Préliminaires
L'année 2003 marque la deuxième édition du
CAPES de créole dont nul n'ignore qu'il a été
obtenu de haut lutte par les créolistes de l'Université
des Antilles et de la Guyane. Ce CAPES, qui constitue un débouché
naturel dans l'enseignement pour les étudiants de la licence
de créole créée à l'UAG en 1994 et suivie
en 1995 par la maîtrise, est une victoire qui dépasse
les Antilles Guyane puisqu'il concerne aussi - et nous devons tous
nous en féliciter - la Réunion, quoique dans ce pays,
la licence n'ait été créée qu'en 2002-2003.
Au delà des menées de couloir par lesquels les promoteurs
de ce CAPES ont été victimes d'une éviction
qui n'est que provisoire (qui pourrait imaginer le contraire?),
au delà des combats engendrés par une telle forfaiture,
il y lieu de continuer à travailler sereinement dans une
synergie de plus en plus étroite entre Antillais, Guyanais
et Réunionnais à l'équipement, l'aménagement
et la promotion de nos divers créoles désormais inscrits,
de par la transversalité tout à fait pertinente et
revendiquée d'un CAPES unique, dans la sphère du système
scolaire dont la langue française est la clef de voûte
et qui se trouve précisément avoir minoré la
langue créole. Le paradoxe n'est, certes, pas mince mais
il faut le prendre à bras le corps dans l'intérêt
conjoint et bien compris de nos populations.
Il se trouve que par un juste retour des choses, la confection
des programmes de créole a été placée
sous ma responsabilité. Elle sera menée à bien
à travers les travaux d'une commission dont j'ai choisi les
membres sur les bases les plus saines et les plus pragmatiques et
j'entends mener la consultation la plus vaste qui soit, sans exclusive
aucune.
Il y a lieu - et ce colloque de La Réunion m'en donne l'opportunité
- de cadrer la question de la graphie des créoles à
base lexicale française, ceux-là mêmes qui sont
concernés par cette aventure nouvelle et passionnante, non
dépourvue cependant d'embûches et de risques, celle
de leur scolarisation. Je me propose de décliner en x points
la problématique dont il s'agit.
I) Eléments pour une analyse de la conjoncture graphique
des créoles à base lexicale française
- Les langues créoles depuis la deuxième moitié
du XIIIè siècle ont fait l'objet d'une
notation écrite. Ces diverses notations sont le fruit soit
de l'empirisme le plus absolu soit (notamment dans le courant
du XXè siècle) d'une réflexion
à vocation plus systématique.
- Noter par écrit une langue n'implique pas que cette
dernière se soit émancipée de l'oralité
native à toute langue, bref qu'elle ait accédé
au stade littéraire. Il y a donc lieu de distinguer deux
mécanismes, certes reliés mais conceptuellement
distincts: celui de la graphie et celui de l'écriture (ou
si l'on préfère, de la littérature). Une
langue graphiée n'a, certes, pas plus de dignité
qu'une langue restée au stade de la pure oralité
mais il n'en reste pas moins que sans la graphie une langue ne
peut s'inscrire dans le stade littéraire. Ce que l'on appelle
littérature orale est une contradiction dans les termes
mêmes: l'oraliture (ou l'ensemble des corpus transmis selon
des mécanismes intergénérationnels reliés
à la mémoire collective) n'a de pertinence que pour
autant que sa transmission se fait par voie orale. Nos contes
et proverbes peuvent irriguer une littérature mais ne relèvent
pas de la littérature, activité éminemment
diurne et individuelle (ce qui ne signifie pas individualiste).
Un écrivain peut vouloir s'exprimer au nom d'une communauté
et beaucoup ne s'en sont pas privés. Aimé Césaire,
poète francophone, ne veut-il pas être " la
bouche de ceux qui n'ont pas de bouche"?
- Le stade littéraire n'est pas atteint par une accumulation
de textes graphiés mais dépend de facteurs liés
à diverses conditions sociopolitiques et économiques
qui entourent la production d'ouvrages écrits dans la langue
en question. La lecture (qui est l'activité du lectorat)
est, parmi ces conditions l'une des données les plus incontournables.
En conclusion, aucun système graphique ne pourra amener
une langue au stade littéraire si le lecteur n'est pas
placé au centre des enjeux. Nos écrits en langue
créole définissent encore une pré-littérature,
parfois à des stades très avancés, mais n'entreront
dans la sphère de la littérature que quand la question
de l'écriture n'en sera plus une. Aussi devons-nous tous
travailler à ce qu'il en soit ainsi, en dehors de toute
vanité qui menace les créateurs de systèmes
graphiques quant à la validité de leur système.
- Les langues peuvent être graphiées selon deux
principes:
- le principe phonographique celui qui note le versant matériel
de la langue, ce que Saussure appelle le signifiant
- le principe idéographique, celui qui note le versant
immatériel de la langue, ce que Saussure appelle le signifié.
- Les langues créoles sont inscrites dans un contexte
et un environnement qui relève de ce qu'un peu appeler
une démarche écolinguistique. A ce titre, il est
évident que, s’agissant des créoles, la question
ne s'est jamais posée de les noter selon le principe idéographique
(comme c'est le cas du chinois ou du japonais, ou de l'égyptien
ancien avec les hiéroglyphes). C'est, bien évidemment,
l'alphabet latin, alphabet de type phonographique qui a toujours
été retenu sauf bizarrerie toujours possible. Il
y a là une démarche écolinguistique tout
à fait évidente et légitime.
- Un système phonograpique peut noter les syllabes (système
syllabique) ou peut noter les unités minimales (système
phonologique ou système phonétique). La notation
phonologique est une notation abstraite parce qu'elle repose sur
la mise en évidence d'éléments pertinents
dans la langue qu'on veut graphier. La notation phonétique
est, au contraire, concrète parce qu'elle est liée
à une analyse de ce que les locuteurs prononcent.
- Une graphie phonographique peut être soit plurivoque
(le français peut noter le même phonème [o]
de plus de vingt manières différentes) soit univoque
(un son correspond une unité graphique et toujours la
même). On a pris l'habitude de qualifier cette dernière
pratique de phonétique. Cela remonte à la création,
au siècle dernier, de l'Alphabet Phonétique International
(A.P.I.) créé par des linguistes pour des linguistes
et forcément élaborée sur une base univoque.
Il est hors de question que ce système soit proposé
pour la graphie des créoles. Il s'agirait là d'une
proposition par défaut. Cela ne signifie pas que toute
écriture phonographique doive être strictement plurivoque;
ne doive contenir aucune dose de plurivocité.
- S'agissant de la graphie des créoles à base lexicale
française, il n'y a aucune opposition de principe entre
une pratique étymologisante et une pratique phonétisante.
Toute la difficulté vient du caractère hautement
plurivoque de la langue qui sert d'étymon à ces
créoles, à savoir la langue française. On
sait que, par opposition à celle du français (ou
de l'anglais) la graphie de l'espagnol est une graphie univoque.
Si nos créoles avaient une base lexicale espagnole et non
pas française, il n'y aurait aucun inconvénient
à les écrire de façon étymologique
parce que l'étymologie rejoindrait la phonétique.
Cette considération doit rejeter dans la sphère
idéologique la problématique écriture étymologique
vs écriture phonétisante.
- Dans un système où deux langues sont en contact
(ou écosystème linguistique) l'idéal, précisément
du point de vue écologique serait d'avoir un système
unique pour graphier les deux langues. Ce serait aussi plus économique:
le lecteur y gagnerait en termes d'intégration et de facilitation
des mécanismes de lecture. D'ailleurs l'écriture
étymologique qui s'est imposée empiriquement et
spontanément dès les premières graphies constitue
une tentative écolinguistique naïve d'intégrer
les deux systèmes. Mais une telle tentative est nécessairement
vouée à l'échec parce que le système
morphosyntaxique et lexicale des créoles à base
lexicale française est différent de celui de leur
langue-base. De nombreuses distorsions résultent d'une
pratique étymologisante: faible systématicité,
difficulté de reproduction stable par les scripteurs, induction
de dérives collatérales dont la dépendance
du créole par rapport au français, entretien de
la minoration des créoles, maintien d'un clause idéologique
parasite dans la problématique de la graphie des créoles.
Du coup, on a joué le jeu d'un phonétisme pur et
dur dont on peut concevoir, au terme de mon analyse, qu'il n'est
pas moins préservé des atteintes de l'idéologisme,
même si l'idéologie en question vise à lutter
contre la minoration. La fonction essentielle, centrale d'un système
graphique n'est pas de prendre en charge des données idéologiques.
Il peut le faire accessoirement, à la marge, une fois que
les règles assurant sa fonctionnalité sont établies.
- Même visant à la plus grande reproductibilité
possible, même élaboré à partir de
descriptions objectives et immanentes d'une langue donnée,
un système graphique ne résulte pas d'une pratique
de type scientifique. Il relève plutôt d'une certaine
forme de bricolage alliant l'art et la technique. De ce point
de vue, à l'empirisme naïf des premiers scripteurs
doit succéder un empirisme plus averti. Il importe de faire
en sorte que la pratique phonétisante, la seule qui puisse
être mise en œuvre, soit dégagée de tout
a priori idéologique et qu'elle soit assouplie, en quelque
sorte adaptée aux besoins du rapprochement écosystémique
des deux langues. Dès lors, ce rapprochement s'effectuera
sur des bases d'égalités des deux langues et non
plus de subordination de l'une par rapport à l'autre, comme
l'induisait, de façon objective, la pratique étymologisante.
- De cela découle le principe des versions successives
d'un même système phonétisant plutôt
que celui d'un système phonétisant clos sur lui-même
et estimé définitif, au mépris des réelles
difficultés de lecture des usagers de base. En effet, aucune
évaluation scientifique n'ayant été faite
d'aucun système graphique phonétisant, le principe
de prudence et de progressivité doit prévaloir.
Cependant, il n'est pas question de gérer la situation
en pratiquant la politique du vide. De tous les systèmes
phonétisants, il faut donner la priorité, dans le
cadre des prochaines échéances scolaires à
- celui qui a l'extension la plus grande au niveau des textes
graphiés (il est difficile de parler, dans ce cas, d'historicité,
vu le faible épaisseur historique que constitue quelques
décennies. Mais il s'agit d'une historicité en marche
qui crée plus de devoirs de vigilance que de droits acquis).
- celui qui est le plus en mesure de permettre un dialogue avec
des systèmes connexes mais différents (souvent peu
différents).
- celui qui s'inscrit le mieux dans la stratégie de la
progressivité (avec une stratégie de versions successives)
Il convient d'éviter de proposer à l'élève
des systèmes concurrentiels dont les différences
sont au demeurant minimes et dont la "différence"
repose sur des attendus purement idéologiques ou socio-symboliques
de prestige individuel, extérieurs aux éléments
d'analyse objective relatifs à la fonctionnalité
et à l'historicité combinée des systèmes
graphiques. A cet égard, il est évident que la seule
historicité n'est pas suffisante puis que dans ce cas,
c'est le système étymologique qui l'emporterait.
Il n'en reste pas moins vrai que le système étymologique
correspond, je l'ai dit, à une vision écolinguistique
du rapport aux langues, mais sur la base d'une subordination du
créole par rapport à la langue dominante.
- Le système1 proposé
par le GEREC en 1976 s'est inscrit dans cette optique et notre
groupe de recherches entend dialoguer avec d'autres afin que soit
mis en place un système dont les caractéristiques
correspondent aux éléments d'analyse ci-dessus.
L'objectif est que se mette en place un système qu, à
terme, soit non plus identifié GEREC-F mais qui, sur la
base de l'état du présent état des lieux
et à partir des propositions de ce groupe et d'autres,
soit le système opératoire pour la zone américaine.
En disant cela, je n'oublie pas que le créole haïtien
a une graphie officielle, même si je peux déplorer
que le système se soit "ossifié" trop
précocement, sur des bases qui ne reposent pas sur une
véritable approche écolinguistique. C'est ainsi,
par exemple, que le son [e] fermé est noté sous
la forme "e", ce qui bloque toute ouverture vers la
notation de forme plus acrolectales qui, elles aussi, méritent
d'être graphiées, en tout cas par ceux qui souhaitent
le faire.
L'idéal serait d'arriver à un système commun
pour tous les créoles à base lexicale française,
mais peut-être s'agit-il là d'une utopie.
Après avoir décliné de façon synthétique
ces 12 points, je vais maintenant indiquer les caractéristiques
de la version 2 (2001) du système graphique proposé
par le GEREC-F sur la base d'une ouverture conceptuelle mais pas
encore d'un dialogue concret et physique avec des adeptes d'autres
systèmes graphiques. Ces éléments sont insérés
dans l'ouvrage La graphie créole 2,
que j'ai publié, en 2001.
II) Les caractéristiques de la version 2 (2001) du GEREC-F
Les modifications qu'elle met en œuvre touchent deux ordres
de phénomènes:
- les phonèmes [o] ouvert
et [e] ouvert en syllabe fermée qui étaient notées
respectivement "ò" et "è" dans
la version 1(1976).
S'agissant de la version 2 (2002), il y a lieu de noter que l'économie
de l'accent s'impose d'autant plus que, dans ce cas de figure,
une seule prononciation existe. Même si la prononciation,
au lieu d'être toujours ouverte, était toujours fermée,
cela ne changerait rien à l'affaire.
Il convient, en effet de noter:
lapot (fr: "porte") au lieu de lapòt
finet (fr: "fenêtre"), au lieu de finèt
mais on écrira forcément avec un accent grave ouvrant:
bò (fr: près de)
tèbè (fr: "abruti")
- le phonème semi-consonantique
[j]
Il a paru rationnel de le noter "y" à l'initiale
et en finale de syllabe. Par contre, dans toute autre position,
il est noté "i".
Nous avons donc:
yè (fr:"hier")
fey (fr:"feuille")
mais:
vié (fr:"vieux")
Au moment où les adeptes du système GEREC-F sont
en train de digérer (parfois en renaclant) ces modifications,
il y a lieu d'en mettre d'autres en perspective. Les diverses versions
ont pour objectif non pas le changement pour le changement mais
un rapprochement écologique des graphies des deux langues,
étant entendu que ce processus a des limites et qu'il y a
des différences structurelles et incontournables entre les
deux langues. Ainsi, à titre d'exemple, le phonème
semi-consonantique [w] qui n'a pas fait l'objet de modification
dans la version 2 (2002) pourrait être affecté dans
une version ultérieure. Il pourrait éventuellement
connaître la variante "ou" seulement dans la graphie
des pronoms personnels de deuxième personne du singulier
et en liaison avec le pronom personnel de troisième personne
du singulier "i". Il s'agit là d'une hypothèse
d'école visant à montrer qu'un système graphique
ne doit pas être sacralisé, fétichisé.
Cela dit, on ne se contentera pas de la philosophie attentiste et
dilatoire prônant à l’infini des approximations
et risquant, par la même, mettre à mal la crédibilité
de l'indispensable outil que doit devenir bientôt pour nos
élèves un système graphique rationnel et opérationnel,
c'est à dire au service de la lecture la plus épanouie
du créoles, des créoles.
En conclusion, précisément, dans une phase transitoire
assez courte, la scolarisation sur une vaste échelle du créole
devrait permettre de mettre en place des procédures visant
à mieux cadrer, en rapport avec les réactions des
usagers, parfaitement évaluable, la progression des versions.
Même si on doit à moyen terme (quelques années)
arriver à une certaine stabilisation, qui pourrait prétendre
qu'un système graphique doive être coulé de
façon définitive dans le bronze? L'exemple de l'orthographie
française que beaucoup prétendent vouloir réformer,
que personne ne réforme et qui ne fait l'objet que de petites
réformettes technocratiques qui passent largement "au-dessus
de la tête " du francophone moyen n'est certainement
pas un bon exemple. Le créole a, du moins, la chance (ou
le handicap?), de n'avoir pas derrière lui une tradition
graphique forte et invétérée, même si
certains systèmes, dans la zone américaine et dans
la zone de l'Océan Indien, connaissent une expansion (parfaitement
observable dans les textes produits) plus grande que d'autres.
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