Introduction
Un très long chemin a été parcouru depuis
l’année 1973 au cours de laquelle Jean Bernabé,
alors maître-assistant dans ce qui n’était encore
à l’époque que le Centre Universitaire des Antilles
et de la Guyane, structure rattachée à l’Université
de Bordeaux, introduisit un cours, un simple cours d’introduction
à la linguistique créole au sein du DEUG de Lettres
Modernes et la situation présente où, devenue depuis
vingt ans université de plein exercice, l’UAG offre,
sur le campus de Schoelcher, en Martinique, une Licence, une Maîtrise,
un DEA et un Doctorat de Langues et Cultures Régionales-option
créole. Cela depuis 1994 c’est-à-dire 7 bonnes
années. Entre ces deux dates - 1973 et 2002 soit 29 ans,
presque le tiers d’une vie - le chemin fut long, difficultueux,
parsemé d’embûches génératrices
à la fois de découragement et d’enthousiasme
renouvelé.
Que l’on me permette dans cette introduction de faire un
petit bilan en évoquant. Linivèsité Livènay
Kréyol (Université d’été
créole) qui se tint en Martinique en 1983 et qui, pour la
première fois rassembla des créolistes de la Martinique
autour d’une volonté d’impulser un enseignement
des Langues et Cultures Créoles. Il y avait là, du
côté des formateurs, Jean Bernabé évidemment,
Lambert-Félix Prudent et moi-même pour la Martinique,
Robert Fontès, Donald Colat-Jolivière et Jack Penture
pour la Guadeloupe, Elie Stephenson pour la Guyane, Maximilien Laroche
pour Haïti et j’en oublie. Dès cet instant-là
se sont posées les questions fondamentales de l’enseignement
des LCR au niveau universitaire: quoi enseigner qui ne soit pas
un simple collage d’éléments linguistiques,
littéraires, historiques, anthropologiques et autre? Et cela
dans quelle langue : le français ou le créole? Et
en cas d’utilisation du créole, comment faire avec
un outil qui n’avait pas encore atteint sa souveraineté
scripturale? Quoiqu’il en soit, au cours de Linivèsité
Livènay Kréyol une bonne trentaine d’enseignants
du primaire et du secondaire, originaires de nos trois pays, fut
amenée à réfléchir à cette problématique
et il n’était aucunement étonnant que l’on
retrouvât presque les mêmes dans le DULCC (Diplôme
universitaire de langues et cultures créoles) lancé,
en 1984, par Jean Bernabé et le GEREC-F, diplôme d’université,
qui devint plus tard, en 1992, le DULCR (Diplôme universitaire
de Langues et Cultures Régionales) pour se conformer à
la terminologie française en vigueur mais aussi par souci
d’ouverture sur d’autres langues présentes chez
nous, à savoir le tamoul en Martinique et en Guadeloupe ainsi
que les langues amérindiennes et bushinenge (Noirs marrons)
en Guyane. Le DULCR a ainsi formé en langues et cultures
tamoules, cela pendant 5 ans, des étudiants et des pratiquants
du culte hindouiste et le GEREC-F a même publié une
méthode d’apprentissage du tamoul écrite par
le professeur Singaravelou de l’Université de Bordeaux.
Mais nous ne pouvions nous contenter d’un simple diplôme
d’université, il fallait franchir une nouvelle étape
qui fut, en 1994, la création de la Licence de Langues et
Cultures Régionales-option Créole, diplôme «national
» toujours selon la même terminologie. On verra plus
avant que la terminologie n’est pas innocente, qu’elle
influe même fortement sur la nature même de l’enseignement
que nous avons à dispenser. Il faut enfin aborder la quatrième
étape, après Linivèsité Livènay
Kréyol, après le DULCC et le DULCR, après
la Licence de LCR: celle du CAPES de créole. Certes, ce concours
de recrutement des professeurs du secondaire n’intéresse
pas directement l’Université puisqu’elle est
du ressort de l’IUFM mais les étudiants qui s’inscrivent
dans ce dernier proviennent forcément de la première.
C’est dès l’année 1996 que le GEREC-F
a commencé à envoyer des dossiers au Ministère
de l’Education Nationale pour demander à ce que notre
langue soit traitée à l’égal de toutes
les langues régionales françaises et qu’elle
obtienne donc son propre CAPES. Demandes restées sans réponse
jusqu’an l’an 2000, année au cours de laquelle
un homme auquel je veux aussi rendre hommage ici, Jack Lang, décida
de franchir le pas.
Je ne saurais terminer mon introduction
sans lancer un appel à la réconciliation des créolistes,
de tous les créolistes, qu’ils soient des Antilles
ou de l’Océan Indien, d’Europe ou d’Amérique
du Nord. L’heure des nécessaires, et parfois violentes
batailles est terminé. Ou du moins il est grand temps de
rengainer nos baïonnettes et de terminer ce qui menace d’être
une guerre de Cent ans et qui n’aboutira qu’à
la mort à terme de ce que nous voulons défendre.
1. Les LCR à l’Université: enseigner quoi?
Lorsqu’en 1994, nous créons la Licence de Langues
et Cultures Régionales-option créole, nous nous sommes
appuyés sur trois éléments:
- l’expérience d’enseignement du créole
dans les collèges de Capesterre-Belle-Eau en Guadeloupe
sous la houlette d’Hector Poullet et de Sylviane Telchid
et du collège de Basse-Pointe en Martinique sous la houlette
d’Yvon Bissol et de Paul Blamèble
- la propre expérience des enseignants-chercheurs du GEREC-F
après Linivèsité Livènay Kréyol
et les différents cours de linguistique et de littérature
créole qui s’étaient multipliés depuis
l’acte fondateur de 1973.
- l’expérience des autres langues régionales
françaises, en particulier celles du breton et du corse
qui nous paraissaient deux voies parallèles, sinon opposées.
L’expérience de Capesterre et de Basse-Pointe démontrait,
sans discussion aucune, qu’il était possible de dispenser
un enseignement de qualité en LCR, cela dans le cadre même
d’un système marqué au coin du jacobinisme le
plus obtus. Il montrait aussi que l’utilisation d’un
système graphique à base phonétique et donc
radicalement différent de l’orthographe française,
ne posait pas de problème majeur. La plupart des élèves,
au bout de trois mois de cours, parvenaient à le maîtriser
sans que cela affectât le moins du monde leur compétence
orthographique en français, bien au contraire. Quant aux
cours de linguistique et de littérature créoles dispensés
à la Faculté des Lettres de l’UAG, l’engouement
même qu’il suscitait auprès d’un nombre
croissant d’étudiants nous contraignait à aller
plus loin. Mais c’est l’expérience des langues
régionales françaises qui nous inspira le plus puisque
celles-ci, depuis plus de quinze ans parfois, disposaient de licences
et de maîtrises et bien sûr de CAPES. Il nous fallait
choisir entre le modèle breton et le modèle corse
autant dire entre un système minimaliste et un système
maximaliste. Nous avons choisi la voie médiane. Autrement
dit, en 1994, nous avons bâti notre licence uniquement avec
des enseignements de LCR (linguistique, littérature, anthropologie,
histoire etc.) mais enseignés en langue française,
sauf pour la littérature.
1. 1. Une discipline mixte
Dès le départ, nous avons eu le sentiment d’une
discipline à construire dans le moment même où
nous la mettions en place, d’une discipline qui devrait apprendre
à gérer sa multidisciplinarité sans pour autant
sombrer dans l’éclectisme superficiel. Pour ce faire,
nous avons privilégié deux «disciplines-poteau-mitan»,
la linguistique et la littérature, autour desquelles graviteraient
trois autres disciplines secondes (mais pas secondaires) à
savoir la sociolinguistique, l’anthropologie des aires créolophones,
l’histoire des aires créolophones, et enfin des disciplines
annexes, proposées en option telles que la littérature
antillo-guyanaise francophone, l’informatique, l’initiation
à une langue étrangère rare (breton, chinois,
égyptien ancien etc.). Ce modèle à trois étages
a fonctionné de 1994 à 2000, formant plus de trois
cent étudiants originaires de la Martinique, de la Guadeloupe
et de la Guyane mais aussi, quoiqu’en nombre beaucoup plus
restreint, de Sainte-Lucie, de la Dominique et d’Haïti.
2. Enseigner dans quelle langue: français ou créole?
Nous avons été évidemment confrontés
dès le départ à la langue d’enseignement
et cela dès Linivèsité Livènay Kréyol
au cours de laquelle beaucoup des formateurs s’étaient
jetés à l’eau et avait tenté d’enseigner
leur discipline en créole pour la première fois de
leur vie, cela avec des succès contrastés. Il apparaissait
que le créole n’était pas suffisamment armé,
faute d’avoir développé un méta-langage
scientifique, pour être utilisé comme langue d’enseignement
dans des matières telles que la linguistique et la sociolinguistique.
Par contre, il trouvait sa place en anthropologie et en histoire,
aux côtés du français, tandis qu’en littérature,
il pouvait parfaitement occuper l’espace le plus grand, toujours
aux côtés du français. Il est tout à
fait possible d’enseigner par exemple la littérature
orale, ou l’oraliture, si vous préférez en créole,
d’analyser des proverbes, des devinettes et des chansons sans
tomber dans le petit-nègre. Toutefois, ce partage des tâches
entre créole et français ne pouvait tout à
fait nous satisfaire d’autant qu’il n’était
que la représentation fidèle de ce que Pierre Davy
(1975) avait appelé d’une jolie expression «le
mal diglottique». En effet, le français servait aux
matières les plus «scientifiques», pour autant
qu’on puisse qualifier ainsi la linguistique ou la sociolinguistique
alors que le créole était réservé à
la moins scientifique à savoir la littérature. Certes,
nous n’étions pas naïfs au point de croire que
nous pouvions d’un seul coup briser des siècles de
minoration du créole et arracher le créole à
sa «situation patoisante» selon le mot de Guy Hazaël-Massieux.
Mais cela nous faisait toucher du droit une problématique
inédite par rapport aux autres langues régionales
françaises: nous devions construire la langue créole
écrite dans le même temps où nous décidions
de l’utiliser comme langue d’enseignement. Tâche
prométhéenne, folle aux yeux de certains, mais indispensable
si l’on veut sortir le créole de sa situation. En effet,
la plupart des langues régionales françaises sont
des langues écrites, parfois bien avant le français,
et disposant comme l’occitan, le catalan ou le breton d’une
littérature ancienne et assez prestigieuse.
Que signifie donc «construire le créole écrit»?
Deux choses: plier la langue à la logique de l’écrit
c’est-à-dire de la communication in absentia
et réactiver la créativité lexicale de notre
langue. La première concerne la syntaxe et la rhétorique
ce qui veut dire, pour aller vite, apprendre à faire des
phrases en créole. Cela peut sembler bête mais il faut
garder à l’esprit qu’à l’oral, nous
faisons, quelque soit la langue d’ailleurs, rarement des phrases.
La phrase est une notion relevant de l’écrit tandis
qu’à l’oral, on peut tout au plus parler d’énoncés,
souvent lacunaires d’ailleurs, inachevés, répétitifs
etc. Lorsqu’un locuteur, en français ou en anglais
par exemple, fait des phrases, on peut être sûr qu’il
est en train, inconsciemment d’oraliser de l’écrit,
d’oraliser des phrases qu’il a apprises par le biais
de l’enseignement scolaire le plus souvent. En créole
donc, il faut construire des phrases et pour ce faire, il n’y
a pas de mystère: il faut faire appel à des outils
grammaticaux tels que les connecteurs, les relateurs et autres qui
permettent de «souder» entre eux des morceaux de phrases,
ce que j’ai appelé plus haut des énoncés.
Dans la plupart des grandes langues du monde, ce travail ne s’est
pas fait de manière volontariste ou concertée: il
est le fruit d’une maturation séculaire grâce
au travail des écrivains et de tous ceux qui font profession
de plume. Or, à nous Créoles, le temps n’est
pas donné. Nous sommes rattrapés par la vitesse des
communications modernes. Nous sommes sommés de faire en quelques
décennies ce que d’autres peuples ont fait en plusieurs
siècles. Quant à la rhétorique, il s’agit
de la mobiliser, de repérer dans les discours oraux, surtout
les discours formels liés à l’oraliture tout
ce qui peut être utile à l’écrit.
Le deuxième problème est celui de la créativité
lexicale. On sait que le créole s’est toujours nourri
du français à ce niveau, le dévorant, le phagocytant,
parce qu’il a toujours vécu sous l’ombre par
trop protectrice de ce dernier et qu’il lui a toujours été
plus facile de lui emprunter que de créer ses propres mots.
Le problème auquel nous sommes confrontés est celui
de la décréolisation lexicale qui doit être
comprise de manière claire: ce qui est dommageable pour le
créole ce n’est pas l’emprunt (celui-ci est constitutif
du créole) mais l’incapacité du créole
a créoliser les emprunts. C’est cela la décréolisation
et pas autre chose. Ce que j’appelle le «créole
stabilisé» des Antilles et de la Guyane, celui qui
s’est formé et installé entre 1680 et 1960,
soit près de trois siècles empruntait à tour
de bras au français mais créolisait aussi ces emprunts
avec la même énergie. «Locomotive» devenait
« komotif », «hallier» devenait «razié
», «bréhaigne» devenait «bwareng»
par exemple. Et il empruntait pas seulement au français mais
aussi à l’anglais: «side-board» devenait
«saybot» (buffet), «man-of-war» (bateau
de guerre) devenait «manawa» (la prostituée qui
monte sur les bateaux) ou à l’espagnol «gachupino»
qui devient «katjopin» (petite fille espiègle).
Le problème aujourdhui, c’est que le créole
n’arrive plus à créoliser ses emprunts et cela
pour deux raisons:
- les Créoles sont devenus massivement francophones à
partir de la deuxième moitié du XXe siècle.
- la quantité des emprunts est devenue trop grande.
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