Ayiti

Les salves du cœur

par Roland Thadal

Ce texte de Roland Thadal a paru dans le journal Le Nouveau Monde,
samedi 2 et dimanche 3 juin 1979.

 

Il y a dans le cœur de chaque homme un poète qui sommeille. Et même le cancre invétéré qui s’amuse aux heures de classe – avec la complicité d’un condisciple – à marquer de points et de croix ses cahiers de notes, et qui fait le désespoir du pauvre professeur de français, se croit doué pour la poésie. Mais il n’est pas donné à tous de franchir la ligne qui sépare le poète du versificateur. Ou plutôt - puisque la versification frôle l’asphyxie ces jours-ci – du prosateur maladroit allant à la ligne à tout propos et hors de tout propos, noircissant la page blanche d’adjectifs et de noms qui se lancent des regards furieux de chien et de chat, de verbes patauds ou anémiques, et que savons-nous encore?

Cependant, à supposer qu’on ait franchi cette ligne, reste l’aventure de la publication qui, comme on le sait, réclame non seulement des débours considérables, mais encore toute une série de simagrées nécessaires à la bonne administration d’un placement. Surtout si l’on ne porte pas un nom qui provoque à la devanture des librairies, des cercles qui vont s’élargissant.

Et c’est là l’un des mérites de Christophe Charles d’avoir fondé les «Éditions Choucoune» qui nous ont permis de faire connaissance avec des jeunes poètes de bonne tenue: Michelet Divers (Sérénade pour une nouvelle lune), Dominique Batravil (Boulpik) , Pierre Richard Narcisse (Dèy ak Lespoua), Saint-John Kauss (Chants d’homme pour les nuits d’ombre).

Il faut reconnaître que jusqu’à présent Christophe Charles ne nous a nullement déçu. Car il est bien placé pour savoir que si nous lui pardonnons volontiers lorsque, pour se débarrasser d’un raseur trop suspendu à ses basques, il glisse, dans sa sélection hebdomadaire de poèmes du Supplément du Nouveau Monde, une œuvre non parcourue par les frémissements de la sensibilité et trop engoncée dans le prosaïsme, il gâterait notre plaisir et administrerait quelques chiquenaudes à sa réputation, s’il prenait sous sa gouverne d’éditeur un pseudo enfant des Muses.

Pseudo enfant des Muses! La question ne se pose pas pour Saint-John Kauss. Évidemment ceux qui demandent à la poésie de pourfendre les consciences, d’asséner des coups de poing par ci par là, de distribuer plus d’ecchymoses que de mots exquis, en seront pour leurs frais. De même que ceux qui claironnent que le créole est la condition sine qua non de l’accomplissement du poète haïtien du XXe siècle.

La poésie de Saint-John Kauss oscille entre deux pôles d’aimantation: l’amour et l’humanisme. Elle s’affirme comme l’éducation sentimentale, voire humaine d’un jeune homme de 22 ans, qui écrit à la fois pour tromper le temps qui passe, pour nous offrir quelques pages arrachées à l’agenda de ses amours, pour glisser ses nostalgies par bribes de poèmes, pour dégorger les aléas et l’angoisse de la vie, pour amener son regard sur le monde et dresser un bilan traversé par les nuits d’ombre.

Mais ce n’est pas «l’éclairage situationnel» qui assure le prix du recueil de Saint-John Kauss: c’est le langage. Quelque soit le thème, il est plus ou moins escamoté au profit de ces images que, par brins de lumière, tisse le talent du poète. Et qui sont d’adorables surprises pour le lecteur:

L’espoir piaffe à minuit
toutes ces bouffées de nuage
Et je confonds le lever du jour

avec un ardent bouquet de roses
                           
(Épisodes)

Et la rosée cherche encore des lambeaux de l’aurore
                                                  
(Rêve d’homme)

Saint-John Kauss semble jouer son va-tout sur les images, et, naturellement, parfois il est pris à son jeu.

Tu souriras comme la brise de tes yeux de pluie
                                               
(Chants de vin)

Les jours gris d’étincelles façonnés
Tu affrontais le temps jusqu’à la fuite des heures
Tu emportais aussi mon amour
jusqu’à cambrer la terre
                   
(Jour gras)

Saint-John Kauss doit encore être réprimandé pour avoir trop répété, au fil des poèmes, les mots «laitance» et «aurore». Pour n’avoir pas su toujours renouveler ses images: Une étoile géante a déposé sur mon front des fleurs de guirlande (Rêve d’homme); Une étoile a versé sur mon front la rosée de cent lunes ( Éclats).

Si nous nous montrons si pointilleux à l’égard de Saint-John Kauss, c’est parce que nous nous sentons de tout cœur avec lui, que nous voulons lui porter à se méfier des fausses évidences, à s’imposer une discipline. De toute façon, les Chants d’homme pour les nuits d’ombre, à part quelques réserves, sont de nature à éveiller des échos au final assourdi dans la mémoire de tous ceux qui aiment la poésie.

Note :

1- Saint-John Kauss: Chants d’homme pour les nuits d’ombre, Choucoune, Port-au-Prince, mai 1979.

crabe
 
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