L'invasion surréaliste en Haïti

(Magloire Saint-Aude: avril 1912 - mai 1971)

Saint-John Kauss

Dialogue de mes lampes
Rééd. française: «Œuvres complètes - Dialogue de mes lampes et autres textes», [éd. établie et présentée par François Leperlier] - Éd. Jean-Michel Place, Paris, 1998. ISBN 2 85893 297 2.

 

Dès 1924, en France, le tout-Paris vrombissait à l'ère du surréalisme, une école de pensée que l'on avait appris à digérer en des termes durs et résistants:

"Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement de la pensée. Dictée de la pensée en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'association négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie."1

C'est ainsi qu'Aragon et Éluard, dans les années qui suivirent 1930, avaient cru bon remouler ce courant d'idées en rétablissant "le lien entre la liberté du langage et la présence de l'événement".

Curieusement, dès les années 40, en Haïti, la tendance surréaliste a dressé en parallèle à tous les actes de l'Indigénisme 2 un mur greffé de mots obscurs et de paroles magiques, contre tout ordre, où le désordre établi était connaissance et mémoire. Plus on minimisait l'enjeu véritable de réel affrontement, plus cette nouvelle apparition devenait terrifiante.

"En poésie", disait Léon LaLeau, "ce qui compte, c'est le cœur guidé par la raison." Ainsi, après un flirt déraisonné à la tribune des Griots, survinrent Magloire Saint-Aude et ses dialogues si abstraits dans leurs dimensions historiques et politiques. Mais qu'a pu gagner le surréalisme de cette confrontation avec l'Indigénisme?

"Et tel de nos poètes, n'étant plus notre seul surréaliste, se réfugie dans la fierté chronologique d'en être le premier en date." 3 Cette autre phrase de Léon Laleau dit bien l'ouverture incroyable que se sont fait l'apparence, la parole et "le désespoir orgueilleux de Saint-Aude". Si toute l'importance de l'œuvre du poète "repose dans sa situation de rupture avec les codes dominants" de l'époque, il faut aussi s'interroger sur la raison de ce changement brusque et sur le bouleversement psychologique qu'a connu l'auteur du Déchu (1956). Car, avant d'être un poète surréaliste, Saint-Aude ou Clément Magloire Fils avait entre-temps fait paraître dans le tout premier numéro de la revue Les Griots (juillet-août-septembre 1938) une nouvelle à caractère indigéniste: Ledest ou le gangan de Hinche. Et dès 1932, alors qu'il était âgé de 20 ans, on pouvait déjà lire dans La Relève une demi-douzaine de ses poèmes où le Frère Raphaël Berrou a décelé l'influence du Gide des Nourritures terrestres.

Entre l'œuvre réaliste de Saint-Aude et celle surréaliste du dit poète naît et gît un monde absolument paradoxal et inconnu, ce qui a porté certains critiques à parler "d'accident dans la carrière littéraire de Clément Magloire Fils". Car, entre les deux premières œuvres surréalistes de Saint-Aude (Dialogue de mes lampes, 1941; Tabou, 1941) et son recueil Déchu (1956), il faut remarquer tout un vide de quinze ans - la quête de l'inconscient! - au cours duquel ont été publiés un roman, Parias (1949), et deux récits, Ombres et reflets (1952) et Veillée (1956). Mais pourquoi ce tour à tour d'esthétique? Est-ce dans l'inconscient que demeure la clef de ce mystère.

Gérard Daumec qualifiait Saint-Aude de "surréaliste jusqu'à la moelle". Édris Saint-Amand, dans son Essai d'explication de "Dialogue de mes lampes", dénie toutefois à Saint-Aude le titre de "vrai surréaliste", en affirmant que ce dernier ne composait pas ses poèmes dans "l'état de passivité absolue que réclame le surréalisme". Ne faut-il donc pas se demander quel genre de surréalisme pratiquait alors Saint-Aude? Il y a soixante ans de cela, la rupture entre Breton, Aragon et Éluard témoignait - et témoigne encore aujourd'hui - d'une nouvelle politique surréaliste. Cette chère confusion aura permis à Saint-Aude de régner en esthète et de mettre fin, du moins en Haïti, à cette forme de surréalisme niant la logique des formes et la suite dans les idées. Poésie (celle de Magloire Saint-Aude) volontairement close, si l'on peut dire, aux accents arabes où les fresques d'événements, les réflexions sociales ou politiques se cachent dans l'interstice des mots bardés de considérations politico-philosophiques. L'œuvre ne se lit pas pour ce qu'elle est: de la poésie avec des jeux de mots! Elle porte au contraire à équivoque. Ce serait plutôt à l'auteur de se réveiller là où il se repose en paix pour nous assaillir de projets fous et de souvenirs, d'autres préoccupations et concessions.

Du surréalisme, de l'hermétisme, du mysticisme, de l'occultisme,... de l'ésotérisme, tout cela semble rejoindre l'effroyable moyen d'action de cette poésie où se côtoient le bien et le mal sous l'oeil impuissant de la fragilité humaine. Et pourtant, la poésie de Saint-Aude reste et restera une œuvre où gravitent sa vie et son destin, une oeuvre vouée "à la réflexion aussi éternelle qu'universelle". En effet, si Saint-Aude, dès 1941, s'est révélé le premier de nos poètes à apprécier l'apport du surréalisme aux portes de l'esprit et de la chose littéraire, l'année 1945 aura été la consécration officielle, en Haïti, du surréalisme qui fit jaillir tant de figures aujourd'hui célèbres.

André Breton ne cachait guère sa joie et les maîtres de l'époque, tour à tour, saluaient en fin de compte l'imposteur agréé.

"Dort enfin ma ferraille
Qui m'eut aimé
Aux issues, aux cités de mon image."
(Saint-Aude)

Lotus

Douze à quinze vers, pas davantage, je comprends votre désir: la pierre philosophale ou presque, la note inouïe qui dompte le tumulte, la dent unique où la roue d'angoisse engrène sur l'extase. On cherche qui, depuis le Sphinx, eût, dans de telles limites, réussi à arrêter le passant. Dans la poésie française, parfois, Scève, Nerval, Mallarmé, Apollinaire... Mais vous savez bien que tout est beaucoup trop lâché aujourd'hui. Il y a une seule exception: Magloire-Saint-Aude.

Quand je me demande pour l'impression de quelle œuvre contemporaine il ne saurait y avoir de trop beaux caractères - le langage et l'attitude poétique y étant pour moi constamment portés à leur point suprême, je reviens infailliblement aux deux très minces plaquettes: Dialogue de mes Lampes et Tabou, publiées en Haïti (1941) par Magloire-Saint-Aude. Que les quelque deux cents vers qui les composent n'aient pas encore tenté un éditeur français témoignerait à soi seul d'une défaillance du sens de la qualité.

Ici, enfin, plus de confidences ineptes. Le superbe dédain du poète, au berceau de qui la fée caraïbe a rencontré la "fée africaine" surprise par Rimbaud, et dont je n'oublierai jamais les accents d'un soir - porteurs de l'île prodigieuse - l'abrite heureusement de nos rumeurs, impassible et hors d'atteinte à côté d'une bouteille de rhum.

André Breton, in "La Clé des champs", 1953

 

Lotus

C'est en 1949 qu'André Rousseaux déclarait de son côté:

"Quand on aura mis au point les déconvenues littéraires d'après 1945, quand l'accident existentialiste aura été ramené à ses proportions passagères et relatives, il apparaîtra peut-être que l'événement le plus important de ces dernières années aura été l'accès du surréalisme à une nouvelle zone de développement, d'influence, de considération. Certains ont plaisanté, comme un signe d'indigence de la seconde après-guerre, cette vogue à retardement d'une nouveauté qui a un bon quart de siècle derrière elle. Mais il n'y a ni nouveauté, ni retardataires pour courir après, quand il s'agit d'un mouvement créateur, à partir duquel la vie ne cesse pas d'être remise en marche. Alors, ce qui a pu paraître d'abord insolite (toute création commence par déranger des habitudes) se révèle comme principe d'un mouvement qu'on attendait sans s'en douter. Ce qui a semblé phénomène exceptionnel, destiné à passer comme un météore, montre ses ressources de continuité, de fécondité, de progression. En ce sens, l'extension récente de l'art et de la pensée surréalistes, non certes auprès du grand public, mais dans des cercles assez étendus, ne représente ni une mode, ni une poussée de snobisme, encore moins une de ces vulgarisations tardives qui sont la fleur d'arrière-saison d'un arbre à son déclin. Ce n'est pas non plus une de ces reconnaissances, d'aspect officiel, qui risquent de stériliser autant que de stabiliser le mouvement qu'elles sanctionnent. Une révolution créatrice ne s'arrête pas. Celle du surréalisme fait aujourd'hui éclater un peu plus avant son oeuvre et son action.

On sait comment cela s'est accompli. Il est d'abord arrivé que, dans ce qu'on a cru être une éclosion de poètes nouveaux pendant la guerre, l'apport le plus valable est venu de ce que le surréalisme avait fourni de talents qualifiés. Un Éluard, un Aragon, furent les hommes qui passèrent de l'admiration d'une élite à la grande notoriété. Leur authenticité, comme on dit, aurait pu en souffrir. Il est rare que l'homme du petit nombre devienne celui du grand sans que les motifs qu'il a d'être estimé ne subissent un abaissement. Sur le chemin qui va de l'action de salut public à l'action politique, les poètes que nous venons de nommer n'ont pas évité ce danger. Mais le surréalisme lui-même n'en a pas été atteint. Loin de paraître dépassé par certaines évolutions personnelles, et de se laisser classer parmi les choses que leur âge immobilise, il a montré, au lendemain de la guerre, son aptitude à vivre avec une énergie et une pureté sans défaillance. Osons dire que, dans ces dernières années, c'est une des rares valeurs françaises qui ne se soient pas avilies dans l'équivoque et dans l'imposture." 4

L'histoire du surréalisme en Haïti a valu ce qu'elle vaut. À l'heure où l' Indigénisme situait la vie littéraire et où la Négritude marquait le pas pour une littérature originale, nègre, et de qualité, où tant de confusions traduisaient l'état de panique qui sévissait, un nouvel âge devrait surgir aux antipodes du savoir et de la création littéraire. Magloire Saint-Aude, d'une nouveauté absolument incroyable, aurait donc été le premier dans l'éclosion des poètes à suivre la nouvelle voie, tel un météore qu'on attendait sans s'en douter. Cette attirance a su gagner d'autres cours, et l'on pouvait déjà analyser, dès 1945, les motifs de cette idylle chez des poètes comme René Bélance et Hamilton Garoute. Devrions-nous être enchantés par le passage (à long terme) de ce courant français dans les recoins de notre inconscient?

Si l'image du surréalisme était des fois mêlée aux signes cabalistiques d'un dogme difficile à avaler, là-bas, en Haïti, le pouvoir poétique privé balbutiait une certaine rupture qui serait bien regrettable à défaut d'une réalisation positive de l'art surréaliste, c'est-à-dire des surréalistes "héritiers et continuateurs des grands lucifériens, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont". Le métal de la poésie du futur venait d'être magistralement révélé, et ce, d'une manière assez originale. Le grand style, l'éclair de la concision, la qualité des textes, à peine reconnus de nos compatriotes d'alors, aurait galvanisé l'esprit gaulois. Des poètes connus des années 60-70, dont Jacques Charlier et Jean-Richard Laforest, à travers respectivement des oeuvres telles Le Scapulaire des armuriers (1976) et Le Divan des alternances (1978), se sont livrés à cette vision de l'heure. C'est qu'ils ont choisi de s'asseoir vigoureusement dans le monde psychique des surréalistes.

René Bélance (Épaule d'ombre, 1945) et Hamilton Garoute (Jets Lucides, 1945), furent deux illuminés à peine avisés du surréalisme. Par contre, Jacques Charlier (Le scapulaire des armuriers, 1976), Jean-Richard Laforest (Le divan des alternances, 1978), Serge Legagneur (Textes en croix, 1978) ainsi que Robert Manuel (Otofonik, 1982), Robert Berrouët-Oriol (Lettres urbaines, 1986) et Jean St-Charles (Phase, 1986), n'ont eu ni le goût, ni le courage de s'écarter du dogme surréaliste, quitte à se faire étiqueter de poètes d'élite ou d'écrivains désuets. C'est en ce sens que nous craignons d'invoquer la "révolution" de l'intelligentsia française, au sens profond du mot, sur nos valeurs internes, sans pourtant dire que ce coup de force littéraire avait enfanté dans la terreur. Parallèlement, si le monde qui avoisinait le triomphe de ces premiers surréalistes haïtiens fut un monde indécis et amovible, la nouvelle génération, conséquemment à l'Amour qu'ont porté les écrivains des générations précédentes à la démesure littéraire française, semble aussi s'habiller volontiers de l'étoffe surréaliste. Et nous ne pouvons qu'apprécier chez certains de nos jeunes poètes une part de cette habilité absolue du verbe si chère aux surréalistes!

Est-ce à dire qu'on ne s'ennuie jamais des Surréalistes, ni de St-Aude, ni de la France?

Ce qu'il faut lire sur Magloire Saint-Aude et le Surréalisme en Haïti:

  • Saint-Aude, Magloire: Dialogue de mes lampes suivi de Tabou et de Déchu, poèmes rétrospectifs, éd. Première Personne, Paris, 1970, 60 pages; Illustrations de Wifredo Lam, de Jorge Camacho et de Hervé Télémaque.
     
  • Saint-Amand, Edris: Essai d'explication de "Dialogue de mes lampes", Préface de Jacques Roumain, Imprimerie de l'État, Port-au-Prince, 1942 (réédité en 1975 aux Ateliers Fardin avec une préface de René Bélance; en 1995 aux éditions Mémoire, Port-au-Prince, Haïti).
     
  • Charles, Christophe: Magloire Saint-Aude, Griot et Surréaliste, éd. Choucoune, Port-au-Prince, 1982.
      
  • Conjonction (revue): Surréalisme et Révolte en Haïti, N o 193 et 194, avril-mai-juin 1992.

 

  1. André Breton, Manifestes du surréalisme, Gallimard, Paris, 1973, p. 37.
      
  2. Mouvement littéraire et social haïtien des années 30. Le Dr. Jean Price-Mars fut, avant même la parution de son livre Ainsi parla l'oncle (1928), son principal instigateur.
     
  3. Voir la revue Optique, N° 24, février 1956
      
  4. André Rousseaux, Littérature du vingtième siècle, Albin Michel, Paris, 1949, p. 142-144
Lotus

Magloire-Saint-Aude sur le site Îìle-en-Île.

Saint John KAUSS (John NELSON)- webpage.