Publications

LIBÉRER L'ÉCRITURE
DE SES TABOUS ET DE SES BOURREAUX


Entretien sur la littérature et l'art avec Saint-John Kauss
Septembre 1998
 

Saint-John Kauss, vous êtes un poète “solitaire”, mais dont la réputation n'est plus à faire. Vous vous êtes distingué non seulement par vos publications dans différents journaux et revues littéraires et scientifiques d'Haïti et d'ailleurs, mais aussi par votre solidarité, votre acharnement à faire “l'éloge de la poésie haïtienne” et des autres poètes. Qu'est-ce qui vous a porté à oublier votre propre œuvre poétique pour ainsi parler des autres?

Je conçois la littérature comme un lieu de rencontre. Et la poésie une fête galante loin des hasardeuses spéculations de l'homme contre l'homme. Selon mes voeux, “l'homme doit être le créateur de l'homme”, et la poésie une étincelle qui donne vie, une lumière tirée des ténèbres, la manifestation des sens projetés vers “l'ivresse sacrée”. Sans la littérature, et précisément la poésie, la plupart des hommes (des écrivains) que j'ai côtoyés dans ma vie seraient déjà “morts”. La littérature et / ou la poésie ont permis à l'homme, depuis les temps immémoriaux, de sauvegarder la parole (le Verbe) loin des conditions barbares de guerre et de destruction qu'a connues l'humanité. La littérature est la preuve palpable de la vie dans l'art, de la naissance de l'art d'utiliser les mots à ses fins. Pourquoi ne pas faire l'éloge d'un tel projet?

Vous qui faites la leçon aux poètes dans des textes bien écrits, dans des articles critiques que tout le monde apprécie, quelles ont été vos influences en littérature, en tant que poète et critique littéraire?

Je recommanderais aux plus jeunes, pour bien commencer, les œuvres de Victor Hugo, de Baudelaire, de Paul Claudel, d'Apollinaire, de Rimbaud, d'Aragon et d'Éluard, et aux plus “mûrs” celles de Mallarmé, Saint-John Perse, de Valéry, de René Char et des surréalistes, pour la poésie française. La poésie québécoise gagne aussi en importance avec les œuvres d'Alain Grandbois, de Saint-Denys Garneau, du jeune Paul Chamberland, de Gaston Miron, de Jacques Brault, de Gilbert Langevin et de Paul-Marie Lapointe. Pour la poésie étrangère, les œuvres de T. S. Eliot, de Dylan Thomas, de William Blake, de Rainer Maria Rilke, d'Oscar Vladislas de L. Milosz, d'Hölderlin, de Góngora, de Walt Whitman, de E. Cummings, de Novalis, de Dante ou d'Homère, de Pablo Neruda, d'Octavio Paz, de Pedro Mir, de Garcia Lorca, de Césaire ou Senghor, tiennent des places de choix dans la mémoire poétique moderne. En dehors de toutes ces lectures disséminées avec l'âge, je me sens l'héritier de deux héritages haïtiens distincts mais sûrs et certains. Je nomme les poètes René Depestre et Magloire Saint-Aude. Ces deux écrivains ont laissé à la littérature haïtienne des thèmes essentiels qui ont orchestré des spéculations d'ordre politico-social...et d'esthétique. Chacun de ces auteurs a donc délivré une parfaite adéquation de l'œuvre littéraire. Par exemple, pour René Depestre, l'engagement lié à une relative beauté de l'œuvre sert d'indication à la douloureuse aventure qu'est l'exil d'un écrivain. Par contre, pour Magloire Saint-Aude, l'exil n'est rien mais l'innovation par la beauté est tout. Ces deux auteurs, si différents autant par la quantité que par la qualité des œuvres écrites, m'ont invité à “changer la vie”, soit comme le veut Saint-Aude par l'innovation dans l'écriture, ou comme Depestre en criant au monde que les autres existent. Pourquoi même écrire si ce n'est, comme disait Rimbaud, pour changer la vie?

En tant que critique littéraire, la lecture des œuvres de critique ou d'essai de Jules Lemaître, de Maurice Blanchot, de Jean-Paul Sartre, de Paul Valéry, de Jorge Luis Borges, de Roland Barthes, aidera sûrement les plus jeunes écrivains à savoir mesurer l'œuvre, à mieux l'apprécier dans sa totalité (texte et contexte). Il faudra également lire les plus audacieux tels Kenneth White, Octavio Paz, Victor Segalen, Bernard-Henri Lévy, Henri Meschonnic et Michel Maffesoli.

Voulez-vous nous parler de vos débuts littéraires?

Mon père qui était militaire, Major de l'armée haïtienne ayant fait ses études dans les Marines aux Etats-Unis (San Diego, Californie), m'a pratiquement mis sur les rails de l'écriture et de la littérature. Ce que j'ai répété avec mon jeune frère écrivain Valentino. Mon père me payait tous les livres qui sortaient des presses port-au-princiennes; et jusqu'à aujourd'hui, il me fait parvenir toutes les nouveautés. Dans ma prime jeunesse, je voulais être prêtre. Leur culture et leur discipline m'épataient, surtout quand j'ai côtoyé de près ces gens au Collège Saint-Jean des Cayes (Sud d'Haïti). A cause des nombreux “transferts” de mon père dans l'armée, j'ai changé pour être médecin praticien ou chercheur en médecine.

Le premier écrivain à avoir lu mon “premier” manuscrit et qui m'avait encouragé à le publier est le poète Philoctète. Il l'avait lu et apprécié sans rien noter et m'avait parlé de Christophe Charles. Poète étrangement galant, René, comme son écriture d'ailleurs. On dirait qu'il recherchait une autre époque, le temps des “colonies“, peut-être.

La seconde étape de mes débuts littéraires correspond à ma rencontre avec Alix Damour. Travailleur infatigable, théoricien imbattable, il a conduit le surpluréalisme là où il est, à coups de manifestes et de sautes d'humeur imprévisibles. C'est un être surpluréel au sens péjoratif du mot. Comme l'écrivain Saint-Valentin, d'ailleurs.

La troisième étape n'est plus un début. Alix étant mort, il faut continuer à se battre pour l'authenticité, la fraîcheur, la franchise même dans les lettres. Nous nous référons à l'autosuggestion de et dans l'œuvre.

Vous avez déclaré dans un article sur La poésie haïtienne contemporaine que “le poème est d'abord parole et silence après”. Cette affirmation, à notre avis, mérite d'être plus explicite quand on pense à l'œuvre d'un Magloire Saint-Aude.

La poésie a été créée pour que la parole existe, soit toujours vivante, dans un langage même codé, mais compris par les poètes. L'écriture, qui est le véhicule de la pensée et de la parole, se meurt quand le silence s'empare de la parole. Effectivement, il y a chez Magloire Saint-Aude, “le silence des mots qui refusent de dire ou de se dire spontanément [...] le silence des mots qu'on n'arrive pas à faire chanter [...]. Et c'est l'une des difficultés, précisa justement Georges Castera, du texte poétique Saint-Audien d'avoir à dire son silence avec des mots”. Vous savez, Saint-Aude est passé de la méconnaissance à la célébrité littéraire surtout à cause de son écart, de son mépris magistral de la poésie traditionnelle dès 1941. Ce geste a fait de son œuvre poétique une panacée révolutionnaire. Car de nos jours, tout écrivain qui se respecte se réclame de Magloire Saint-Aude, peut-être dans l'intention de créer également, à un moment donné, une œuvre très personnelle.

Quel est, d'après vous, l'élément le plus important d'un poème?

Dans la composition d'un poème, l'élément le plus important demeure les mots, l'agencement des mots qui donnera à ce poème une rythmique, un mouvement lié à des sensations normales ou paranormales. L'agencement des mots, dans le contexte de l'image, demeure la charpente, l'ossature d'un poème. Il faut alors trouver le mot rare, le mot béni des dieux, pour faire de l'image le champ sensible de la création. Car la sensibilité “est le milieu naturel de la poésie”.

Et comment concevez-vous l'inspiration?

L'inspiration consiste en la possession du champ de la conscience supérieure par les mots et les idées qui formeront le corpus d'un texte jusque là inédit. Les “plagieux” n'ont pas d'inspiration, semble-t-il. Même les régions du subconscient conviennent à l'inspiration qui, au fur et à mesure, deviendrait un réflexe sensible à l'écriture.

Pouvez-vous nous définir la notion du surpluréalisme en tant qu'art poétique?

Le surpluréalisme n'est pas un art poétique. C'est un mouvement littéraire qui s'est donné pour tâche le renouvellement total de l'expression littéraire sous toutes ses formes. Par la lecture de nos multiples manifestes, le simple lecteur peut du coup comprendre qu'il s'agit d'une tâche révolutionnaire, d'une tentative d'interroger les courants littéraires antérieurs afin d'offrir au monde des lettres et à l'humanité l'exemple d'un condensé de synthèse. La réalité concevable doit être exprimée d'une autre manière, à la manière surpluréelle, c'est-à-dire dans la conjonction de tous les arts et de tous les sens de l'homme vertical. L'autosuggestion est partie prenante de cette démarche dans la mesure où les matériaux du subconscient remontent à la surface sans contredire l'esprit de suite formelle. Texte et contexte dans le même champ de vision continue, le surpluréalisme arpente les multiples phases de la pensée et de la vie. C'est un retour à la réalité par la voie de l'imaginaire.

Par surpluréalisme, il faut sous-entendre le renouvellement de la manière d'exprimer le vécu, ce surplus à la réalité. L'œuvre surpluréelle doit emprunter, entre autres, les voies picturales des arts plastiques, précisément à la sculpture et à la peinture figurative. L'œuvre bien charpentée doit être agréable aux yeux ainsi qu'à l'oreille par sa “valeur sonore du mot”. Cette main - mise sur l'art phonétique donnera goût au lecteur de participer à l'œuvre, ne serait-ce que par le simple toucher bénévole. Il faut libérer l'écriture de ses tabous et de ses bourreaux...

Quelle part faites-vous à votre formation scientifique par rapport à la littérature?

Il y a, sans aucun doute, chez moi le scientifique et le poète. Grâce à la Science, j'ai appris à cultiver l'autre (qui est ici la poésie), à “matérialiser l'imaginaire”. La Science m'a également permis d'être plus discipliné, plus organisé, et même plus rigoureux dans mes idées. Je possède actuellement des règles et des marches à suivre (dans l'écriture), ce que je ne possédais pas totalement avant.

Quelle genre de poésie écrivez-vous?

Ma poésie est un aboutissement, c'est-à-dire le résultat d'une recherche fondamentale liée à un besoin d'esthétique. Ma poésie est une poésie d'expérience et d'expérimentation.

Mais l'écrivain en général connaît-il sa véritable raison d'écrire?

L'écrivain n'ignore-t-il pas sa véritable raison d'écrire? Tout dépend de l'écrivain. La plupart d'entre eux ignorent leur véritable raison d'écrire comme ils ignorent la véritable raison de la mort. Moi, je reconnais à ma poésie, au geste d'écrire, et à l'écriture en général une fonction et des pouvoirs qui sont de dissuader le monde de la pensée et d'affirmer l'existence même d'un monde imaginaire. La création qui est, d'après moi, l'expression des sentiments et des obsessions à partager, lesquels se situent au coeur de l'existence personnelle de chaque écrivain, semble lui permettre d'appréhender certaines solutions intérieures. Cet acte de “pratique de soi; d'appréhension de soi”, cet acte de thérapie et de découverte semble également saisir et reconstruire l'Autre (le lecteur). Cette relation avec soi-même et avec l'Autre (le lecteur) révèle la permanence des schèmes qui feront de l'écriture, un pouvoir.

Que pensez-vous des poètes engagés? De l'engagement en art?

L'engagement traduit trop de facilités en art. A part quelques-uns, les poètes engagés font surtout de la mauvaise poésie. Mais vous savez, l'engagement est relatif. L'écrivain peut aussi bien être “engagé” vis-à-vis de son art. Tahar Bekri, poète et exilé tunisien, dans un entretien accordé à Béatrice Duprat, souligna en ces termes l'engagement de l'écrivain:

“Tout cela dépend du sens que l'on donne au mot engagement: s'il est effectivement important au niveau des causes humaines, il ne doit pas se faire au détriment des œuvres. Il faut donner à l'humanité une œuvre d'esprit qui soit en même temps belle [...]. L'engagement ne signifie ni facilité, ni propagande qui sont éphémères.”

Effectivement, l'engagement en art demande, paraît-il, moins d'effort que l'esthétique qui gagne heureusement aujourd'hui du terrain. L'art évolue-t-il vers l'esthétisme?

Et que pensez-vous de l'hermétisme en poésie?

C'est une réaction “timide”, élitiste et bourgeoise sans aucun respect pour le lecteur bénévole ou le commun des mortels. Cette réaction “timide ”et voulue par l'auteur consiste à mépriser les activités du réel et faire place à une œuvre de l'intérieur, souterraine, incomprise même des fois par l'auteur lui-même. André Breton en parle comme une œuvre de l'inconscient. Mais il ne faut pas non plus confondre l'hermétisme littéraire et les œuvres de “collage” des mots qui n'ont rien à voir avec l'inconscient, Freud et Breton.

Pour en finir,

Quel est d'après vous le plus grand poète haïtien?

Nous avons plusieurs grands poètes. Oswald Durand fut un grand poète de son temps, le plus grand poète de la couleur locale; de la mélancolie maladive, je vous citerais Coriolan Ardouin; de l'éclectisme, j'opterais pour Etzer Vilaire; de la poésie du silence, il me viendrait à l'esprit Magloire Saint-Aude; de la perfection de la forme poétique, je choisirais Léon Laleau; du pessimisme révoltant, je nommerais Masillon Coicou; de la profondeur du souffle, je placerais au premier rang Jean Brierre; de la fraternité humaine, je dirais René Depestre; à l'accent vertigineux, il faut citer Frankétienne; au langage concis, je nommerais encore, Magloire Saint-Aude; de l'authentique et du solidaire, j'opterais pour René Philoctète; du chant de la terre natale et de l'exilé, je choisirais Anthony Phelps. Comme vous voyez, tout ce choix dépend de l'époque et des thèmes traités. Nous avons donc plusieurs grands poètes. Il est très difficile de ne se limiter qu'à un poète.

Je vous remercie, Saint-John Kauss.

 

boule
boule
boule
 boule Saint John KAUSS (John NELSON)- webpage.