Contes créoles

Tropiques

TROPIQUES1

N° 4 Janvier 1942

REVUE CULTURELLE – Fort-de-France (Martinique)

 

Contes créoles

II

Georges GRATIANT
 

Ce soir-là, la lune était claire dans le ciel. Compère Lapin, joyeux, fit quelques cabrioles ; mais Tigre, précis au rendez-vous, restait méfiant et grognon. Il pensait que si l’affaire était bien bonne, Lapin ne l’aurait pas appelé comme associé. Mais sa gourmandise, prenant le dessus, il était là.

Il s’agissait d’aller voler la viande du roi. Mais Lapin n’était pas si bête d’emmener l’un des magnifiques taureaux hors de la savane du Roi, comme le désirait Tigre. Il savait que Chien-fer, le gardien, le découvrirait dès l’aube grâce à l’odeur particulière d’une herbe dont il frottait les cornes de son troupeau. Il ne fallait pas penser davantage à emporter les quartiers d’un boeuf tué sur place, car Chien-fer le saurait aussitôt. Ne disait-on pas partout et tout bas, que Chien-fer avait des petites cornes de diable qui lui poussaient à l’angélus du soir et que c’était bien pour cela que le roi en avait fait le gardien de ses bêtes.

Lapin conduisait donc son compère le Tigre parmi le troupeau endormi, quand il découvrit un énorme boeuf noir qui dormait en ronflant derrière une touffe de bois-ti-baume. Il expliqua à Tigre qu’il fallait faire une entaille dans la peau du ventre du boeuf avec ses griffes, et qu’ils entreraient à l’intérieur de la bête, sans toutefois la réveiller, par la fente ainsi ménagée.

Ils pourraient alors se régaler jusqu’au matin, puis s’en aller sans bruit comme ils étaient venus, avant le réveil de Boeuf et avant surtout l’arrivée de Chien-fer, le gardien.

Tigre mangeait sans inquiétude et ne prêtait qu’une oreille distraite aux conseils de Lapin qui ne cessait de lui recommander de respecter le coeur du bœuf :

« Si tu y touches, disait Lapin, il s’arrêtera et s’il s’arrête, c’est la mort du boeuf et la nôtre aussi, car Chien-fer cherchera et saura. Il nous livrera tous deux au Roi et nous serons tous deux pendus par la langue. »

Tigre gourmand, fouilla si près du coeur, qu’il en cassa malencontreusement le fil. Le coeur s’arrêta net et le boeuf mourut. Et Lapin effrayé et Tigre découragé virent le jour entrer par les yeux du boeuf et comprirent leur malheur. Chien-fer vociférait contre le criminel qu’il se promettait bien de découvrir. Il donna des ordres à ses valets les bouchers pour débiter le taureau, puis alla avertir le Roi. Les chiens bouchers se mirent en devoir de préparer un grand feu pour l’eau chaude et de dépecer l’animal au plus vite pour que la viande fût fraîche. Lapin pensa qu’il ne fallait pas se laisser découvrir à l’intérieur. Il ne fallait pas davantage penser à sortir sans être immédiatement capturé. Rusé et connaisseur, il eut une idée de génie et conseilla à Tigre de s’enfouir dans les gros boyaux tout pleins de saletés. Ils seraient bientôt jetés quelque part, Tigre et boyaux, et celui-là pourrait alors disparaître à son aise. Tigre, tout peureux, s’enfonça dans l’intestin, jouant des pattes et des épaules et faisant déborder au dehors des tas de saletés. Lapin, connaissant son affaire, fit un tout petit trou dans la vessie (la blague à pissat), puis, une fois l’urine écoulée s’y installa de son mieux sans être trop mouillé.

Les chiens-bouchers qui avaient dépecé le boeuf, allaient tout d’abord se débarrasser des déchets. S’emparant de la vessie où Lapin avait pris place, ils la balancèrent derrière la touffe de bois-ti-baume, sachant que manicous, mangoustes et rats s’en régaleraient. Lapin, prompt comme l’éclair, fit un bond si léger, que personne ne put dire, si c’était une illusion, ou s’il était sorti vraiment de la blague à pissat.

Il s’écria aussitôt :

— « Eh bien, messieurs Chiens ! C’est ainsi que vous jetez toutes vos cochonneries, sans peur de salir le bon monde qui passe. Prenez donc quelques précautions avec un homme en blanc qui va voir sa fiancée. »

Il faut dire que Lapin est un monsieur qui est toujours fiancé et qui ne se marie jamais.

Les Chiens, toujours contents de rencontrer Lapin, le malin des malins, s’excusèrent et lui firent part de l’énorme besogne qu’ils avaient ce matin là. Lapin leur offrit un coup de main qui consista — on s’en rendit bientôt compte — en la direction du travail. Les langues allaient plus que les bras, et chacun donnait son idée sur le criminel éventuel. Lapin émit la sienne.

Il soupçonnait Tigre, disait-il, ayant reconnu les empreintes de ses griffes sur la peau du ventre du boeuf. Et au moment où les boyaux allaient être jetés au dehors du ventre, tout le monde aurait été déjà convaincu de la culpabilité de Tigre, si on ne se méfiait trop des propos de Lapin à l’égard de Tigre, à cause de l’animosité connue entre ces deux compères que l’on voyait souvent ensemble, jamais d’accord ; toujours associés et concurrents en même temps ; l’un vorace, brutal et fort, l’autre malin, malin, malin.

— « Regardez les boyaux, leur disait Lapin, je les vois bien gros et comme je connais Tigre, il est capable de tout ».

Les gens étonnés tendirent le cou pour mieux voir. Lapin, muni d’une tige de fer servant à ranimer le feu, piqua quelque part. On entendit un grognement caractéristique et l’on comprit qu’une masse vivante habitait l’intestin. Ce fut une joie générale chez les chiens-bouchers, mêlée toutefois d’une certaine inquiétude. Joie de découvrir effectivement un coupable, joie d’avoir bonne récompense, mais inquiétude quant aux crocs méchants d’un mécon tent dangereux. Il ne fallait pas penser à abandonner pour cela, le travail de Chien-fer, le maître. Et ce fut un soulagement quand Lapin leur dit :

— « Laissez-moi faire mes amis ! Je m’en vais châtier ce misé rable de Tigre comme il convient ».

Puis on vit Lapin qui avait toujours une secrète revanche à prendre sur Tigre, s’armer de la tige de fer dont le bout avait rougi au feu et scruter minutieusement les gros boyaux, cherchant le der rière de Tigre, à travers le parchemin tendre. Il repéra si bien les lieux et visa si adroitement, que l’on vit la tige brûlante s’enfoncer à travers Tigre comme une épée dans son foureau. Il y eut comme un léger bruit de friture et une forte odeur de viande roussie.

Déchirant le boyau ténu, pauvre Tigre ne fit qu’un bond, se re trouva sur ses quatre pattes à cinquante cinq mètres de là, tout bardé de matières et le feu au derrière. Il ne prit même pas le temps de se retourner pour essayer de distinguer à qui étaient ces voix rail leuses qui lui criaient : « Tigre Kiouboulé ! Tigre Kiouboulé ! »

Il courut comme une flèche vers la rivière où il trempa son der rière, jusqu’à bon soulagement. Chiens-bouchers, Chien-fer leur maitre, Lapin, le Roi lui-même se mirent à rire, à rire de Tigre, pen dant des jours, des jours et des jours.

crabe
  1. Césaire Aimé, Tropiques n° 1 à 34, 1941-1945, Paris, Jean-Michel Place, 1994, 848 p., ISBN: 2 85893 205 0 http://www.jeanmichelplace.com/fr/livres/detail.cfm?ProduitID=769