Poète funambule

à Mario qui n’a pas eu le temps
d’aimer les livres

«Pensées douces comme des tasses de vent.»
     
                             (Magloire Saint-Aude)

Saint-John Kauss
 

écrire la vie

me disais-tu dans l’un de ces rêves étranges où vivre avec un poème est une menace à la constellation de l’étoile polaire qui gît en toi et en moi comme une cigale solitaire                qui refuse le désespoir de la fleur rebelle à toute compromission                fleur sauvage à la chlorophylle vierge de l’hymen aux yeux des poètes

écrire me disais-tu                face au miroir qui cherche sa proie et l’ombre de ma destinée qui se fait brousse et poème                victime irréfléchie du Je barbare des temples et de la cruauté des hommes

 

fuis cette civilisation d’hommes sur la lune                gifle sans réticence aux syllabes des dieux qui fuient et se taisent sur la page blanche de mon nom imaginé des promesses

fuis cette agglomération de poètes qui font et défont les mots et tout hormis la femme votive à déceler au dégel de la pierre                qui s’étend face contre terre de ma solitude que rien ne peut affranchir sinon la nuit et ses magmas de déboires qui s’effaceront oubliés au geste monumental du soleil

écrire la vie                la nuit à la tombée des innommables lutins qui s’allument aux yeux rongeurs de ma bien-aimée courbée dans ce corps ouvert à l’appétit du naufrage scellé hors l’épithète des paumes de la main

mon poème n’est qu’un mot lancé aux épissures de la pierre araucane                mot dressé sous les roulettes de la rose commanditée J’en appelle aux hommes des peuples de poètes avec la même allégresse que mon encrier au cœur qui bat la crécelle

mon poème que je sème et récolte n’est qu’un sonnet nécessaire à la grande muraille de l’homme                mots dictés à la terre entière à l’épi bienveillant comme aux nations souveraines

mon poème n’est qu’une phrase perdue sur l’étale de mer                mots partagés entre la neige et les maux oubliés d’un siècle carnivore qui se meurt dans la désolation et dans la clandestinité de l’espèce humaine

aimer la vie

me disais-tu                le vent dans les yeux le sel de la mer autant de baisers mouillés de neige et satin                autant de malheurs de douleurs et de révolutions avortées par la main et les autres                ne serait-ce que pour garder la terre dans l’écume des vers du poète en quête de l’inavouable

poète funambule qui lape l’interdit les mots populaires et mâche la langue des berbères
poète aux allégeances de l’amour parfait qui fait renaître les poèmes de ceux oubliés dans la mêlée des chants des gestes et des attentes unanimes
qui fait connaître son cri hydrocéphale d’enfant malheureux né dans l’occurrence des symptômes du sel et de la démence

 

tu respires là où le soleil expose en plein ciel tes gestes mâles ta sonde douloureuse et ton sourire d’écolier intermittent à l’artésienne rupture de la plante souveraine
tu gis au bout de mes rêves remplis d’anecdotes et d’oiseaux qui font rire les enfants
tu sors maltraité de cette allégorie de famille qui n’a d’égale que ta légende libérée au cri de l’orfèvre

à toi qui fus l’héritier des terres et de l’orchidée Ô toi le magicien sans bornes qui n’a pas eu le temps d’aimer les livres

à toi petit frère

toutes ces pages écrites à l’épissure de ton avènement                torrent anonyme de ta ville natale : Port-au-Prince des incestes entre l’eau et la fleur / lieu dit des troubadours immortels / motte de terre partagée dans la couvée et l’éblouissement des saisons de grande tendresse

toutes ces pages d’un complet / veston bleu du ciel que je reconnais de n’avoir pas été plus près de toi aux heures de ta naissance                dès les premiers battements de ton cœur                au moment même de tes premiers pas de régent endormi

toutes ces pages et ces jours et ces nuits de grand tirage
toutes ces paroles de poussière d’amour et de promesses remplies de larmes compromises mesurant mes blessures mes capacités à négocier le prix et l’effondrement de chaque étoile
toutes ces pages et ces mots d’un poème accrochés au royaume d’un Cacique
toutes ces femmes attachées par les mains aux étoiles et l’insuffisante garantie d’un poème inédit

 

à toi qui fus l’héritier de la parole en tessons et baguettes de souvenirs Ô toi l’unique assistant de l’orge libérée des verglas de salives                témoin aveugle de mon                 haut dans ta demeure et fertile dans ta semence

si souvent je me perds à t’imaginer debout maîtrisant ce poème que tu relis à voix haute de ton écho immense Mais là où tu es poussière du sort et de l’exil                vaste dans l’errance et dans la mort qui n’est qu’un épisode de la chair

c’est mon drame qui se recueille en archipels sans issue
en marge de la page conditionnée et sans bornes
c’est ma chair qui se repose quelque part au fond de l’histoire
c’est mon deuil que j’assume en écrivant ce poème d’humilié

ce que la nuit glisse à l’oreille des vivants
c’est pourtant l’odeur du doute et la voix de l’absent                l’encens qui jaillit dans mes veines et ma mélancolie                l’accent de ma lignée que charrie le naufrage

naufragés de la grande horde des îles si célébrées à la grande surprise du batelier qui ferme les yeux de la rumeur d’être dépossédé du poète

chevaliers de la grande piste des morts qui surgissent par milliers à travers hautes feuilles si chargées de répliques

compagnons de la grande muraille des hommes qui désertent l’exil et s’acquittent instamment de l’eau douce du dégel

 

chanter la vie

me disiez-vous autant pour la mousse que pour la moisson le sol de ce pays qui confond les hommes et la foutaise
la femme et la mélasse
l’enfant et l’inacceptable condition
sentinelle de l’inhumaine mascarade
des gais des gitanes et de leurs amants éternels

aimer la vie

et pour l’ange que je fus
les mauvaises rumeurs prennent toujours place au colloque
du peuple

Mahottière / Simalo (Port-au-Prince),
février 2001
 

 
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