Il nous est impossible (...) de nous empêcher
de regarder comme un avantage sérieux des coolies de ne
jamais pouvoir servir de prétexte à l’embrasement
de passions mal éteintes. Ils n’arriveront jamais
à la Martinique (...) que comme cultivateurs; ils seront
nuls en dehors du travail, neutres alors même que le cercle
s’élargirait pour eux. Il n’est pas une mutinerie
d’habitation, une grève qui pourrait compter sur eux.
En dehors de tous, ils sont précieux pour tous. Peut-on
dire en autant des autres immigrants?
Ignorante des motivations ayant inspiré
l’appel à cette immigration, la société
noire créole réserva, dans un premier temps, le meilleur
accueil aux arrivants, observant en cela une tradition d’hospitalité
soulignée par les écrivains voyageurs qui fréquentèrent
l’île au XIXe siècle7.
Une lettre du Gouverneur en date du 27 mai 1853, signale que les
313 premiers Indiens débarqués par l’Aurélie
furent accueillis “avec beaucoup de cordialité;
ils (les Noirs) les accablent de leur curiosité et de leur
générosité en leur faisant de petits présents
” (cité par Renard, 1973: 229). Ailleurs, dans
le Journal officiel de la Martinique du 21 octobre 1858,
“les coolies arrivés par le Réaumur sont
jugés jeunes, beaux et font l’admiration de tout le
monde”. Plusieurs écrits des premières années
d’immigration s’accordent sur l’humanité des
Indiens, comme pour l’immigrant de la chanson, à propos
duquel il est mentionné dans le premier couplet: Tout
moun té ka pran li pou moun: “Tous le prenaient
pour quelqu’un” (une personne, un homme). Cet enthousiasme n’allait pas durer. Après
quelques années, il apparut aux travailleurs autochtones
que l’arrivée de milliers de contractuels instrumentalisés
par les planteurs aux fins d’une saturation de l’offre
de travail et d’un maintien des bas salaires, desservait leur
cause. Cette manœuvre était d’autant plus frustrante
qu’elle s’inscrivait, après l’euphorie de
l’abolition, dans un mouvement général de reprise
en main de la force de travail coloniale, dès les débuts
de la IIe République puis avec Louis Napoléon
Bonaparte, sous cette même République et tout au long
du Second Empire. Le retour de la République après
la débâcle de Sedan allait toutefois aggraver l’antagonisme
entre autochtones et arrivants. Revenus après 1870 dans le
débat politique local, les schoelchéristes, soucieux
de mettre un terme à une immigration qui perdurait, s’en
prirent à la valeur de l’Indien. Ainsi Victor Schœlcher
lui-même remarquait en 1880, qu’“il est trop
vrai que les immigrants sortent de la lie de la population indienne,
que leur contact a la plus mauvaise influence sur les mœurs
des campagnes des Antilles” (rééd. 1979,
I: 283). Le discours de Schœlcher à l’égard
des engagés indiens est en réalité ambivalent.
Il oscille entre la dénonciation du sort qui leur fut réservé
et la stigmatisation de leur dépravation. Dans l’ouvrage
Polémique coloniale qui réunit les principaux
articles qu’il consacre à cette immigration, l’auteur
manifeste son apitoiement pour ces engagés maintenus “dans
la condition de serfs de la glèbe (...), sans aucune garantie
contre les abus du pouvoir dominical” (Ibid., I: 279), victimes
d’une “terrible mortalité qui les décime”
(Ibid., I: 269), “l’immigration ayant consommé
presque autant de créatures humaines qu’en consommait
l’esclavage” (Ibid., II: 225). Dans le même temps, les immigrants lui apparaissent
comme des “mercenaires mal choisis (qui exercent) dans
les campagnes, une influence démoralisatrice” (Ibid.,
I: 269). Il va même jusqu’à suggérer l’existence
de pratiques homosexuelles communes chez ces “aides si
dangereux” (Ibid., I: 269) – accusation alors infamante
– et à souhaiter, pour ceux qui se vengeaient de leurs
engagistes en incendiant les récoltes, “l’établissement
d’un bagne installé dans un ponton, sur rade de Fort-de-France”
(Ibid., I: 277). Les contradictions du discours de Schœlcher
ne sont qu’apparentes. Elles procèdent en fait d’une
double condamnation de l’immigration indienne. Pour l’auteur
en effet, cette dernière est foncièrement dommageable:
d’abord parce qu’elle consume les vies de ceux qui en
sont l’objet, ensuite parce qu’elle présente des
risques de pollution morale pour ceux amenés à la
côtoyer. Autrement dit, l’immigration est préjudiciable
autant à l’Indien qu’au Créole. L’immoralité qu’il prête
aux immigrants n’en pose pas moins question. Schœlcher
– dont le buste orne un carrefour de Pondichéry –
fut relativement connaisseur des réalités indiennes.
Il eut, en sa qualité de leader des parlementaires républicains
des colonies, à intervenir dans les questions qui agitèrent
les Etablissements français dans l’Inde. Il s’éleva
notamment contre la condition réservée aux intouchables.8
victimes d’une “législation
religieuse absolument barbare, où l’on voit des parias,
des créatures humaines, mis au rang des animaux impurs
du mosaïsme, véritables proscrits à l’intérieur,
tellement avilis par la théorie théocratique des
castes qu’il ne leur est pas même permis d’entrer
dans une pagode pour y faire leurs prières et que le moindre
contact de leurs vêtements est réputé une
souillure” (Ibid., I: 161).
Manifestement, la compassion de l’humaniste,
préoccupé dans le cas de l’Inde par l’abjection
dans laquelle étaient tenus les ressortissants des plus basses
castes, rencontra peu d’écho chez le politicien de la
Martinique, soucieux exclusivement des intérêts de
ses électeurs, ces “laboureurs créoles (...)
qui n’aiment pas le contact des coolies, dont la concurrence
a fait baisser les salaires” (Ibid., I: 273). En raison de son poids moral autant que politique,
Schœlcher prit une part non négligeable dans la transformation
de l’Indien, de victime en coupable. Ce qui eut pour conséquence
de conforter les planteurs dans leur stratégie d’opposition
d’un groupe à un autre et d’occulter leur responsabilité
dans cette manœuvre. L’idée que les Indiens constituaient
une lie d’humanité dépassait cependant le milieu
des politiciens républicains. Ainsi, l’essayiste P.
Leroy-Beaulieu écrivait en 1874:
L’immigration de coolies sur une très
grande échelle est peut-être encore plus dangereuse
que le maintien de l’esclavage, (eu égard à)
la corruption asiatique que ces aventuriers appartenant à
la lie (de la) société indienne inoculent aux sociétés
européennes (et en raison de) l’instabilité
qui résulte de cette vaste population flottante que rien
n’attache à la terre qu’elle cultive (1874:
574).
Nonobstant les qualités qu’ils prêtaient
initialement aux originaires de l’Inde, certains planteurs
alimntèrent même la suspicion sur la nature de l’Indien.
L’usinier conservateur antillais Ernest Souques, tout en jugeant
l’immigration indienne indispensable, considérait en
1884 que cette dernière, “qu’elle se recrute
à Pondichéry ou à Calcutta, est composée,
presque en totalité du rebus de l’Inde. Elle est indolente,
possède les vices des races dégénérées,
se nourrit difficilement, sa religion lui imposant souvent l’obligation
de ne pas manger de viande” (cité par Schœlcher,
rééd. 1979, II: 232). Il faut dire que les propriétaires terriens
s’étaient heurtés à certains contractuels
qui, rétifs au sort qui leur était réservé,
embrasaient les cannaies et les cases à bagasse. Les dizaines
de plaintes émanant des planteurs, les fréquentes
condamnations pour pyromanie attestent de l’utilisation de
l’incendie comme mode de vengeance indien, comme réaction
des engagés aux abus dont ils étaient victimes. Il
ressort de la ventilation des faits délictueux recensés
par le journal officiel de la colonie pour les années 1855
à 1891, qu’il y eut au moins 166 cas d’incendies
commis au cours de cette période par des Indiens (Sméralda-Amon,
1996: 357). En répercussion aux discours cités
et dans une situation politique, économique, culturelle et
sociale défavorable aux engagés et aux premières
générations de leur descendance, fleuriront des productions
de l’oraliture populaire créole flétrissant les
Indiens, au rang desquelles la chanson Vini wè kouli-a
ou le proverbe Tout kouli ni an kout twotwè pou i fè.9 Ces deux productions oralituraires sont d’ailleurs
liées, dans la mesure où la seconde apparaît
contenue dans la première. Le refrain invite en effet à
“laisser passer le Coolie (en fait à éviter un
ivrogne titubant), afin qu’il fasse quand même son coup
de trottoir”. Le coup de trottoir en question, sanction de
l’Indien pour son inconduite à l’endroit de la
Créole, désigne sa chute dans le caniveau sous l’effet
de l’alcool. Le passage des engagés d’une société
hindoue marquée par la tempérance à un pays
où le rhum imbibait profondément les modes de vie
populaires, fut pour certains d’entre eux catastrophique. D’autant
que la surconsommation d’alcool était encouragée
par des planteurs peu scrupuleux qui payaient pour partie en tafia
(donc à moindre frais) leurs contractuels. Concernant les
ravages de l’alcoolisation, le médecin du Marie-Laure,
convoi de rapatriés en partance pour l’Inde, note:
La vue de nos nouveaux passagers était
loin de rappeler nos premiers compagnons de voyage; au lieu de
ce convoi plein de jeunesse et de santé que nous avions
pris dans l’Inde, nous avions sous les yeux des hommes dont
le plus grand nombre étaient vieux et maigres (...). Leur
physionomie, pour beaucoup, traduisait le dégoût
et la haine (...). Presque tous les hommes présentaient
cette pâleur si caractéristique chez les ivrognes
(cité par Singaravélou, 1987, I: 160).
Dans ces circonstances, une disposition à
l’éthylisme fut imputée à l’Indien:
d’après Cornillac, “l’Indien, à
peine débarqué, deviendrait un ardent buveur de tafia
et rendrait des points aux nègres sous le rapport de l’ivrognerie“
(Corre, 1889: 152). Il convient encore de signaler un second sens
à ce proverbe, lequel, plus tardif, date de la première
moitié du XXe siècle. A l’issue des
retours en Inde (le dernier convoi quitta l’île en 1900),
se retrouvèrent au dépôt de l’immigration10
sis à Fort-de-France quelques dizaines d’Indiens qui
attendaient là un improbable navire de rapatriement, ou encore
qui, venus embarquer, s’étaient ravisés et avaient
décidé de rester à la Martinique. Loin des
Habitations, ils vivaient d’expédients et constituaient
un souci pour le Conseil général (qui avait en charge
le dépôt) et la municipalité. Cette dernière
les affecta alors au nettoiement de la ville. Ce groupe de balayeurs indiens, renforcé
d’apports successifs en provenance des plantations à
mesure que s’étendait le chef-lieu, se vit attribuer
l’exclusivité d’une tâche méprisée.
Et le proverbe de s’enrichir d’une nouvelle acception:
“tout Indien se retrouvera un jour ou l’autre balayeur
de trottoir”. En fait, dans un cas comme dans l’autre,
l’expression énonce une malédiction. Cette dépréciation générale
de l’Indien allait s’exacerber au travers de l’appellation
créole qui le stigmatisera: Kouli. L’expression,
probablement d’origine tamoule (kuli), signifie originellement
salaire et par extension salarié. Elle fut
utilisée par les Anglais puis par les Français en
Extrême-orient (Inde, Chine, etc.) pour qualifier un ensemble
varié de travailleurs non spécialisés aux revenus
précaires: employés aux travaux pénibles, dockers,
manœuvres, tireurs de pousse, journaliers agricoles, ouvriers,
etc.11 L’emploi du mot dans cette acception est
encore fréquent dans certaines régions de l’Inde.
Il apparaît en conséquence dans la littérature
indienne, dans le roman Coolie par exemple, qui décrit
le parcours chaotique d'un enfant du Punjab, tour à tour
domestique, commis, ouvrier exploité des filatures de Bombay,
etc. (Anand, trad. 1947). On retrouve l'utilisation de ce vocable
avec un sens équivalent dans certains essais sociologiques
comme Femmes coolies en Inde, consacré aux portefaix
féminines du grand marché de Pune (Poitevin / Rairkar,
1994). En rapport avec la condition de travailleurs des
engagés, le terme fut usité par les Européens
de l'Inde anglaise et des Etablissements pour désigner l'immigration
indienne dans son ensemble. Les expressions Coolie Trade et Coolie
Ship en attestent. De même, un provicaire apostolique
des Missions étrangères, rédacteur en 1863
à Pondichéry d'une Grammaire française-tamoule,
justifie cette œuvre par l'argument suivant: “l'émigration
des coulis, pour nos autres colonies, la rend indispensable à
bien des Européens qu'elle emploie, et ce besoin se fait
sentir jusqu'à Bourbon et à la Martinique”
(Anonyme, 1863: 5). Parfois cependant le vocable semble caractériser
un type spécifique d'immigrants. Le médecin du Siam
(bateau introducteur d’Indiens) l'emploie dans le sens particulier
de “cultivateur démuni”, par opposition aux engagés
moins déshérités. C'est ce qui ressort du passage
mentionnant que:
Les Indiens qui émigrent, appartiennent
presque tous à la classe la plus malheureuse, à
celle pour qui les moyens d'existence sont souvent un problème;
ce sont presque tous des cultivateurs (coolis); cependant, il
se trouve parmi eux quelques individus de castes plus relevées
(Leclerc, 1860: 106).
Le mot subira à la Martinique un glissement
sémantique. Alors qu'en Inde il caractérisait principalement
un état professionnel marqué par la précarité,
et secondairement l'émigration de travail partant de ce pays,
il s'imposera dans la colonie comme ethnonyme désignant tout
originaire de l'Inde. Il y prendra en outre une connotation dépréciative.
On le retrouvera donc, en rapport avec le statut dégradant
des nouveaux arrivés, dans toutes les formules créoles
avilissant les Indiens. La valeur péjorative du terme apparaîtra
encore implicitement dans l'expression dérivée chapé-kouli
(ou échapé-kouli), désignant l'individu
issu du brassage d'éléments d'origine indienne et
africaine mais dont l'ascendance indienne reste repérable
du point de vue du phénotype. Caractériser le produit
de ce métissage comme ayant en quelque sorte “échappé
à la race des coolies”, c'est sous-entendre qu'en vertu
de ce croisement, il l'a échappé belle! Le mot figure de façon répétitive
dans la chanson et a valeur d’injure. Il y est convié
à “venir voir le coolie” (vini wè kouli-a),
soit à constater l’infamie de ce dernier. La version
de 1962 invite même à le huer (vini kriyé
kouli-a). Car loin d’être quelqu’un, il se révèle
un vakabon, terme désignant non pas l’errant
(le vagabond) mais le coupable de vakabonajri: faits de
voyoucratie et autres actes d’immoralité. Et comme cela ne suffisait pas, le refrain de
1962 abandonne la référence au coolie-ivrogne pour
un personnage plus répugnant encore: le coolie-pouilleux,
duquel on est prié de s’écarter, “afin qu’il
se débarrasse de ses poux blancs” (Ba li lè
pou li pasé, pou li jété sé pou blan’y
lan). Le thème du coolie-pouillleux apparaîtra
dans une des rares mentions de l’Indien dans la littérature
martiniquaise du début du siècle, sous la plume de
la romancière Irmine Romanette et dans une suite de caractérisations
des groupes ethniques et sociaux composant la Martinique d’alors.
Le passage a pour cadre l’ossuaire dressé à Saint-Pierre
suite à la Catastrophe:
Dans l’ossuaire du souvenir, élevé
au pied du Morne Abeille à la mémoire des disparus,
les squelettes sont confondus. Ceux que des fouilles ramènent
au jour, attendent pêle-mêle d’être déposés
dans le trou d’ombre et restent exposés aux regards
sur la dalle de marbre, proposant ainsi une angoissante énigme
aux passants. Réponds! Qui suis-je? La servante noire ou
la matrone blanche? Le travailleur serf ou le planteur féodal?
Le coolie pouilleux du marché ou le richissime commerçant
de la Place? La frémissante maîtresse ou l’épouse
acariâtre? (cité par Corzani, 1999: 81).
Au final, et en résonance d’un propos
général de détraction de l’Indien, c’est
un portrait singulièrement sordide de ce dernier que brosse
cette chanson: étranger imposteur, pingre, goujat, ivrogne,
pouilleux de surcroît; scélérat sommé
de cesser ses frasques, de “changer de conduite”.
Par-delà sa xénophobie et son racisme,
ce que nous dit cette chanson, c’est que l’inscription
des Indiens dans le processus de créolisation à la
Martinique – c’est-à-dire de rencontre, d’emmêlement
et de croisement des hommes et des cultures – s’est faite
dans la douleur. Mais la créolisation est une dynamique et
son résultat est par nature instable. Les petits-fils d’immigrants
indiens bénéficieraient d’une évolution
favorable. A l’issue des années soixante, avec
la fin de la société d’habitation, à savoir
la disparition de la plantation en tant qu’institution structurante
de la société martiniquaise, disparut le cadre et
les raisons d’une opposition entre Créoles et originaires
de l’Inde qui trouvait son fondement dans l’instrumentalisation
de ces derniers comme briseurs de grève et auxiliaires des
planteurs contre le groupe majoritaire. Parallèlement, la modernité qui
allait se mettre en place, à défaut d’être
autoproduite et autogérée, se traduisit par la généralisation
de l’assistance, l’immigration en France, l’urbanisation
incontrôlée, l’apparition de media de masse valorisant
d’autres configurations culturelles, la déliquescence
des traits créoles les plus saillants ou leur folklorisation
au travers de leur mise en spectacle par l’appareil touristique;
toutes choses menaçant le Martiniquais d’une “décréolisation
compréhensive” (Burton, 1994: 214). Faute de maîtriser
les flux économiques et culturels qui le traversent, il encourre
aujourd’hui le risque de se voir zombifié, c’est-à-dire
“transformé en un transfusé inactif maintenu
en survie par l’assistance et le téléguidage”
(Blanquart, 1993: 157). Cette mutation est ressentie avec d’autant
plus de malaise au plan culturel que l’idéal d’assimilation
à la Francité, généralisé aux
lendemains de l’abolition et partagé longtemps par l’écrasante
majorité de la population, ne semble plus à l’ordre
du jour. Paradoxalement, la quasi-concrétisation de l’assimilation
advint dans un environnement anti-assimilationniste, en raison de
la remise en question de cet idéal par les tenants de la
Négritude puis de l’Antillanité et de la Créolité,
et eu égard au fait qu’on ne peut être assimilationniste
que si l’on n’est pas déjà assimilé.
Longtemps maintenus à l’écart,
n’ayant d’autre choix que de cultiver des valeurs qui
étaient les leurs et de maintenir leur différence,
les originaires de l’Inde entrèrent dans la société
post-agricole martiniquaise avec un héritage culturel substantiel.
Cet héritage est aujourd’hui revendiqué par une
société qui affirme son opposition à l’assimilation
totale à la culture dominante et qui, à la recherche
d’hétérogénéité en contexte
d’identification, incorpore ce qu’elle rejetait jadis.
Cette intégration trouve aussi son fondement
dans l’évolution du complexe culturel général,
par la dynamique même d’un processus de créolisation
qui, en dépit du mépris dont l’Indien était
l’objet, fit à la longue de ce dernier un acteur du
fait créole, un co-producteur de cette culture. Notes 1 Léona Gabriel
(1891-1971), née à la Martinique, arriva à
Paris dans les années vingt, après avoir séjourné
en Guyane et à Panama. Elle y épousa en 1928 le célèbre
compositeur français Léo Daniderff (Ferdinand Niquet),
qu’elle quitta quelques mois plus tard. Elle enregistra de
nombreux disques et est considérée comme la chanteuse
de référence de la musique traditionnelle martiniquaise.
Servie par une mémoire remarquable, elle restitua, avec des
arrangements qui lui sont propres, une partie du patrimoine musical
de Saint-Pierre. Dans un ouvrage qui réunit son répertoire
(ses compositions et des morceaux issus du folklore pierrotin),
elle déclare, concernant les textes de ces chansons: “Ce
ne sont que des récits vrais de certaines de nos coutumes,
de nos mœurs, de nos traditions; Ce sont des récits
sans fard, sans artifice, un pur métal sans alliage, des
récits tout nus” (Gabriel-Soïme, 1966: 14).
2 Le chabin
(ou la chabine) désigne à la Martinique un
phénotype particulier présentant, pour reprendre le
mot de Michel Leiris, “une combinaison paradoxale de traits
des races noire et blanche” (1955: 161): cheveux blonds et
crépus, peau claire et traits négroïdes, etc.
En rapport avec cette singularité, on prête au chabin
un caractère instable voire querelleur (mové chaben).
La chabine, elle, est davantage réputée pour l’attraction
qu’elle suscite, quand la combinaison en question est jugée
harmonieuse. 3 “Lâche-la,
coolie, lâche-la! Elle n’est pas pour toi!” 4 Alexandre Stellio
(Fructueux Alexandre, 1885-1939) naquit à la Martinique,
vécut à Saint-Pierre et séjourna en Guyane
avant de retourner dans son île natale pour s’y imposer
comme le meilleur clarinettiste d’alors. Son installation dans
la capitale française en 1929 fit de lui “le créateur
de la biguine à Paris”. En 10 ans (jusqu’à
qu’il s’écroule sur scène victime d’une
embolie), il y enregistra au moins de 128 faces et des dizaines
de chansons (ses créations et des airs de Saint-Pierre).
Il est réputé pour avoir été “L’étoile
noire de la musique créole” (Boulanger, 1991: 5).
5
Premier couplet
L’homme a quitté son pays d’un autre bord,
Il a passé l’eau pour venir ici,
Tous le prenaient pour quelqu’un,
Ce n’était en fait qu’un vagabond (bis).
Deuxième couplet
J’ai fait six mois dans le ménage,
Voyez quel argent il m’a donné:
Il m’a donné dix francs pour ma bonne,
J’ai dû en sortir cinq de ma poche.
Troisième couplet
J’ai fait trois mois de maladie,
Voyez quel remède il m’a donné,
Voyez quel médecin il m’a donné:
Il m’a donné un homme pour me soigner.
Refrain
Woy! Venez voir le coolie, woy!
Le coolie, le coolie, woy!
Laissez-le passer,
Afin qu’il fasse quand même son coup de trottoir.
Woy! Venez voir le coolie, woy!
Le coolie, le coolie, woy!
Laissez-le passer,
Afin qu’il puisse changer de conduite.
(version de 1931)
6 De 1857 à
1862, 10 521 engagés africains embarquèrent des ports
du Congo-Kinshasa et du Congo-Brazzaville pour la Martinique (25
509 Indiens arrivèrent, eux, entre 1853 et 1883). A la faveur
d’une communauté d’origine et de phénotype
avec les Noirs créoles, ils s’intégrèrent
rapidement. Ils furent au côté des autochtones dans
toutes les luttes contre l’arbitraire colonial, qu’il
s’agisse de l’Insurrection du Sud (1870) ou de la Grève
du François (1900), confirmant largement en cela les craintes
des engagistes quant à leur insoumission à l’ordre
plantocratique. 7 On consultera notamment
sur ce point Lafcadio Hearn, ses Esquisses martiniquaises
(trad. 1924) ou ses Contes des Tropiques (trad. 1927). 8 A en croire M. About,
en 1884, “les droits du paria dans l’Inde française
sont approximativement les mêmes que ceux du porc dans la
banlieue de Paris”. 9 Ce proverbe (ou sa
variante: tout kouli ni an kout dalo pou i fè) signifie:
“ Tout Indien se retrouvera un jour ou l’autre dans le
caniveau ”. 10 Sur l’histoire
orale du dépôt et sur sa délocalisation au lieu
dit Au-Béro, on consultera Jean-Pierre Arsaye (1998). 11 Louis Frédéric
signale la possibilité d’une autre étymologie,
“le mot venant peut-être de l'ancien nom d'une caste
de travailleurs de la région de Bombay, appelée aussi
Kulî ”, (Frédéric, 1987: 647).
Le poète indo-mauricien Khal Torabully note encore à
propos du même mot: “Les Kulis sont les habitants
de Kula, dans la région indo-gangétique, peuple semi-nomadique,
rompu aux travaux agricoles intensifs. Le mot Coolie, certainement
celui qui aura le plus marqué le vocabulaire colonial de
l'après-esclavage, subit un glissement sémantique.
De l'habitant de Kula au statut de porteur, et, plus tard, à
tout va-nu-pieds, il n'y a qu'une... réduction de son existence
en tant qu'être humain. Il devient métonymie: petites
mains ou bras... Coolie, portion congrue, paria parmi les harijans
(intouchables), bête de somme, presque objet – ce qui
n'est pas sans conséquence sur sa prise de parole. Est Coolie
celui qui travaille et ne parle pas”, (Torabully, 1996:
59). Références bibliographiques ANAND, Mulk Raj, Coolie,
Nagel (trad. fr.), Paris, 1947. Anonyme, Grammaire française-tamoule,
ou les règles du tamoul vulgaire, celle de la langue relevée
et celles de la poésie tamoule, par un provicaire apostolique
de la congrégation des Missions étrangères,
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1984. ARSAYE, Jean-Pierre, Mémoire
d’Au-Béro. Quartier indien de Foyal, Ibis rouge,
Petit-Bourg, 1998. BENOIST, Jean, “Engagés
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orchestre antillais, (Compact Disc), Music Merroria, Paris,
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l’Indianité. La présence indienne dans la réflexion
martiniquaise contemporaine”, Présences de l’Inde
dans le monde, (G. L’Etang éd.) PUC / GEREC / L’Harmattan,
Paris, 1994, p. 205-216. CORRE, A., Le crime en pays
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Lyon-Masson, Paris, 1889. CORZANI, Jack, “La fortune
littéraire de la Catastrophe de Saint-Pierre. Entre commémoration
et mythification: le jeu des idéologies”, in Les
catastrophes naturelles aux Antilles. D’une Soufrière
à l’autre (A. Yacou éd.), Karthala-CERC,
Paris, 1999, p. 75-97. Ethnikolor, The Best of Ethnikolor.
Dansez les plus grands succès de la musique antillaise...
La fête antillaise continue... (Compact Disc), Paris,
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1966. HEARN, Lafcadio:
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Paris, 1924.
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