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Aljéri

De l’écrit métis et autres «macaqueries»*

Mourad Yelles
Université d'Alger

 

La poétique du métissage est celle même
de la Relation: non linéaire et non
prophétique, tissée d'ardues patiences, de
dérivées incompressibles.
Edouard Glissant, Le Discours antillais

Ils avaient des dialogues, lui débitant à
satiété les trois phrases de son répertoire, et
elle, y répondant par des mots sans plus de
suite, mais où son coeur s'épanchait
Gustave Flaubert, Un Coeur simple

* Article paru dans la revue Littérature, n° 117, mars 2000, Larousse – Département de Littérature française de l ’ Université Paris-8 (Vincennes / Saint-Denis).
 

Dans La Savane des pétrifications, premier volume d’une trilogie «tropicale» particulièrement échevelée, l’écrivain martiniquais Raphaël Confiant nous fait faire la connaissance du Professeur Jérôme Garnier, «de l’Université de Trifouillis-les-Oies». Stéréotype de l’intellectuel métropolitain stupide et arrogant, ce «sorbonicole» mène une enquête de terrain sur « l’importance de l’oralité créole dans la littérature antillaise moderne» (1995:41)... au marché des légumes de Fort-de-France. À la suite d’un bref dialogue (parfaitement surréaliste au demeurant) entre «l’Hexagonal» et Félix Soleil, le djobeur «recyclé (grâce au laboratoire de langues de la chambre de commerce de Martinique)» (1995:41), nous avons droit à un rappel à la fois caustique et véhément des positions développées dans le désormais célèbre Éloge de la créolité (1993) à propos des «mangroves déroutantes de la créolité»:

Quand les nègres se proclamaient nègres, écrivaient nègre, en un mot se réclamaient d’une écriture noire épidermiquement, noire stylistiquement, noire sémantiquement et tout le bazar, Garnier nageait dans le bonheur le plus parfait. Mais tout cessa d’aller pour le mieux dans le meilleur des mondes lorsqu’une bande d’hurluberlus à peine quadragénaires décréta qu’en plus d’être nègres, ils étaient blancs, amérindiens, indous, chinois et levantins. Non mais? A-t-on idée d’inventer pareille idéologie macaronique, arlequinesque et patchworkienne? (1995:41-42)

On l'aura peut-être déjà compris: dans ce qui suit, nous nous proposons d'évoquer le fonctionnement et le statut d'une catégorie particulière de textes «macaroniques», d’écritures «arlequinesques»... Autant dire que nous chercherons, dans le cadre de cette brève contribution, à mieux cerner les principaux traits de ce que l'on conviendra de désigner sous l'appellation probablement périlleuse d'esthétique(s)métisse(s), voire carrément «macaques».

L'utilisation de cette dernière épithète peut légitimement surprendre, voire même choquer. Elle est pourtant d’un usage assez fréquent aussi bien dans le créole vernaculaire que dans l’écrit romanesque, comme nous le verrons plus loin. A l'évidence, dans le contexte antillais, cet adjectif arbore toujours les stigmates de la Traite et de l’esclavage, blessures historiques et symboliques qu’il réactualise dans le discours sur le double mode de la méprise et de la dérision. Dérision/auto-dérision par rapport à un statut politique et ontologique — l'être antillais— problématique. Mépris(e) par rapport à une origine spatio-temporelle et symbolique — l'Afrique — occultée.

A cet égard, même si l’on peut considérer à juste titre que les relations entre l'Afrique et les Antilles ont beaucoup évolué depuis l’époque du Cahier d’un retour au pays natal (1947), l’analyse qu’en propose Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs reste singulièrement pertinente et peut ainsi nous éclairer sur les connotations idéologiques des «macaqueries» littéraires de nos auteurs antillais.

En effet, dans son chapitre sur "Le Nègre et la psychopathologie", Fanon cite un passage de l’ouvrage de O.Mannoni (Psychologie de la colonisation) où cet auteur évoque «[...] ce besoin de retrouver chez les singes anthropoïdes, chez Caliban ou chez les Noirs, et même chez les Juifs, la figure mythologique des satyres [...]» (1952:154). Certes, on peut admettre que ce fantasme ambivalent du Monstre, de l’animalité tragique et fascinante qui guette l’homme au détour de toutes ses entreprises prométhéennes habite aussi bien le Blanc que l’Antillais noir. Mais dans le cas de ce dernier — et c'est là que se révèle la tragique méprise à laquelle nous faisions allusion plus haut — le fantasme «macaque» apparaît à l'évidence comme un syndrome de la dépossession, de l'aliénation et de la perte identitaire. Fanon explique encore:

Peu à peu, on voit se former et cristalliser chez le jeune Antillais une attitude, une habitude de penser et de voir, qui sont essentiellement blanches. Quand, à l’école, il lui arrive de lire des histoires de sauvages, dans des ouvrages blancs, il pense toujours aux Sénégalais. Etant écolier, nous avons pu discuter pendant des heures entières sur les prétendues coutumes des sauvages sénégalais. (1952:140)

Confirmant l'existence de préjugés affectant tout ce qui a trait à l'Afrique et la hantise d'un retour du Sauvage toujours possible chez les descendants d'esclaves africains, le narrateur de Chemin d'école — roman largement autobiographique de l'écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau — rapporte un épisode significatif de la vie scolaire antillaise mettant en scène le Directeur et un jeune élève:

Monsieur le Directeur crocheta l'oreille de l'Animal et le traîna sur trente-douze mètres: "Qu'est-ce que j'entends, on parle créole?! Qu'est-ce que je vois, des gestes macaques?! Où donc vous croyez-vous ici?! Parlez correctement et comportez-vous de manière civilisée... (Chamoiseau 1994:65)

A l'évidence, une telle séquence — le comportement brutalement normatif d'un directeur (par ailleurs garant symbolique de la sacro-sainte mission éducatrice/civilisatrice de la République une et indivisible dans sa lutte séculaire contre les démons de la Tradition obsurantiste et du régionalisme/tribalisme...) sanctionnant sans ménagement un élève dont le seul crime est de parler sa langue maternelle — se retrouve dans de nombreux textes régionalistes dès lors que l'auteur se propose d'illustrer la répression dont furent/font l'objet maintes pratiques culturelles populaires à partir de la fin du XVIIIe siècle et plus particulièrement l'usage des différents patois. Pourtant, dans l'exemple que nous venons de citer, dans ce face-à-face entre l'Animal et le Pédagogue, il y a autre chose qui a trait, en fait, à un contexte socio-géographique (les Antilles françaises), à une histoire (la Traite et l'esclavage) spécifiques et à un type particulier de violence raciale (celle exercée sur la population africaine noire). C'est précisément ce référent complexe que désigne de manière particulièrement spectaculaire et agressive — voire même violente — l'épithète «macaque», épithète dont nous allons à présent tenter de délimiter les contours lexilogiques et surtout idéologiques.

L'étymologie du terme — attesté dès 1680 — semble bien renvoyer au continent africain puisque, selon le Nouveau dictionnaire étymologique et historique Larousse, il dériverait «du portugais macaco, mot africain importé au Brésil; singe d'Afrique» (1986:433). Le Dictionnaire Larousse précise même que son origine en est «bantoue» et qu'en dehors de son sens scientifique («Singe d'Asie [sic!], voisin des cercopithèques, mesurant de 50 à 60 cm de long sans compter la queue») le mot «macaque» désigne aussi une «personne très laide»... (1980:547).

Dans le corpus — nécessairement restreint — que nous avons utilisé, l'adjectif signifie généralement "rusé", "malin"... Dans Ravines du devant-jour, Raphaël, le jeune narrateur, décrit l'un de ses camarades comme «plus macaque» que lui (1993:66), c'est à dire, en la circonstance, plus habile à dissimuler à la maîtresse d'école la fronde avec laquelle il chasse les oiseaux. Plus loin, Papa Loulou découvrant ce qu'il prend tout d'abord pour un objet magique (un quimbois) s'exclame aussitôt à l'adresse de la sorcière incriminée: «Man Cia, c'est pas encore aujourd'hui que tu pourras dérailler un vieux macaque tel que moi, négresse» (1993:71).

Chose curieuse: aucun des dictionnaires consultés de mentionne l'existence du substantif dérivé «macaquerie». Pourtant, tout comme l'épithète, ce nom commun est fortement récurrent dans les textes antillais contemporains. Chez Raphaël Confiant, les divers contextes d'occurences permettent de se faire une idée assez précise de son champs sémantique: il s'agit d'un ensemble de comportements particulièrement démonstratifs, voire spectaculaires, généralement parodiques, impliquant plusieurs sujets dans un rapport de séduction, de ruse et/ou de dérision. Ainsi, dans Bassin des ouragans, sera-t-il allusivement question des «macaqueries de Madonn» (1994:69). Le terme, bien évidemment péjoratif, est ici synonyme de «singeries», «pitreries» — la célèbre chanteuse ayant, comme on le sait, souvent défrayé la chronique par ses exhibitions particulièrement provocatrices. Autre occurrence similaire dans Ravines du devant-jour, la lettre qu'Euphrasia adresse à Edmond, son amoureux secret, au lendemain de la célébration de son mariage avec Médarius:

L'amour est fragile, c'est une rose de porcelaine. Mon coeur s'est arrêté sur toi, il n'ira pas plus loin. Ne crois pas à tout ce lot de macaqueries que j'ai faites ce soir. S'il y a un être supérieur dans le ciel, assuré que nous nous rejoindrons un jour.[...] (1993:156)

Justifiant son comportement durant la cérémonie nuptiale de la veille, Euphrasia le présente ainsi comme une pure comédie, une simulation destinée à tromper sa famille et la société qui ne veulent pas tenir compte des sentiments sincères et se satisfont des faux-semblants.

Dans un sens plus large, «macaquerie» est synonyme de «tour», «farce», «tromperie»1. Ainsi Raphaël, le jeune narrateur de Ravines du devant-jour, doit subir les représailles théâtrales de Djigidji le djobeur «[...] qui en profite pour en faire son compte de macaqueries afin de t'humilier devant le monde.» (1993:210).

De même, dans Bassin des ouragans, lorsqu'il est question du personnel ecclésiastique du quartier Redoute:

Ils ne m'ont couillonné qu'une seule et unique fois, assurait ma grand-mère. Ça s'est passé en 1948, à l'occasion de la visite de la Vierge du grand Retour." En effet, la caste blanche créole, les Galions de Saint-Aurel en tête, organisèrent, avec la complicité de la curaille, une vaste macaquerie en faisant venir de France une statue en chaux qu'ils présentèrent au bon peuple nègre comme la réincarnation de la très sainte Vierge Marie, venue le sauver du paganisme dans lequel il avait presque totalement sombré . (1994:52-53)

Dans ce rappel d'un épisode historique récent, «macaquerie» a bien le sens de «mise en scène destinée à tromper ceux qui y participent». En effet, c'est à une véritable «escroquerie» (op.cit., p.53) que se livrent ici les Grands Békés, avec la complicité d'un clergé qui n'hésite pas, pour la circonstance, à manipuler la soif de merveilleux et l'intensité de la foi d'une population par ailleurs en situation de domination économique et politique.

Un dernier emploi de «macaquerie» peut — et doit — retenir notre attention car il relève, nous semble-t-il, d'une posture idéologique plus complexe. Nous en proposerons deux illustrations empruntées à Raphaël Confiant et à Jacques Roumain. Dans Ravines du devant-jour, une séquence singulièrement émouvante est consacrée à certaines pratiques magiques à caractère thérapeutique. En effet, la servante Léonise présentant des symptômes inquiétants, sa maîtresse

[...] Man Yise s'est résolue à faire appel aux bons soins de Moutama, le prêtre indien, tout en protestant journellement qu'elle n'accorde aucun crédit à ses "macaqueries de vieux couli-senti. (1993:100)

Il apparaît vite qu'au-delà du prétexte malicieusement ethnologisant, ce long passage illustrant les différentes étapes du traitement administré par le chaman indien vise autre chose. De fait, le chapitre culmine en une véritable «nuit sacrée»2 où les protagonistes — à commencer par le jeune narrateur proprement émerveillé — (nous) découvrent a contrario l'importance et la valeur ésotérique des «macaqueries» du vieux Moutama. Du coup, le récit lui-même change de tonalité et se trouve envahi par un lyrisme pour le moins inattendu:

Oui, l'homme Moutama est beau et suprêmement serein, et cet état de grâce s'insinue en toi sans même que tu t'en rendes compte. Tu ne sens plus la dureté des roches sous le plat de tes pieds nus, ta fatigue s'est dissipée et tu te sens aussi léger qu'une feuille. Tu es une feuille et le moindre souffle de vent peut t'emporter aux cieux. Tu as envie d'étreindre les arbres, de caresser la surface des nuages roses qui dessinent des chimères à l'horizon, de te vautrer dans la terre jusqu'à t'y ensevelir. Devant toi, Hermann, Man Yise et Tante Emérante sont en proie au même charme [...] . (1993:103-104)

Comme hors du temps et de l'espace habituels, métamorphosés par la grâce et habités par une inspiration cosmique, les personnages basculent — et avec eux le récit — dans l'univers «macaque» de la transe mystique. Se conformant en cela à l'usage «macaque», l'écriture va alors effectivement s'installer dans un rapport de ruse par rapport aux catégories éthico-normatives et aux conventions esthétiques du discours occidental hégémonique. Elle ouvre ainsi une brèche dans le dogme positiviste et la norme réaliste et assume ce que nous désignerons par le principe de métamorphose, principe qui postule que le Réel est, par définition, «macaronique», c'est à dire composite, mouvant, éclatée...

A l'évidence, cette posture n'est ni bénigne ni confortable, surtout quand on sait la force des conventions et des valeurs rationalistes dominantes. C'est d'ailleurs l'expérience que vit le héros du célèbre roman de l'écrivain haïtien trop tôt disparu, Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée (1944). De retour de Cuba, Manuel participe à une cérémonie organisée par ses parents pour remercier Papa Legba, (l'une des plus grandes divinités du panthéon vaudou) d'avoir protégé leur fils unique. Plus tard, au cours d'une première scène d'amour avec la belle Annaïse, le héros commente de manière particulièrement péremptoire et critique la valeur de telles pratiques traditionnelles: «[...] Tout ça, c'est des bétises et des macaqueries. Ça ne compte pas, c'est inutile et c'est un gaspillage». (1965:82). Les choses en resteraient probablement là si Annaïse ne s'avisait de s'inquiéter de la façon qu'a Manuel de «dérespecter les vieux de Guinée»... Nous allons alors assister de la part du héros «proléteur» à une tentative d'argumentation assez embarassée pour justifier son attitude et expliciter les raisons qui l'ont poussé à accepter (contre ses principes idéologiques) de participer à la cérémonie vaudou:

L'autre nuit, à ce service de Legba, j'ai dansé et j'ai chanté mon plein contentement: je suis nègre, pas vrai? et j'ai pris mon plaisir en tant que nègre véridique. Quand les tambours battent, ça me répond au creux de l'estomac, je sens une démangeaison dans mes reins et un courant dans mes jambes, il faut que j'entre dans la ronde. Mais c'est tout. (1965:82-83)

Cette dernière affirmation est pourtant loin de convaincre le lecteur attentif qui a suivi les différentes étapes du service et qui a pu constater l'adhésion évidente de Manuel à la lettre sinon à l'esprit du cérémonial. Alors que le jeune leader va pouvoir "récupérer" le coumbite, manifestation communautaire traditionnelle, au profit d'un projet politique révolutionnaire, la transe nègre du cérémonial vaudou le gêne manifestement beaucoup plus. Gêne-t-elle autant le romancier-ethnologue-militant Jacques Roumain? On peut légitimement se poser la question lorsqu'on se rappelle les prises de position littéraires du fondateur du «réalisme merveilleux» et lorsqu'on repère dans cette écriture superbe les multiples manifestations du principe de métamorphose. Tout se passe comme si ce que l'idéologie réfute de manière plus ou moins explicite — «la déraison farouche des dieux africains» (1965:65) — l'écriture le revendique avec non moins de détermination, assumant ainsi un paradoxe qui se traduit par une tension à l'intérieur du texte, une sorte d'état second (transe?) métamorphosant les évènements, les personnages ou les décors pour leur conférer une dimension supra-naturelle. A titre de comparaison, on se rappelle peut-être ce passage des Immémoriaux de Victor Segalen où Térii s'étonne du comportement esthétique et des moeurs littéraires des Européens:

Seuls les étrangers ont cet usage de considérer les montagnes nocturnes en proférants des mots sans valeur: "Beau! Splendide...!" Ou bien de s'étonner sur la la couleur rouge du ciel à la tombée du jour, ou de flairer avec délice les odeurs exhalées de la terre, ou de suivre dans les nuages le contour des sommets, avec de grands gestes des bras. (Segalen 1985:73)

Et le jeune Récitant d'en conclure que les nouveaux arrivants doivent probablement savoir reconnaître dans la nature «[...] des visions et des signes qui échappent aux yeux maori». Car suivant la tradition culturelle de ce peuple «que peut-on chercher autour de soi, sinon des présages? »...(op. cit, p.73)

Ce sont précisément de tels présages que cherche à transcrire l'écriture «macaronique» de Segalen ou de Roumain lorsqu'elle se livre aux «macaqueries» du principe de métamorphose. Ainsi ce passage de Gouverneurs de la rosée:

Un arbre, c'est fait pour vivre en paix dans la couleur du jour et l'amitié du soleil, du vent, de la pluie. Ses racines s'enfoncent dans la fermentation grasse de la terre, aspirant les sucs élémentaires, les jus fortifiants. Il semble toujours perdu dans un grand rêve tranquille. L'obscure montée de la sève le fait gémir dans les chaudes après-midi. C'est un être vivant qui connaît la course des nuages et pressent les orages, parce qu'il est plein de nids d'oiseaux. (1965:15-16)

C'est justement parce qu'il est clair-voyant (au sens littéral et métaphorique du terme) que Manuel reconnaît la source et les chemins de la fraternité retrouvée. Don de double vue (politique et cosmique), pouvoirs extraordinaires qui sont le propre de ces personnages de romans baroques dont se moque pourtant Raphaël Confiant (mais faut-il le croire?) dans Bassin des ouragans. En effet, à propos de la fécondité proprement prodigieuse de Man Didine, il prévient son lecteur:

Loin de moi la tentation de verser dans le réalisme merveilleux à l'haïtienne où le moindre héros possède huit paires de couilles ou dans le baroque sud-américain pour épater les distingués critiques littéraires de la Rive gauche. (1994:54-55)

Et pourtant nous avons vu plus haut l'importance chez ce même auteur du charme (magique) des «macaqueries» dès lors qu'elles questionnent les conventions asphyxiantes du monde blanc et qu'elles remettent en cause les esthétiques hégémoniques du Réalisme.

Car ce que les écritures «macaques» contestent avant tout c'est le dogme de l'unicité du Réel et les modèle formels qui en découlent — classicisme, réalisme, naturalisme, et leurs avatars... Pour les auteurs qui défendent le principe de métamorphose, la Création est avant tout ouverte, multiple et proliférante. L'oeuvre n'a alors aucune vocation à circonscrire et à plus forte raison à comptabiliser l'univers mais à tenter de transcrire la luxuriance, la richesse et l'importance des phénomènes de métissage inscrits au coeur du Réel. Or, ainsi que le constate Edouard Glissant dans son Discours antillais (1981):

Le métissage comme proposition suppose la négation du métissage comme catégorie en consacrant un métissage de fait que l'imaginaire humain a toujours voulu (dans la tradition occidentale) nier ou déguiser . (1981:251)

Reconnaître le Divers sous l'uniforme trompeur de l'Un et célébrer l'Unique sous les effigies du Multiple, c'est l'expérience privilégiée à laquelle nous convient pourtant de nombreux rituels. Ces derniers ont en commun de développer un protocole de l'excès qui doit permettre à l'officiant de se libérer (le temps du cérémonial) des rêts de la Norme et de l'illusion "réalistique"... C'est, par exemple, le cas du Carnaval (si présent dans les textes antillais) ou de certains cultes extatiques connus dès la plus haute antiquité — tout au moins autour de la Méditerranée.

Ainsi, au IIème siècle après J.C., le célèbre roman d'Apulée de Madaure, L'Ane d'or se propose-t-il de narrer les aventures extraordinaires de Lucius, changé en âne par la volonté d'une sorcière et qui va, grâce à cette métamorphose et après un parcours initiatique pour le moins pénible et dangereux, accéder à la Connaissance suprême. A la fin du roman, la déesse Isis en personne lui apparaît et se présente à lui:

Me voici, Lucius; tes prières m'ont touchée, moi, mère de ce qui est, maîtresse de tous les éléments, origine et souche des générations, divinité suprême, reine des Mânes, moi, la première parmi ceux d'En-Haut, visage unique des dieux et des déesses; les plages lumineuses du ciel, les souffles salutaires de la mer, les silences pleins de larmes des Enfers, tout est gouverné au gré de ma volonté; mon être divin est unique et nombreuses sont les formes, divers les rites, infinis les noms par lesquels me vénère l'Univers entier. Ici, pour les Phrygiens, premiers-nés des mortels, je suis Celle de Pessinonte, mère des dieux, là, pour les Attiques, nés du sol, je suis Minerve Cécropienne; ailleurs, pour les Cypriotes, fils du flot, je suis Vénus de Paphos, pour les Crétois porte-flèches, Diane de Dictys; pour les Siciliens aux trois langages, Proserpine stygienne; pour les antiques Éleusiniens, la Cérès attique; Junon pour les uns, Bellone pour les autres, Hécate pour ceux-ci, pour ceux-là, Celle de Rhamnonte, mais les peuples que le dieu Soleil, à son lever éclaire et qu'il éclaire à son coucher de ses rayons déclinants, les Éthiopiens des deux Éthiopies et les Égyptiens puissants d'un antique savoir m'adorent selon les rites qui me sont propres et c'est de mon vrai nom qu'ils m'appellent Isis Reine. (1975:262-263)

Quel prodigieux métissage dans la simple énumération des peuples et des rites ésotériques associés au culte d'Isis! Le principe «macaque» est ici exalté et le texte insiste par ailleurs souvent sur les surprises édifiantes que peut réserver le Réel pour qui sait dépasser les apparences. D'où l'importance de la thématique du déguisement, de la méprise, de la métamorphose (comme l'indique bien le sous-titre du roman). En opposition avec les séquences d'extase mystique, nous avons même à faire à une séquence qui n'est pas sans rappeler la transe vaudou de Manuel de Gouverneurs de la rosée. En effet, ayant été racheté par les membres d'une sorte de confrérie religieuse, Lucius les accompagne dans leurs pérégrinations et est ainsi témoin de leurs étranges pratiques:

Après avoir visité un certain nombre de chaumières, ils arrivent à la maison domaniale d'une riche propriétaire et, dès l'entrée, se mettent à pousser des hurlements discordants et s'élancent comme des possédé, en menant grand bruit, puis, tête baissée, et tordant le cou d'un mouvement souple et continu, faisant décrire des cercles à leurs boucles pendantes, et, de temps en temps, se mordant eux-mêmes les chairs, ils finissent par se taillader les bras avec les armes à deux tranchants qu'ils portent. Pendant ce temps, l'un d'entre eux se livre à des contorsions plus violentes encore et, tirant du fond de sa poitrine des halètements rapides, se donne l'air d'être rempli d'un souffle divin et simule une démence sacrée — comme si la présence des dieux n'avait pas coutume de rendre les hommes meilleurs qu'ils ne sont et en faisait, en réalité, des infirmes et des malades! (1975:196)

On observe ici la même réticence que celle de nos auteurs antillais à l'égard des «macaqueries» d'une tradition religieuse populaire encore très vivace au Maghreb (Diwân). Pourtant on sait qu'Apulée était lui-même ce que l'on peut appeler un «métis culturel». D'origine berbère, il était le produit de la synthèse des cultures numide, latine et grecque. Autre rapprochement intéressant: l'écriture se positionne sans complexe — voire même avec une sorte de coquetterie évidente — sur le terrain du «mixte» (mixtus /métis) quand le propos explicite (édifiant) a plutôt tendance à décrire, dans la succession/multiplication des états physiques de la réalité individuelle (celle des personnages), une épreuve pénible. Les accents baroques ou picaresques du «sermon milésie» ne doivent pas faire oublier l'intention apologétique.

Reste pourtant que l'esthétique métisse de cette prose ne peut pas manquer de rappeler les fondements critiques du «réalisme merveilleux» antillais (y compris dans la version «macaronique» de Raphaël Confiant) quand le narrateur de L'Ane d'or nous déclare dès l'incipit:

Je vais, dans cette prose milésienne te conter toute une série d'histoires variées et flatter ton oreille bienveillante d'un murmure caressant [...] et tu t'émerveilleras en voyant des êtres humains changer de nature et de condition pour prendre une autre forme, puis par un mouvement inverse se transformer à nouveau en eux-mêmes . (1975:31)

On voit alors comment l'écrit métis, de quelque époque qu'il soit et de quelque territoire qu'il surgisse, démonte radicalement les aimables civilités du code réaliste, "déboulonne" l'idéologie prométhéenne et prédatrice qui le fonde en dernière instance. On y apprend, entre autres vérités, qu'il n'y a de vérité que relative, de réalité que transitoire. Que sommes-nous sinon des zombies, à la frontière des choses, aux marges de la mort et de la vie, de la vérité et du mensonge. Sans le savoir, nous sommes tous des «morphrasés», à l'instar de cette man Justina qui défraie la chronique de Fond-Zombi, dans le beau roman de Simone Schwarz- Bart, Ti Jean L'horizon : «[...] une de ces personnes qui signent contrat avec un démon pour se changer la nuit en âne, en crabe ou en oiseau, selon le penchant de leur coeur. (Schwarz-Bart 1979:32)3

La parabole que nous propose Raphaël Confiant dans La Savane des pétrifications reprend, en l'accentuant à la mesure du désordre généralisé d'un monde que le Manuel de Gouverneurs de la rosée ne pouvait pas imaginer, l'idée maîtresse de la «macaquerie» — au sens, cette fois, de rituel et de procès sémiologique. Bouleversement universel des apparences (êtres, lieux, mots, sentiments), ce roman «milésien» convoque des «tropicalités» que savait aussi exhiber avec talent, fougue et courage le grand écrivain zaïrois trop tôt disparu, Sony Labou Tansi...

Non contente de disqualifier définitivement toutes les loufoqueries prétentieuses de tous les professeurs Garnier de la planète, l'écriture métisse pose la contradiction comme principe actif en l'inscrivant dans une esthétique/éthique de la métamorphose. Elle pousse d'ailleurs la logique jusqu'à envisager, voire programmer, sa métamorphose ultime : sa propre mort.

Tel les sandales d'Empédocle, le texte métis gît sur la cendre chaude du volcan après le grand cauchemar — à la fois Babel et Apocalypse —, trace fragile d'une aventure cruciale, témoignage d'une autre parole guettée, elle aussi, par la grande pétrification4... Heureusement, comme dans toute «macaquerie» qui se respecte, au dernier moment l'absurde fait volte-face, la mort ôte son loup et va danser au Carnaval. Comme dans le conte, Manuel ne meurt pas puisque Annaïse porte la vie nouvelle de l'enfant à naître, tandis qu'Abel et sa belle Saint-Dominguoise vont filer le parfait amour

[...] pour vivre longtemps et avoir beaucoup d'enfants.
C'est pris fin, mesdames et messieurs de la compagnie!
(Confiant 1995:90)

Mourad Yelles
Université d'Alger

 Références

Apulée de Madaure

  • IIème siècle (J.C.) L'âne d'or. Paris : Gallimard. ("Folio" 1975)

Chamoiseau, Patrick

  • 1994 Chemin d'école. Paris : Gallimard ("Folio")

Confiant, Raphaël 1993 Ravines du devant-jour. Paris : Gallimard ("Folio")

  • 1994 Bassin des ouragans. Paris : Editions Mille et une nuits
  • 1995 La Savane des pétrifications. Paris : Editions des Mille et une nuits
  • 1997 La baignoire de Joséphine. Paris : Editions des Mille et une nuits

Fanon, Frantz

  • 1952 Peau noire, masques blancs. Paris : Editions du Seuil. (Réédition 1965)

Glissant, Edouard

  • 1981 Le discours antillais. Paris : Editions du Seuil

Roumain, Jacques

  • 1946 Gouverneurs de la rosée. Paris : Les éditeurs français réunis. (Réédition 1965)

Schwarz-Bart, Simone

  • 1979 Ti Jean L'horizon. Paris : Editions du Seuil ("Points")

Segalen, Victor

  • 1907 Les Immémoriaux. Paris : Editions du Seuil. ("Points"1985)

Notes

  1. Le héros populaire antillaisTi-Jean L'Horizon incarnerait bien — comme le Gribouille français ou le Djoha de la tradition maghrébine — ce type de rapport ambigu à la norme éthico-politique dominante et les stratégies de subversion et de détournement dont celle-ci peut faire l'objet de la part des dominés.
     
  2. Entre autres références, cette séquence peut en effet rappeler tel passage du roman de Tahar Benjelloun ( La Nuit sacrée, 1987) ou encore l'épisode de la grotte Mara, dans Les Immémoriaux (Segalen 1907). En effet, lors de sa fuite,Térii le Récitant, découvre, de nuit, le sanctuaire mystérieux habité par Tino, «l'homme-qui-se-change-en-pierre»...
     
  3. Bien évidemment, les Blancs (et les gendarmes!) ne sauraient admettre pareil «mystère». Une telle incompréhension guette aussi les gens de la vallée dont les Ancêtres/Fétiches du Plateau parlent avec mépris « [...] comme de caméléons, de serpents en mue éternelle et d'experts en macaquerie, et, pour le dire tout net, comme de singes consommés des blancs [...] ». (1979:15)
     
  4. A l'instar de ce fameux chapitre sept du roman «hyper-réaliste-socialiste» d'Abel — l'écrivain de La Savane des pétrifications — chapitre malencontreusement logé dans le disque dur d'un Mac Intosh sinistré...

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