Ayiti

POÈTES PRÉDATEURS*

Saint-John Kauss

``Lampes je suis plus près de vous que la lumière.``
                                                             - Paul Éluard

J’ai décidé de remplir ces pages de mes souvenirs littéraires suite à la parution d’un article dans LE MONDE1 et après lecture du livre de Robert Malval2, livre-témoignage de l’énorme duplicité installée chez tout politicien Haïtien, voire tout acteur gesticulant sur la scène de l’immense mélodrame qu’est cette terre d’Haïti. Malheureusement, ce lopin d’une île qui a tant besoin de ses fils, cette terre marginalisée, silencieuse et bouillante tout à la fois, ce bout de terre, dit-on, si rempli d’anges et d’esprits trop malins qui gouvernent nombre de nos dirigeants, cette terre si pâle et si fragile, serait en d’autres lieux et pour d’autres mondes, un Paradis.

Et pourtant.

Mon commerce avec les hommes de ma génération, si pleins d’eux-mêmes, si vides de charité et de moralité chrétienne, m’a permis de comprendre à quel point l’audace et le mensonge, le tripotage et l’intimidation ont permis à certains de satisfaire quelques ambitions mal placées, et à d’autres de s’immiscer dans la vie intime d’un soi-disant ``ennemi`` et concurrent même bien intentionné. J’ai la réputation d’être un homme à femme unique, mais cette distinction si méritée est aussi valable durant mes rapports amicaux. Le jaloux poète qu’est Gary Klang (lire CLAN) aurait dû et devrait s’enorgueillir de cette marque d’amitié de ma part pour un homme de son âge. En fait, c’est une habitude, soit un rituel que j’ai gardé inconsciemment au tréfonds de moi-même à la suite du divorce de mes parents, en 1972. Car mon premier et grand ami-poète que fut René Vincent, du Cap-Haïtien, m’aura porté et aidé à comprendre le mot ``Poésie``, tout en m’exhortant à ``fuir`` la politique des hommes, y compris celle des écrivains. Une telle démarche, de si grande envergure, pour un garçon de quinze à seize ans, me donna froid au dos, et jusqu’à aujourd’hui j’en porte les séquelles.

Ce René Vincent, méconnu à tort, était aussi photographe et jongleur d’une poésie minimaliste. Il m’avait fait lire l’œuvre entière d’Oswald Durand, quelques poèmes de Luc Grimard, de Claude Vixamar, d’Eric B. Lamour, de Gérard Vergniaud Étienne, ainsi que l’étourdissant recueil d’Henri Michel Augustin, Guimauves de Clarté (1972). Cette plaquette de poésie, écrite par un simple poète de province, m’aura annoncé, sans grandes difficultés, les déconvenues de la poésie à venir, c’est-à-dire celle des années 80. Sans être partisan des Paul Éluard, Aragon, Blaise Cendrars, André Breton, René Char, Robert Desnos et consorts, le poète René Vincent me conseilla de les lire, mais prudemment, c’est-à-dire d’en tirer l’essentiel. Curieusement, jusqu’à mon départ du Cap-Haïtien (1975) à la suite d’un des nombreux transferts de mon père, René Vincent n’a jamais su qui j’étais et d’où je venais.

Revenu à Port-au-Prince que j’ai quittée durant l’été de 1972, je n’avais pour «amis» que livres et distinctions reçus chez les Oblats des Cayes (Collège Saint-Jean) aussi bien que chez les Pères Sainte-Croix du Collège Notre-Dame, au Cap-Haïtien. Ma mère qui se trouvait déjà à Montréal (Canada) et mon oncle Berthold qui n’avait plus le grand sourire d’antan, ces deux entrefaits m’ont pratiquement conduit à l’isolement dans l’écriture. Et ce fut en 1976 que deux de mes cousines paternelles m’ont signifié la présence d’un écrivain de classe et de haute lice, en l’occurrence le poète René Philoctète. Homme de petite taille au phénotype de l’Amérindien, créateur naturel et diseur d’Areytos, il m’avait reçu au Collège Jean-Price Mars où enseignaient également MM. Victor Benoît et Jean-Claude Fignolé. Il fut, depuis cette rencontre, mon premier lecteur, le ferment à tous mes efforts passés et futurs, l’homme qui m’avait suggéré de continuer d’écrire, l’élément instigateur de ma renommée actuelle. René Philoctète avait à l’époque beaucoup de respect pour le jeune Christophe Charles, lequel m’avait-il recommandé pour l’édition de mon premier livre:

CHANTS D’HOMME POUR LES NUITS D’OMBRE (1979). Il m’avait aussi donné en cadeau deux de ses rares bouquins: LE HUITIÈME JOUR (roman) et CES ILES QUI MARCHENT (poésie), et présenté par une lecture rapide, sa «SAISON DES CIGALES» étoffée lors sous forme de manuscrit. L’influence de René Philoctète que j’ai rencontré à deux reprises sur mon chemin poétique, fut décisive. J’en ai souvent parlé à Rodney Saint-Éloi, homme discret et sournois. Ami, paraît-il, de tous les écrivains en vogue, il m’a souvent conseillé de rester tel que je suis, c’est-à-dire à l’écart de cette folle et redoutable poésie moderne. Pourtant, Rodney adore Davertige, notre référence en poésie à tous, notre Rimbaud national.

A l’époque où je fis la connaissance de Christophe Charles en tant qu’éditeur (1979), il était l’un des poètes les plus appréciés de sa génération. Bien entendu, il était très jalousé, entre autres, à cause de ses relations en hauts lieux littéraires. Sa présence dans HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE HAÏTIENNE (Tome III) de Pradel Pompilus et Raphaël Berrou avait fait couler beaucoup de larmes sous les cils. Poète méfiant de tempérament, il ménageait toujours ses arrières et principalement sa vie privée. Il parle encore peu de sa femme et de ses enfants, mais se laisse emporter, «flatter» par n’importe quel soudoyeur de la diaspora. Sa vision de ces haïtiens venus d’ailleurs est telle qu’il s’est laissé manipuler, à mauvais escient, par plus d’un. Josaphat Robert Large est l’un de ces désastres de la nature, magouilleur sans bornes. Traitant Christophe Charles (Ch. Ch.) de «desaxé mental», de poète duvalérien, je m’étais toujours abstenu de ne point réagir et de ne pas m’en mêler. Cet ancien «tafiateur» (Robert Large), accidenté de la route, est un obsédé de la petite littérature. Mauvais étudiant à l’école primaire et secondaire frisant la médiocrité, frustré à entendre ses jérémiades et monologues contre trois écrivains haïtiens (Anthony Phelps, Georges Castera et Émile Olivier), je l’ai toujours réconforté en tant qu’interlocuteur. Grand commis-voyageur faisant la navette à la recherche d’articles littéraires et publicitaires, Josaphat Robert Large a la triste réputation d’être un délateur et un «payeur». Ses rapports en dollars littéraires avec Pradel Henriquez, Dominique Batraville, Pierre-Raymond Dumas, Raymond Philoctète et consorts, en disent long. De plus, ses deux romans, aux titres bien indiqués, ne sont que des simulacres d’écriture, comme disait, en aparté, sa marraine Ghislaine Charlier.

Pourtant, à mon arrivée définitive à Montréal, en 1981, je fus bien reçu par le poète Roland Morisseau, l’être sans réticence aucune à tout égard. Il m’avait fait lire Saint-Aude et tous les poètes d’«Haïti Littéraire», y compris Réginald Crosley et Jeanine Tavernier. Et ce fut encore Roland qui, en 1991, me présenta Gary Klang chez son unique amie allemande, Ursula Lomen. Nous nous sommes bien vite liés d’amitié et, de celle-ci, fut née une correspondance sans répit ni papiers mais téléphonique. Gary Klang ne parle jamais de sa poésie et de celle des autres, hormis Joël Desrosiers et Anthony Phelps qui l’effrayaient. Le premier, il est vrai, ne jure que par Lacan, Kenneth White et Michel Maffesoli. Cependant, Phelps est un grand poète. Il a certes révolutionné l’art et l’usage des mots et métaphores en poésie. Il mérite, à mon avis, de la poésie et des écrivains tout le respect quotidien. Or Gary Klang, comme Josaphat Robert Large, ne l’a pas en grand estime. L’un (Klang) lui reprochait de n’avoir rien fait, depuis près de trente ans, pour l’aider et l’encourager à grimper les hautes échelles de la littérature; l’autre (Large) ne pardonnait point à Phelps de lui avoir fermé le téléphone au nez. Vu ma réputation d’homme intègre et retiré de la vie littéraire active sans pourtant omettre de lire et de publier sur toute la poésie haïtienne de la diaspora, ces deux, en m’approchant, m’offraient l’occasion d’asseoir leur autorité. Ce à quoi, par instinct, j’avais toujours refusé de cautionner dans chacun de mes textes parus, soit en Europe ou à Montréal3-5. D’où le coup de force littéraire monté contre ma personne, suivi d’un travail malin de sape et de forfaits de la part de Klang et de Large. Le premier, naïf qu’il fut, avait peut-être oublié ses méchants télécopieurs envoyés à mon attention et à d’autres concernant M. Joël Desrosiers, son ennemi juré (dans les coulisses, bien sûr). Il a également oublié que, à la suite d’une lettre officielle6 envoyée à un de mes éditeurs et ami Constantin Stoiciu, ses textes datés de plus de trente ans, à peine révisés, ont pu être publiés. Fils d’ancien colon, poète manant et prédateur, couard à tête de momie, être sans «balance» et casté, Gary Klang (lire CLAN) aurait été un autre homme s’il n’avait pas subi tous ces échecs scolaires et littéraires7.

Le poète et romancier Thomas Mann, dans une allégorie descriptive du Führer, disait: «Eux aussi, ils rêvent. Ils font des rêves méchants.» Et à un vieil ami des Loges Maçonniques de commenter: «Ton expérience des hommes, à quarante ans d’âge, ne fait que commencer». Bien sûr, ces cataclysmes littéraires, guidés par des méchants poètes, m’auront appris que seul le silence est éternel, que le poète est seul et doit vivre seul. A l’instar du Mage qui n’a que l’espace, non le temps, comme force à ses opérations occultes, le Poète, à l’apogée de sa gloire, est libre de ses gestes et de ses mots à «l’eau de rose». Le temps viendra après la rémission des péchés mignons et capitaux, tandis que le Poète plongé dans l’abîme de Dante, il se confessera à lui-même dans un monologue pareil à celui d’Orphée et maudira en ces mots les prédateurs:

«Allez, goujats, va-nu-pieds trébuchant
Sur les parvis de l’art, mendiants d’esthétique,
Gosiers tendus où ne vibre aucun chant,
Précoces orgueilleux à la cervelle étique;
Fantoches vains qu’on voudrait couronner
Myrmidons, feuille-au-pot de la littérature,
Masques blafards qui croyez rayonner,
(…)
Voleurs de mots, coupeurs de phrases, acrobates
Environnés de plats admirateurs.»
                            -  Etzer Vilaire

 

*Toutes les opinions portées dans ce texte sur M. Gary Klang émanent d’un chapitre qu’il m’avait consacré dans son livre: Je ne veux pas mourir chauve à Montréal (Humanitas, 1999), lequel m’avait été transmis qu’en l’an 2003.

Références

  1. Pierre Astier: La folle comédie des prix littéraires, in Le Monde, Paris, 27 septembre 2000.
  2. Robert Malval: L’année de toutes les duperies, éd. Regain, Port-au-Prince, Haïti, 1996.
  3. Saint-John Kauss: La poésie haïtienne au Québec, in Les Saisons Littéraires, Montréal, automne 1996; in la revue Trois, Laval, vol.12, no. 1, février 1997; in Neue Romania, Berlin (Allemagne), no. 18, 1997; in Présence, Montréal, vol.1, no.6, octobre 1997.
  4. Saint-John Kauss: La poésie haïtienne d’expression créole, in Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 10-11 novembre 1998; in Présence, Montréal, vol. V, no. 2013, octobre 2001.
  5. Saint-John Kauss: La poésie féminine haïtienne, in Présence, Montréal, vol. V, no. 2012, octobre 2001.
  6. Paul Zumthor: La lettre et la voix, éd. Seuil, Paris, 1987.
  7. Gary Klang: Je ne veux pas mourir chauve à Montréal, éd. Humanitas, Montréal, 1999.