Atelier linguistique
 

Scripturalité française et oralité créole dans

"L'Allée des soupirs de R. Confiant."

 
par Denise Gladys

Ceci est un chapitre intitulé "Confiant et la langue" extrait d'un mémoire de maîtrise de lettres modernes.

La tâche entreprise par Confiant est donc grande et d'une importance notoire. En effet, si l'auteur évoque un monde purement créole, qui vit en créole tout naturellement, il se trouve confronté à un problème dont la gravité n'est pas moindre et a affecté de nombreux auteurs. Car ces derniers se heurtent très tôt au problème de la langue. Ils doivent s'en choisir une, mais aussi un public, un genre…etc. Il s'agit pour tous ces auteurs d'écrire comme on parle, d'écrire ce que l'on parle, en un mot, d'abolir la distance entre le dire et l'écrire.

D'aucuns en sont restés à l'emploi du français littéraire normal, se garantissant ainsi l'accès à un public francophone, et aussi la possibilité d'entrer en compétition avec tous les autres écrivains francophones: Saint-John-Perse, Maryse Condé ou encore Césaire ont illustré avec éclat ce choix. D'autres ont préféré l'emploi du français régional, et c'est le cas de Patrick Chamoiseau : à l'instar de ses collègues, il a dû résoudre le problème de la légitimité de sa langue à l'écrit.

L'avantage pour cet auteur vient très certainement du fait que, subordonné au créole, le français régional peut dire ce qu'est le vécu créole. Enfin, certains ont vu dans l'expression en créole le moyen d'écrire cette réalité. Confiant a fait partie de cette catégorie d'écrivains, et l'on sait que ses premiers ouvrages ont été écrits en créole. Mais le public touché s'avère étroit.

La nécessité d'écrire, et non pas simplement de transcrire l'expérience créole, oblige donc l'auteur à prendre plus de risques ; c'est de cette façon que Confiant a le plus contribué à ouvrir des voies nouvelles aux écrivains antillais.

Elaborant une véritable prose littéraire, il a su user de deux langues (français et créole) afin d'exprimer l'expérience antillaise. Cela suppose bien entendu l'emploi d'éléments linguistiques destinés à suppléer l'intonation (exclamations, onomatopées typiquement créoles). L'auteur n'hésite pas à recourir aux constructions sérielles dont Faine disait qu'elles donnent au discours force et élégance. A tout cela, qui est une façon d'adapter la langue au sujet traité et aux exigences de l'écrit, s'ajoute la volonté littéraire.

La première phrase de l’incipit se donne en parfait exemple de l’écriture de Confiant. En effet, le chapitre s’ouvre sur ces premières lignes: «Ce fut un véritable crève-cœur pour Ancinelle Bertrand que de ne pouvoir se rendre à ce rendez-vous si prometteur d’heureuseté que lui avait baillé l’avant-veille monsieur Jean, à L’Allée des soupirs, en plein mitan de la place de La Savane». «D’abord et pour un», l’écriture se révèle source de plaisir pour ce lecteur créole qui a le sentiment de lire sa langue vernaculaire avec l’expression «au mitan de». Mais aussi source de plaisir pour ce même lecteur qui retrouve, dès les premières lignes, l’écriture si propre à Confiant, avec ce terme bien étrange «d’heureuseté», à supposer bien entendu que ce dernier lui soit familier. Une telle entrée en matière promet bien d’autres plaisirs à venir au lecteur, qui, à mesure qu’il entre dans cet univers populaire de la fin des années cinquante, se sent de plus en plus happé par une écriture foisonnante d’expressions créoles diverses, de termes inventés ou réinventés, et d’images colorées qui le ramènent chez lui, et que nous étudierons ultérieurement. D'une façon que l'on peut contester, car il n'est pas sûr que la richesse d'une langue soit d'abord de lexique, l'auteur tente méthodiquement d'accroître le vocabulaire. Ce sont ces «pawol nèf» qu'il définit comme des néologismes, mais aussi ces quantités d'éléments que dans la générosité de son écriture il n'a pas recensés. Ses néologismes se partagent entre vieux mots repris avec un sens renouvelé et créations; pour les formations nominales, il dispose d'une quinzaine de suffixes, inégalement heureux, et qui comme pour les prépositions ou conjonctions, laissent voir son goût pour les mots un peu (trop) longs, dont certains n'ont pas de réelle nécessité, sauf celle de marquer une déviance par rapport à l'usage français. L'auteur oublie souvent le conseil de Valéry, «de deux mots, toujours choisir le moindre».

Toutefois, ses créations sont le plus souvent acceptables et n'enlèvent rien à l'impression d'authenticité recherchée de la langue. Et si les audaces de l'intellectuel ne sont pas toujours acceptées ou acceptables (la création d'adverbes donne des résultats qui demeurent discutables quand Confiant se hasarde à accoler un suffixe man à des locutions créoles telles que «toutafètman» et «tout-à-faitement»), elles ne dénaturent ni ne défigurent en rien un texte profondément enraciné dans les terroirs du Morne-Pichevin. La chance de la littérature des Petites Antilles, c'est que des auteurs comme Confiant et Chamoiseau se soient attachés à cet univers des petites gens en donnant, chacun à leur manière leurs lettres de noblesse au véhicule linguistique à deux faces de ces communautés créoles.

Qu'il s'agisse de noms fabriqués de toute sorte («peurisité», «vigoureuseté», «dégoûtation»), de verbes détournés de leur signification française courante («espérer»), de prépositions et d'adverbes disparates et souvent inconnus du dictionnaire (tout-à-faitement), le français de Confiant est en final de compte noyauté d'une langue créole qui le mine et le revigore tout à la fois, en le galvanisant d'un rythme percutant et saccadé. Le langage de L'Allée des Soupirs et de tous les autres romans de Raphaël Confiant est carnavalesque en ce sens qu'il est excessif, emphatique, hétéroclite, habité d'une énergie qui le tiraille de toutes parts. Conteur, crieur, et maître-phraseur tout à la fois, l'auteur est possédé (plutôt qu'il ne possède) par le génie d'une parole pléthorique: il parle, il déparle, surtout, il fait rire, et sans doute a-t-il, «tout un lot de paroles à parler encore» pour la plus grande joie de ses lecteurs et lectrices qui se plaisent à reconnaître en lui l'expression la plus vivante du génie de la Créolité.

L’Allée des Soupirs, c’est cela: c’est ce contact avec une langue créole dont le lecteur perçoit le rythme, les ondulations, les intonations, l’intensité. Lire Confiant, c’est être attentif à une écriture, à une composition particulière du roman pour pouvoir y déceler le jeu des images, l’emploi ambigu de l’humour, le traitement particulier du temps et de l’espace qui caractérisent ses œuvres. C’est aussi se mettre à l'écoute du génie profond de sa langue; cette écriture, qui plonge avec délectation dans les mœurs de la vie aux Antilles et où la force orale surgit de façon inattendue et humoristique, convoque chez le lecteur les lambeaux d’une mémoire orale – contes, titines, paroles, et souvenirs divers – refoulée au nom du prétendu progrès. Dans cette œuvre où se jouent des drames – la mort de Marajo et Betzi, l'émeute qui s'ensuit –, où l’auteur met en scène des personnages dont il narre les joies et les peines et que le lecteur antillais n’a aucun mal à reconnaître, le créole surgit pour dire les pleurs, les cris, les exaltations et les rêves de chacun. C’est avec ce créole que les insurgés résistent aux gendarmes, mais aussi avec lui qu’ils défient et se moquent, à l'instar de Grand Z’ongles: «Doubout la épi anchouké anlè ko’w, sakré popilè ki ou yé!».

L’oralité dans la littérature antillaise, c’est avant tout le plaisir de retrouver le rythme de la narration, mais aussi de découvrir un langage neuf qui s’inspire de tous les registres du français et du créole, sans jamais se soucier des exigences du bon usage traditionnel, sans jamais s’y soumettre. Dès lors, l’on ne doit pas s’étonner de voir Raphaël Confiant créer ses propres mots, ces «émerveillations» que le lecteur a plaisir à savourer, un sourire de connivence sur les lèvres. On n’est pas sans se demander où l’auteur va chercher tout cela, et quelques pistes sont d’ores et déjà à explorer: l’imagination débordante de l’auteur, un imaginaire habité par sa culture traditionnelle, et dont il n’a pas oublié la richesse inouïe. C’est peut-être aussi que Confiant ne se contente pas de se créoliser le français et de donner çà et là à son texte des accents de créolité, comme nous le verrons maintenant. La littérature de Confiant semble bien autre chose que cela. C’est un espace de frottement entre deux imaginaires, deux langues étroitement mêlés. La langue dans laquelle doit s’exprimer le récit ne saurait être le français standard ou hexagonal. Cette langue, c’est cette «parlure» habitée par les mots et l’imaginaire créoles. Le travail d’écriture de l’écrivain de littérature antillaise nécessite bien souvent de la part de l’auteur une déconstruction de la langue française qu’il utilise. Alors, le «bel français» disparaît au profit de termes «si-tellement extraordinaires» comme «déshonnête», «démarier», «foultitude» et bien d’autres encore. L’étude du texte qui va suivre a pour but de montrer la singularité d’une écriture «confiantisée», en soulignant la diversité des procédés employés par l’auteur.