Embarquement pour Cythère
«Histoire pour toi»
d’Arlette Rosa-Lameynardie

par Pierre PINALIE

ANTILLA, l'hebdo de la Martinique - Novembre 2006

Histoire de toi
Histoire pour toi • Arlette Rosa-Lameynardie • Hatier
ISBN 2747302156 • 111 pages • 7.30 € • 2002
Pour Ti-Boug, avec trois grands frères qui lui donnent des coups et trois petites soeurs qui veulent toujours jouer avec lui, la vie n'est pas facile. Mais il fait la rencontre d'un étrange chat qui lui adresse la parole et sa vie en est transformée. Un récit imprégné de folklore martiniquais et où le culte vaudou joue un rôle important.
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Il est très étonnant que ce livre, publié en 2002, n’ait pas vraiment bénéficié d’un accueil très positif dans le monde de la créolité.

Et pourtant, l’ouvrage écrit par une judéo-droit-de-l’Hommiste est profondément créole, tant dans l’esprit que dans la forme. L’auteur qui est, en effet, ancrée sur la terre martiniquaise depuis 45 ans, ne semble pas penser à partir d’autres racines, et baigne au contraire dans le monde du conte vers lequel glisse en permanence le scénario qu’elle développe dans un style clair et simple à la manière de Marguerite Duras.

Le réel et le conte

Le héros de l’histoire est un petit garçon qui porte le nom très local de «Ti Boug», et ce n’est qu’une introduction à une belle onomastique traditionnelle, alors qu’on a sombré aujourd’hui dans une anglo-américanisation des prénoms. Il est préférable, par ailleurs, de connaître l’âme et les réactions d’un enfant pour accompagner le petit personnage dans ses actes, ses rêves et ses réactions. Et dans un cadre de tamariniers, de raisiniers et de mornes boisés, on pénètre l’atmosphère des Antilles où ne manquent pas les boutiques qui vendent la morue salée, le beurre rouge et le rhum par roquilles et chopines.

Et c’est tout un jugement sur une société où les frères du petit bonhomme sont jaloux de leur patrimoine culturel, machos et peu aimables avec leur maman. Mais quand l’auteur sort du réel pour rejoindre le conte, le petit maigrichon peut donner une volée de bois vert à ses aînés, et ce sous le couvert du chat mythique à la recherche duquel il passera toute l’histoire du livre. Et ce qu’il y a de plus émouvant dans cette affaire c’est que face à cette créolité agressive, l’auteur écrit spontanément dans une langue créolisée et, sous sa plume, on «prend la blague tout partout», et parfois elle commente un fait par l’expression «c’est égal». Une chose étonnante et mythique est la présence permanente et mythique du chat recherché par l’enfant, animal qui pourtant n’a jamais été présent dans le conte local. Et pourtant, ce félin n’est jamais loin quand «Ti Boug» est en colère, ce qui lui permet soit de rosser ses frères, soit de dominer un molosse dangereux uniquement à partir de gestes faits avec la main. C’est également dans cet esprit de conte que notre jeune ami peut s’adresser à des tourterelles ou à des fourmis, un peu comme s’il jouait à la fois sur l’esprit du «Chat botté» ou de «Compère Lapin». Dans tout le livre, on oscille entre la vie agitée d’un intelligent petit garçon et les fascinantes et étranges réunions nocturnes d’adultes dans la tradition antillaise issue de l’esclavage. En effet, la phrase «jeter de l’eau sacrée sur un cercle invisible» nous rapproche des sociétés secrètes des esclaves du passé qui étaient comme une franc-maçonnerie pour le combat au nom de la justice et de la liberté. Et on trouve même, sous la plume de l’auteur, l’expression «contre les imbéciles» à propos de ces communautés, ce qui nous éclaire élégamment sur l’esprit et la culture de cette «vanvini» qui ne semble pas avoir débarqué ici pour «assassiner les espérances» des «nés ici».

Un manuel de vérités

Sur un ton qui, parfois, donne l’impression que c’est le jeune enfant qui écrit, on passe du réel au conte avec beaucoup de poésie, et qu’il s’agisse d’une bataille de chats ou d’une bagarre nocturne entre adultes, on conserve le plaisir de lire et on entre en permanence dans ce récit tissé à partir du rêve et de la réalité. Qu’il s’agisse d’un «voyage extraordinaire» à la Jules Verne, d’une recherche de plantes pour préparer une décoction ou d’un jeu de «passe-muraille», c’est d’un conte vrai qu’il s’agit et c’est ce qui donne à la centaine de pages un indéniable charme.

«Ti Boug» l’enfant, bénéficie d’une place privilégiée parmi les grands, et reçoit même le titre d’«Éveillé». Invité par une société secrète, il est même retrouvé par la Gendarmerie quand il s’est perdu dans la forêt, et de petit héros qu’il était, il devient un symbole de ce que la vie fait de nous. Après avoir rencontré Marianne La Peau Figue, héroïne de Carnaval, des porteuses de bananes dans la plantation, et après avoir partagé de longs moments avec une troupe de petites filles, notre jeune ami semble être devenu un modèle à suivre et à imiter.

Pour s’en tenir à la réalité, Arlette Lameynardie rappelle que les petites filles venaient de la banlieue parisienne, ne manque pas de leur faire acheter un poulet le long de la route, de leur conseiller de mettre leur culotte sur la tête pour se protéger du soleil, et leur fait réaliser quasiment un concours de beauté. Toujours dans le ton de la vie actuelle, nous apprenons aussi que «Ti Boug» a un beau-père et nous pouvons vraiment nous poser la question de savoir pourquoi il passe son temps à retrouver son fameux chat. Ainsi donc, tant de choses en peu de pages, tant d’allusions, tant de faits, tant de variété, voilà ce qui fait du livre d’Arlette un petit manuel de vérités, d’étonnements, de joies et d’intérêt. Petit nègre marron mental, petit personnage rêveur et têtu, petit individu intelligent et décidé, petit bonhomme attachant et imprévisible, petit homme en devenir, Ti Boug est peut-être ce que nous sommes tous, et ce qui normalement devrait nous être réservé, c’est «l’Embarquement pour Cythère».

Pierre PINALIE