AYITI

Haïti: Les leçons d’un scrutin

Nancy Roc

Nancy Roc
Nancy Roc : journaliste
Photo : courtoisie du reseauhem

Alors que certains s’attendaient au pire, le scrutin du 7 février 2006 a permis au peuple haïtien de donner une leçon démocratique au monde entier. Le comportement, la patience et l’engouement du peuple auront été exemplaires et la détermination des Haïtiens à exercer leur droit civique démontre que l’ensemble du pays est constitué de citoyens dignes de ce nom, ceci malgré la misère, l’analphabétisme et la violence dont on le taxe continuellement. Il est toutefois regrettable de constater que le déroulement du scrutin a été caractérisé par une désorganisation lamentable qui a donné lieu à des tensions qui, heureusement, auront pu être contrôlées à temps. Cinq morts et une quarantaine de blessés, tel est le bilan de la journée de mardi.

Au moment où nous signons cet éditorial, le décompte des votes se fait encore au compte goutte mais les premiers résultats donnent une nette avance à René Préval, dans la capitale aussi bien que dans l’ensemble des provinces. Ce décompte qui porte sur environ 16% du vote risque de se confirmer et, comme nous l’avions anticipé ou comme la presse internationale l’avance déjà, il est sans doute probable qu’un second tour des présidentielles n’aura pas lieu. 

Le scrutin du 7 février marque un tournant décisif dans l’histoire d’Haïti et il faut savoir en tirer les leçons. Tout d’abord, rappelons que la veille du scrutin, Juan Gabriel Valdès avait déclaré que si ces élections aboutissaient à un échec, l’ONU n’aurait d’autre choix que d’imposer un protectorat à Haïti. La réponse du peuple haïtien aux urnes aura été une magistrale démonstration d’un regain de souveraineté de la population, notamment face à la MINUSTAH qui a échoué dans son mandat de stabiliser le pays. En second lieu, si René Préval est élu au premier tour, ce vote ne signifie pas uniquement qu’il jouit  d’une popularité qui, dans les résultats obtenus dans certains quartiers de la capitale, dépasse celle accordée à Jean-Bertrand Aristide en 1990.  

En votant massivement pour le candidat de Lespwa, le peuple haïtien a sanctionné de façon cinglante la classe politique haïtienne et le Groupe des 184 qui n’ont pas su, à travers une transition totalement ratée, lui offrir une alternative crédible. Or que représente René Préval aujourd’hui ? Dans l’imaginaire populaire, il traduit toujours les trois piliers  des revendications et des espoirs de 1990 qui ont amené Lavalas au pouvoir à l’époque en l’occurrence, justice, transparence, participation. Or ces espoirs ayant été trahis mais traduisant toujours- et peut-être plus que jamais- les aspirations du peuple haïtien, ce dernier a donné une seconde chance à René Préval car il impute l’échec de son premier mandat non pas à Préval mais à Aristide qui, dans l’imaginaire populaire, a sans doute empêché à René Préval de réussir son mandat de 1995 à 2000. Le peu que Préval a fait, quelques routes et quelques écoles, n’était certes pas suffisant mais paraît aux yeux du peuple comme davantage que les belles promesses des uns et les trahisons des autres.  

Suite au scrutin du 7 février dernier, l’échec de la classe politique est cuisant. Idem pour les 184 et si le résultat final du vote présidentiel confirme la victoire de René Préval, il faudra que les politiciens et le Groupe des 184 puissent tirer enfin les leçons de leur défaite. Car il est clair aujourd’hui que, comme on dirait en créole, ‘’nèg yo kon joué boul mais yo pa kon joué football’’. 

Inutile donc de s’étonner, de tempêter, d’hurler ou de s’offusquer de la victoire de Préval. Aucune stratégie n’avait été pensée et encore moins déployée pour empêcher une victoire de ce dernier dès le premier tour. Aujourd’hui, si la pilule est amère pour certains, ils seront obligés de l’avaler. D’autre part, des secteurs paniquent déjà en évoquant l’hécatombe, s’alarment d’un retour en arrière et même d’un retour d’Aristide. Toutefois, selon des sources fiables, nous savons déjà que René Préval n’aurait pas entretenu de liens avec Aristide et aurait classé certains barrons lavalassiens comme une association de malfaiteurs. Dans la situation catastrophique dont il hérite, osons espérer que René Préval saura, à travers le plébiscite qui se profile à l’horizon, saisir sa chance de se prouver cette fois-ci. Pour cela, il faudra qu’il puisse rompre immédiatement avec les pratiques lavalassiennes du passé et choisir de former un gouvernement d’ouverture. Le choix de son cabinet particulier sera donc décisif et indiquera qui aura les oreilles du président.  

D’autre part, s’il n’y a aucune majorité au Parlement, René Préval aura le choix de son premier ministre et celui-ci aura une lourde tâche à accomplir. Quant à la dépêche internationale publiée il y a deux jours et faisant état d’un retour éventuel d’Aristide, elle nous semble davantage découler d’un stratagème politique d’Aristide lui-même qui doit être furieux de voir celui qu’il avait qualifié de ‘’nul’’ en 1995, remporté de meilleurs scores que lui en 1990 ! Il ne faut donc pas tomber dans ce piège tout en restant vigilants. En effet, Aristide risque d’utiliser sa capacité de nuisance sur le terrain contre son ancien « frère jumeau » qui risque de devenir son frère ennemi.  Il faudra donc beaucoup de sagesse et de dépassement de soi pour accepter d’encadrer le nouveau président plutôt que de le condamner à l’avance. Le devenir de la Nation en dépend. 

Aujourd’hui, avec le potentiel retour de Préval au pouvoir, Haïti peut basculer vers le pire ou le meilleur. Osons espérer que le second l’emportera. Pour cela, il faudra aussi que René Préval pose des actes concrets pouvant rassurer tous les secteurs et puisse empêcher à certains alliés ou grandes familles de conserver en toute impunité, leur privilèges souvent mafieux. En effet, parmi ceux qui ont financé sa campagne, certains se réjouissent déjà de leur pouvoir retrouvé et n’hésitent pas à déclarer, en privé, l’ouverture d’une chasse aux sorcières, notamment contre ceux qui se sont battu pour l’établissement d’un État de droit.  

Enfin, les 90 premiers jours de ce gouvernement seront cruciaux et René Préval devra tout de suite agir contre l’insécurité, contre les gangs, pour le désarmement et tendre vers la réconciliation. Il y a-t-il un vrai Préval sans Aristide ? C’est la grande question à laquelle Préval seul pourra répondre dans les faits. 

En attendant le résultat final du scrutin, il faudra faire montre de sagesse, de conciliation et de maîtrise de soi pour pouvoir enfin essayer de sortir Haïti de son cauchemar et amorcer un nouvel avenir démocratique. 

Nancy Roc, Montréal le 10 février 2006

 

 
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