SOCIÉTÉ DES TRADITIONS POPULAIRES
AU PALAIS DU TROCADÉRO

Annuaire des traditions, Il était une fois,
Paris, Maisonneuve & Ch. Leclerc, Emile Lechevalier, 1887,
60 - 67 p.


Chivreil

Photo L.P.

COMPAIR CHIVREIL ET COMPAlR TORTI

Conte de la Louisiane

Dan tan lézot foi, Compair Chivreil avé Compair
Torti té tou lé dé apé fé lamou à mamzel Calinda.

Mamzel Calinda té lémé mié Compair Chivreil,
cofair li pli vayant; mé li té lémé Compair Torti
oussite, li si tan gagnien bon tchor.
Popa Mamzel Calinda di li :
— Mo fie, li tan to mayé; fô to soizi cilà to olé.
— Landimin, Compair Chivreil avé Compair
Torti rivé tou yé dé côté Mamzel Calinda.

Mamzel Calinda, ki té zonglé tou la nouite, di yé :
— Michié Chivreil avé Michié Torti, mo papa olé
mo mayé. Mo pa olé di ein dan ouzote non. Ou-
­zote a galopé ein la course dice foi quate narpan ;
cilà ki sorti divan, mo mayé avé li. Apé dimin
dimance, ouzote a galopé.

Yé parti couri, Compair Chevreil so tchor con­-
tan; Compair Torti apé zonglé li mem :
— Dan tan pacé, mo gran popa bate Compair
Lapin pou galopé. Pa conain coman mo fé pou
bate Compair Chivreil.
Dan tan cilà, navé ein vié, vié cocodri ki té ga-
gnien plice pacé cinkant di zan. Li té si malin, yé té
pélé li Compair Zavoka.
La nouite vini, Compair Torti couré trivé
Compair Zavoka, et conté li coman li baracé pou
so la course, Compair Zavoka di Compair Torti :
— Mo ben olé idé toi, mo gaçon ; no proce mem
famie ; ma zonglé zafair cilà. To vini dimin bon
matin, ma di toi ki pou fé.
Compair Torti couri concé, mé li pas dromi
boucon, li si tan tracacé. Bon matin, li parti couri
côté compair Zavoka.
Compair Zavoka dijà diboute apé boi so kafé.
— Bonzou, Michié Zavoka !
— Bonzou, mo gaçon. Zafair cilà don mouen
boucan traca, mé mo cré ta bate Compair Chi-
­vreil, si to fé mékié mo di toi. Vouzote a pran
jige zordi pou misiré chimin au ra bayon ; chac
kate narpan mété zalon. Compair Chivreil a ga-
­lopé on la tair; toi, ta galopé dan do lo. To ben
compran ça mo di toi ?
— Oh ! oui, Compair Zavoka, mo ben couté tou
ça vou pé di.
— A souâ, kan la nouite vini, ta couri pranne nef
dan to zami, et ta caché ein dan zerbe au ra
chakenne zalon yé. Toi, ta couri cacé au ra la
mison Mamzel Calinda. Té ben compran ça mo
di toi ?
— Oh ! oui, compair Zavoka, mo tou compran
mékié ça vou di.
— Eh ben ! couri paré pou sové l'onair nou
nachion.
Compair Torti couri côté Compair Chivreil, et
ranzé tou kichoge Compair Zavoka di li.
Compair Chivreil si tan sir gagné la course, li
di oui tou ça Compair Torti olé.
Landimin bon matin, tou zabitan samblé pou
ouâ gran la course.
Tan l'hère rivé, Compair Chivreil avé Compair
Torti tou lé dé paré. Jige là crié : Go ! et yé parti
galopé.
Tan Compair Chivreil rivé côté primié zalon,
li hélé :
— Halo ! Compair Torti !
— Mo là, Compair Chivreil.
Tan li rivé dézième zalon, Compair Chivreil
sifflé : Fioute ! Compair Torti réponne ; Croak !
Trozième zalon bouté, Compair Torti touzou
tink à tink avé Compair Chivreil. .
— Diable ! Torti là galopé pli vite mo cré, fô mo
grouyé mo cor. '
Tan Compair Chivreil rivé côté névième zalon,
li ouâ Compair Torti apé patchiou dan do lo.
Li mété tou so la foce dyor. Pou arien ; avan li
rivé côté bitte, li tendé tou moune apé hélé :
— Houra ! houra pou Compair Torti !
Tan li rivé, li ouâ Compair Torti on la garlie,
apé brassé Mamzel Calinda. Ça fé li si tan mal, li
sapé dan di boi.
Compair Torti mayé avé Mamzel Calinda samdi
ka pé vini, et tou moune manzé, boi, jikà yé
tchiak !

(Extrait du Meschacebé, 15 juillet 1876.)

Ce conte, publié à la Louisiane, en texte créole seulement, est un des rares spécimens du patois des nègres et des planteurs d'origine française.

COMPÈRE CHEVREUIL ET COMPÈRE TORTUE

Traduction

Au temps d'autrefois, compère Chevreuil avec compère Tortue faisaient tous deux la cour à Mamzel Kalinda.

Mamzel Kalinda préférait compère Chevreuil, comme plus brave, mais elle aimait bien aussi compère Tortue; elle avait si bon cœur.

Le papa de Mamzel Kalinda lui dit:
— Ma fille, il est temps de te marier; choisis celui que tu veux.

Le lendemain, compère Chevreuil et compère Tortue viennent chez Mamzel Kalinda.

Elle avait réfléchi toute la nuit ; elle leur dit :
— M. Chevreuil avec M. Tortue, mon papa veut me marier. Je ne veux dire non à aucun de vous. Vous ferez une course de dix fois quatre arpents; celui qui arrivera le premier, je l'épouse. Après demain dimanche, la course.

Compère Chevreuil partit le cœur content; compère Tortue se disait en lui-même: au temps passé, mon grand-papa a battu compère Lapin à la course. Comment ferais-je pour battre compère Chevreuil. . .

Or, en ce temps-là, il était un vieux, vieux crocodile qui avait plus de cinquante ans. Il était si malin, qu'on l'appelait compère Avocat. La nuit venue, compère Tortue court chez compère Avocat et lui conte son embarras.

Compère Avocat lui dit :
— Je veux bien t'aider, mon garçon. Nous sommes presque parents. Je vais réfléchir. Viens demain matin, je te dirai ce qu'il faut faire.

Compère Tortue va se coucher, mais ne dort pas beaucoup, tant il se tourmentait. De bon matin il court chez compère Avocat. Compère Avocat était déjà debout et prenait son café.

— Bonjour, M. Avocat !
— Bonjour, mon garçon. Ton affaire m'a beaucoup tracassé, mais si tu veux m'écouter, je crois que tu battras compère Chevreuil. Vous allez prendre un juge tantôt pour mesurer le chemin le long de la rivière; chaque quatre arpents, mettez un jalon. Compère Chevreuil galopera sur terre, toi dans l'eau. Tu comprends bien ce que je te dis ?

— Oh oui, compère Avocat, j'écoute bien tout ce que tu dis?

Ce soir, quand la nuit viendra, tu prendras neuf de tes amis, et tu en cacheras un dans les herbes auprès de chaque jalon. Toi, tu te cacheras près de la maison de Mamzel Kalinda. Tu comprends bien ce que je te dis ?

Oh oui, Compère Avocat, je comprends très bien.

— Eh bien, cours pour sauver l'honneur de notre nation.

Compère Tortue va trouver compère Chevreuil et arrange tout comme compère Avocat lui avait dit. Compère Chevreuil était si sûr de gagner la course, qu'il dit oui à tout ce que proposa compère Tortue. Le lendemain, de bon matin, tous les habitants étaient rassemblés pour voir la grande course. L'heure arrivée, compère Chevreuil et compère Tortue étaient prêts.

Le juge crie : Partez ! et les voilà partis.

Quand compère Chevreuil arriva au premier jalon, il cria : Holà ! compère Tortue !

— Je suis là, compère Chevreuil.

Arrivé au deuxième jalon, compère Chevreuil siffle : Fuiiit ! compère Tortue répond : Croak!

Au troisième jalon, compère Tortue était tou jours côte à côte avec compère Chevreuil.

— Diable, cette tortue court plus vite que je ne pensais; il faut me dépêcher.

Quand compère Chevreuil arrive au neuvième jalon, il voit compère Tortue barbotant dans l'eau. Il se lance de toutes ses forces. A quoi bon ? Avant d'atteindre le but, il entend tout le monde crier :

Hurrah ! hurrah ! pour compère Tortue !

En arrivant, il voit compère Tortue sur la galerie qui embrassait Mamzelle Kalinda. Il en fût si malade qu'il s'enfuit dans les bois. Compère Tortue épousa Mamzelle Kalinda le samedi suivant et tout le monde y mangea et but tout son saoûl.

On ne saurait s'empêcher, en lisant ce conte, de songer à la fable du Lièvre et de la Tortue, d'ailleurs des versions tout à fait similaires s'en retrouvent dans plus d'un pays.


(Voir Faune populaire, de Rolland, tome III, p. 46; la Mythologie zoologique, de Gubernatis, t. II, p. 390-391, Sébillot, Littérature orale, p. 239, et Bleek, Fables hottentotes.)

LOYS BRUEYRE.