Au début de l'année 1973, le manifeste d'une école littéraire baptisée pluréalisme a vu le jour. Ne comptant en son rang que l'unique rédacteur du dit manifeste, en l'occurrence le poète Gérard Dougé, ce mouvement se classait par contre au rang des plus originaux des mouvements littéraires haïtiens.
"Toute œuvre est incomplète," nous dit Dougé, "si elle n'est que littéraire, ou que picturale, ou que musicale, car seule, elle ne parvient à frapper directement qu'une seule faculté ou qu'un seul sens à la fois chez l'homme. Il s'agit d'atteindre ou de forcer le seuil de la conscience du lecteur, ou du spectateur, ou du mélomane en frappant à la fois toutes ses facultés et tous ses sens."1
Discours plutôt original, quand on sait que notre littérature s'est particulièrement affirmée soit au travers du romantisme français, fruit mûr de l'époque, soit par le style parnassien d'un Etzer Vilaire emprunté également aux maîtres français.
Gérard Dougé a publié, dès 1969, son premier recueil de poèmes, Femme noire, qui célèbre la grâce et les charmes de nos payses, et ceci n'était que le maillon d'une longue chaîne de publications. Effectivement, il a fait paraître coup sur coup La lune l'Amérique (1969), Souvenir (1969) et Pollen (1971), trois recueils d'une seule foulée où le langage poétique moderne faisait suite à une tapisserie d'images neuves.
C'est une large inspiration poétique qui fait l'unité de son œuvre, née de la fusion d'un drame artistique (l'art pour l'art) et d'une vision personnelle des choses. Cette inspiration, si l'on peut dire s'alimente aux sources du Parnasse et du Sensualisme de Condillac où Gérard Dougé a découvert par lui-même un grand amour des sens et des images. Il n'y a, pour cette raison, aucune différence essentielle entre la poésie de Dougé et la cadence du rythme intérieur si propre à Serge Legagneur (Textes interdits, 1966 et Inaltérable, 1983). D'autres poètes haïtiens, tels Henri Michel Augustin (Guimauves de clarté, 1972), Ernst Jean-Baptiste (Les heures hallucinées, 1972), Louis Jacques Lambert (Passerelles de nuit, 1982) et Rodney Saint-Éloi (Voyelles adultes, 1994; Pierres anonymes, 1994) ont aussi obéi à cette unité plastique qui correspond à la respiration de la vie, à la fusion de tous les sens de l'homme-poète.
Gérard Dougé, parlant de Magloire Saint-Aude, s'exprimait en ces termes:
"Saint-Aude prend une place considérable en littérature haïtienne. Il s'écarte magistralement de la ligne traditionnelle. C'est un grand créateur. Son oeuvre est essentiellement révolutionnaire, mais sa révolution n'a créé qu'une oeuvre unique, l'oeuvre de Magloire Saint-Aude. Cet illustre solitaire semble nous inviter à le suivre, à créer chacun une oeuvre très personnelle, très différente de la monotonie traditionnelle."2
En effet, Dougé l'a compris un peu tard, car cette marque de rupture avec la poésie traditionnelle, cette tentative de renouvellement de l'esthétique poétique haïtienne lui ont valu tant d'incompréhension!
Comme la poésie, l'architecture si l'on comprend bien Dougé, peut être un art infiniment souple et divers. Elle ne se borne pas à élever des temples ou des guérites, bien qu'elle réponde à des lois précises. Elle est sans doute un champ de créativité immense, bien que peu explorée par la poétique de Gérard Dougé. Façades figées, moments fléchissants, cristallisés, poutres crispées: oui! mais une fois couchée sur papier, la poésie se crispe et revêt la même immobilité. Ce qui est sûr, seul le lecteur peut lui inspirer un rythme divers au gré de ses propres réflexions et du simple mouvement de sa pensée.
Mais l'architecture est une des formes de l'art, tout comme la poésie ou la musique. Elle touche à la technique autant que la poésie est tributaire de la syntaxe, de la sémantique, et d'un code de la pensée. Mais elle peut tout aussi bien se révéler un sommet de création de l'âme et de l'esprit humains, tout comme la sculpture sur métal, sur bois ou en béton relève de l'art. Comme Picasso en peinture, Breton ou Aragon en poésie, l'architecture a eu (son) "Corbusier".
Pluréalisme et culture haïtienne3
"Le pluréalisme part d'une observation concrète: la désaffectation universelle pour les arts traditionnels. On n'est plus au temps du classicisme où tout Paris, pour Chimène, avait les yeux de Rodrigue. Il est passé le temps où le romantisme prenait l'envergure d'un phénomène européen, et bientôt mondial.
Aujourd'hui, le rayonnement littéraire est virtuellement nul. Il arrive qu'un authentique chef-d'œuvre tombe dans l'indifférence totale. La publicité s'est substituée au bon goût. Elle sait faire d'une œuvre médiocre, un succès, un best-seller traduit en plusieurs langues, édité à des millions d'exemplaires.
Chez nous, que nos artistes et nos écrivains se situent sur un plan universel, ou qu'ils traitent de thèmes typiques du terroir, la même froideur les accueille. Le manifeste pluréaliste analyse cette conjoncture qui témoigne d'une crise à l'échelle mondiale, de l'évolution artistique.
Le manifeste pluréaliste accepte comme l'évidence même, certaines prévisions des futurologues. Sous la poussée du progrès technique, les formes artistiques sont en train de se transformer radicalement... Le manifeste pose le problème: comment les arts traditionnels parviendront-ils à reconquérir la faveur d'un public de masse? La lutte contre la machine est inégale. L'information électronique franchit le seuil de conscience en empruntant le double canal sensoriel visuel et auditif, et requiert en outre peu d'effort du spectateur. Par contre, la peinture ne s'adresse qu'à l'oeil, la musique à l'oreille: tandis que, si la poésie éveille l'imagination de son lecteur, et lui flatte l'oreille, elle lui demande en plus un certain effort cérébral.
Le pluréalisme va s'édifier à partir de ces considérations sur la perception sensorielle. Le poète n'aura d'autre issue, d'autre moyen de forcer la conscience du lecteur que de renforcer l'impact sensoriel de son information, d'augmenter le pouvoir évocateur de l'oeuvre par la qualité et la multiplicité des images.
Enrichi par l'image, le poème, créateur de mondes imaginaires, se prête à une représentation sur d'autres plans sensoriels. Il est transposable en peinture, en musique. Les symbolistes avaient déjà découvert cette correspondance entre les sensations. Mon rêve, mon ambition la plus chère sera de réussir un jour, grâce à une synchronisation électronique, la triple projection d'une oeuvre en trois langages artistiques: poésie, musique, peinture. Les arts traditionnels auront alors donné la réplique aux mass-média, et regagneront peu à peu leur public d'antan.
Je ne fais ici que partager l'opinion de tous les futurologues. Ils prévoient la coexistence de toutes les esthétiques. Je pense à la mienne avec un frémissement de joie. L'homme noir assuma d'abord son esthétique. Il l'imposa ensuite au monde entier par la transcendance de ses manifestations artistiques.
Les thèmes de la négritude nous sont familiers. Notre première publication: Femme Noire, à travers un langage poétique, pose les termes d'une esthétique raciale au prestige de laquelle notre plume a travaillé. Nous croyons avoir apporté notre humble contribution au pluri-esthétisme, ennemi de toute forme de racisme et favorable à la coexistence harmonieuse de tous les types humains. (...)
Nous avons intégré Haïti dans l'ère affective de la révolution électronique, parce que c'est l'évidence même. Quelles que soient les particularités locales, notre culture, comme toutes les cultures, vibre d'un humanisme qui l'intègre dans le vaste courant d'universalité humaine. Un parti-pris d'isolationnisme culturel n'est que bouderie stérile. Notre personnalité humaine est d'ailleurs le produit d'un complexe et très stable métissage.
Spontanément, nous défendons notre identité. Nous portons en nous un farouche refus de toute culture autre que la nôtre sur laquelle, toujours, nous nous replions pour repousser l'éventuelle agression.
Il sommeille en tout être jusqu'à la mort, cette éternelle enfance, source de la culture, qui, dans les moments de désarroi, se replie sur un fond de passé maternel. Il est, dans la mémoire intime de la chair, le sourd appel d'un complexe de souvenances infantiles, comme un besoin de refuge dans la tiédeur rassurante d'un sein maternel. En tout homme de race noire, dans les profondeurs de son être psychique, il y a cet enfant frustré qui n'a jamais cessé de nourrir en sa subconscience les rêveuses souvenances d'une vague contrée édénique, comme un immense et florissant plateau de verdure, berceau de son humanité sous la voûte bleue.
La vie est un hamac
pour attendre, attendre
attendre
et ne plus attendre Dormir
dormir les anges qui ne reviendront plus
(Pollen)
Mais, il faut peut-être secouer la lointaine nostalgie d'une Afrique du sein de laquelle nous avions été arrachés. Sortir d'un sommeil... "Les anges ne reviendront plus"...
L'Afrique elle-même se réveille. Elle ouvre ses frontières à la technique de "l'étranger". Sa culture accueille d'autres cultures.
Pourquoi le pluréalisme d'ascendance haïtienne ne tendrait-il à l'Universel même une main réticente, par-dessus les océans humains. Il ne saurait évidemment pas être question de renoncer à son originalité ethnique et culturelle. On ne le peut d'ailleurs pas. Le masque tombe de lui-même.
"Il n'est pas pour nous d'engagement que ceux qui tiennent à notre originalité ethnique et à notre culture."
Gérard Dougé, le poète, s’il est encore vivant, a aujourd'hui 82 ans (né le 8 juin 1923). Nous regrettons infiniment qu'un écrivain et penseur de cet acabit n'ait pu écrire beaucoup plus de textes aussi intéressants, et ce pour le bien-être et le rayonnement universel de la littérature haïtienne.
Ce qu'il faut lire sur Gérard Dougé et le Pluréalisme :
- Dougé, Gérard: Femme noire, poèmes, Préface de René Victor, Impr. Les Presses Port-au-Princiennes, juillet 1969.
- La lune, l'Amérique, poèmes, Préface de Dieudonné Fardin, Impr. Les Presses Port-au-Princiennes, décembre 1969.
- Souvenir, poèmes, Impr. Les Presses Port-au-Princiennes, décembre 1969.
- Pollen, poèmes, Impr. Centrale, Port-au-Prince, Haïti, 1971.
- Manifeste du mouvement pluréaliste haïtien, in Le Petit Samedi Soir, n o 16, janvier 1973 (Port-au-Prince, Haïti).
- Transfert, roman inédit, 3e Prix au concours des Éditions de l'An 2000 (1970)
- Lire le "Manifeste du mouvement pluréaliste haïtien", dans Le Petit Samedi Soir, N° 16 (27 janvier 1973), pp. 7-20
- Extrait d'une interview de Gérard Dougé accordée à Christophe Charles et publiée dans: Ch. Ch., Dix nouveaux poètes et écrivains haïtiens, Coll. UNHTI (sans nom d’édition), Port-au-Prince, 1974, p. 39.
- Ce long texte de Gérard Dougé a été publié dans: Christophe Charles, Dix nouveaux poètes et écrivains haïtiens, op. cit., pp. 96-100.
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