|  Plaisant conte
 Où l'on voit un nègre, un mulâtre et un blanc se rendant au ciel.  Comment se calma la mauvaise humeur de saint-Pierre.  
                    Patience et bonté de Dieu envers le blanc.  Familiarité du mulâtre à l'égard des hôtes du paradis.  Pourquoi 
                    Dieu éclata de rire et cède aux prières du mulâtre.  Timidité 
                    du nègre et colère de Dieu.  Le bienheureux Labre dans le 
                    paradis.  Le bon Dieu fait au nègre un don inattendu.  Morale de cette histoire. 
 A la Martinique, d'après la légende, les blancs, 
                    les mulâtres et les nègres ont un caractère différent, 
                    opposé presque. On prétend que l'esprit d'inititive, la pondération, l'économie sont le lot du blanc, 
                    et que la fierté, l'outrecuidance et la prodigalité sont 
                    celui du mulâtre. Le nègre, dit-on, est paresseux, 
                    timide, humble même, se souvenant, si on lui tient 
                    tête, ou si on le menace, qu'il était esclave hier encore. Et en effet, on le traite avec rudesse, parfois 
                    avec mépris; on lui jette à la face, comme suprême 
                  injure, qu'il est un nègre et rien de plus.
  Cette différence entre les races qui habitent La 
                    Martinique est plaisante plutôt que vraie. Selon moi, 
                    il y aurait plus d'une restriction à formuler. Mais ces 
                    réserves une fois faites, je cède à l'attrait de vous 
                    répéter la légende qu'en langage créole nous a 
                    dite hier, avec un ton de malicieuse bonhomie, un 
                    mulâtre dont le cur est aussi large que l'esprit. 
                    Voici cette légende, dont la traduction affaiblira 
                  certainement la vivante originalité.  Par un soleil brûlant qui avait desséché l'herbe 
                    de la grande savane, vers l'heure de midi, trois pauvres diables, un blanc, un mulâtre et un nègre, les dents longues, les bras ballants et l'air déconfit, étaient assis sur le même banc, tournant le dos à la 
  mer, et regardaient tristement devant eux. Ils 
  n'avaient ni sou ni maille et n'auraient pu, en se 
  cotisant, réunir de quoi acheter un acras de morue 
  ou une chopine de tafia. Le blanc songeait, le mulâtre maugréait, le nègre ne parlait ni ne pensait.
  «Notre ventre est creux, dit le blanc en se 
                    levant tout à coup, notre gosier est sec, notre 
                    poche est vide. Les temps sont durs et les gens 
                    avares; la terre n'est pour nous qu'une marâtre sans 
                    cur: la saison des mangots est encore loin; il ne 
                    nous reste, pour unique ressource, que d'aller au 
                  ciel frapper à la porte du bon Dieu.»   Le mulâtre était déjà debout : «Partons, dit-il, je passe devant.»
 
 Mais comme il ne connaissait pas le chemin, il 
          fut obligé, non sans regret, de céder le pas au blanc. 
          Celui-ci s'orienta et pris par le sentier raide qui 
          monte à la chapelle du Calvaire et se perd ensuite 
          dans les nuages. Le mulâtre releva ses cheveux, 
          brossa son paletot d'un revers de main, mit son chapeau sur son oreille et le suivit. Le nègre silencieux 
          emboîta le pas derrière ses deux camarades, mais 
          d'un peu loin. La pauvreté de ses vêtements, cachant mal sa nudité, le préoccupait. Il se démenait 
          avec inquiétude si le bon Dieu des blancs voudrait 
          recevoir un nègre si mal accoutré, baragouinant le 
          français, ayant les pieds nus, crevassés et poudreux.
  Ils suivaient un chemin étroit, caillouteux et 
                    brûlé, couvert de ronces, selon l'expression des 
                    Saintes Écritures. Ils allaient l'un derrière l'autre, à 
                    la file, le blanc combinant son plan, le mulâtre parlant à une haute voix, mimant avec de grands gestes le 
                    discours qu'il adresserait à Dieu, le nègre se grattant 
                    la tête par un geste familier à ceux de sa race, pour 
                  tâcher d'en faire sortir quelques idées.  Ils arrivent enfin au ciel. La porte était fermée. 
                    Le blanc s'avance et frappe. Saint-Pierre, de fort 
                  méchante humeur, ouvre brusquement :  «Que viens-tu faire ici, dit-il? Ne sais-tu pas 
                    que le ciel est interdit aux vivants?
                    Grand saint, répondit le blanc sans se déconcerter, je m'appelle Pierre Bontricot. Vous êtes mon 
                    patron. Vous ne me laisserez pas traîner ma vie 
                    dans la misère noire. Permettez-moi de voir le bon 
                    Dieu et je ferai brûler un cierge de six livres en 
                  votre honneur.»   Le saint se laissa gagner, d'autant plus que son 
                    autel était un peu délaissé et que la ferveur de ses 
                    fidèles allait en se refroidissant, même dans sa bonne 
                  ville de Saint-Pierre:   «Suis ce corridor, traverse la cour, prends la première porte à gauche. Mais ne sois pas long; car le bon Dieu va se mettre à table avec la Sainte Famille.»   Notre homme, sans perdre de temps, s'engage 
                    dans un couloir, arrive dans la cour et pénètre sans 
                    frapper dans une vaste salle dont la porte était 
                    entr'ouverte. C'était la salle à manger. Le couvert était mis fort simplement, comme il convient chez 
  le bon Dieu. Quelques anges approchaient les 
  chaises et mettaient la dernière main à la table. Il 
  aperçoit un grand vieillard, à barbe blanche, à l'air 
  vénérable, debout près de la fenêtre, au grand jour, 
  et lisant un journal. Il reconnaît le bon Dieu à 
  l'auréole qui lui entourait le front, comme sur les 
  images de son paroissien. Il s'approche de lui et 
  respectueusement, il lui fait un émouvant tableau 
  de ses souffrances et de ses misères.  «Enfin, que veux-tu?» lui dit le bon Dieu 
                    d'un ton paternel, en relevant ses lunettes d'or sur 
                    son front et en croisant ses bras sur sa poitrine 
                    après avoir déposé son journal sur l'appui de la 
                  fenêtre.  «Ah ! Bon Dieu, vous le savez bien, vous 
                  qui savez tout. Accordez-moi trois mille francs, donnez-moi votre bénédiction et je me tirerai d'affaire.»   Le Père Éternel sourit. Il trouva la demande modérée et faite en bons termes. Il était du reste prédisposée à la miséricorde, car l'article qu'il venait de 
                    lire dans les Antilles  lui avait plu. Il s'approcha d'un 
                    petit secrétaire, s'assit dans un grand fauteuil, prit 
                    une feuille de papier avec en-tête, data du Paradis, 
                    ce troisième jour après l'Épiphanie, écrivit quelques mots d'une grosse écriture, signa d'une ma
                    nière assez illisible et tendit ensuite le papier au 
                  solliciteur.  «Tiens, voilà un bon de trois mille francs. 
                    Passe à la caisse et sois béni.» 
 Notre homme prit le bon, se retira à reculons, se 
                    rendit à la caisse et demanda à l'archange, à travers 
                    le guichet, de le solder en billets de banque. Après 
                    avoir soigneusement compté et recompté les billets, 
                    il les mit dans sa poche et enfonça son mouchoir par 
                    dessus. Ensuite il passa devant la loge, salua poli
                  ment saint Pierre et aborda le mulâtre:
  «J'ai obtenu trois mille francs, lui dit-il. 
                  Tâche d'en avoir autant.»   Le mulâtre courut à l'entrée du ciel et frappa à 
                    son tour : 
  «Encore un ? cria saint Pierre.»
  Le mulâtre se redressa comme piqué part une 
                  vipère :  «Saint Pierre, dit-il avec hauteur, je suis 
                    homme de couleur, je suis né à Fort-de-France et 
                    par conséquent, il vous est interdit de me con
                  fondre avec
  Le saint l'interrompit:   «Assez de phrases, que veux-tu ?»  «Je veux voir le bon Dieu. Au reste, il 
  m'attend.»
  Il dit cela avec tant d'assurance que saint Pierre 
                  le laissa passer.   Le mulâtre, d'un air délibéré, entra dans la salleà manger, en faisant résonner ses talons sur les 
  dalles. La Sainte Vierge, Jésus-Christ et Saint Josephétaient déjà assis à table. Dieu le Père allait prendre 
  sa place. Malgré son indulgence infinie, il ne peut 
  s'empêcher de froncer les sourcils en voyant le sans-gêne familier de ce mortel qui faisait le tour de la 
  table saluant chacun des célestes convives et qui 
  s'avançait vers lui la main tendue: «Que veux-tu, lui dit le bon Dieu ?»  «Mesdames, messieurs, commença le mulâtre en scandant ses mots, et vous, bon Dieu,
»
  Dieu, voyant qu'il allait entamer un discours, 
                    coupa court à sa faconde, d'un ton qui n'admettait 
                  pas de réplique.  «Abrège, que te faut-il ?»   «Vous avez donné trois mille francs à ce 
    béké-là; il me faut à moi, homme de couleur, six 
    mille francs, car je
»    «Deux mille écus ! s'écria Dieu. Tu veux 
                    donc ruiner le Paradis? Tu te contenteras d'une 
                  somme égale à celle de ton compagnon.»    «Est-ce possible ? répondit le mulâtre. Que 
                    ne dirait-on pas à Fort-de-France si je n'obtenais 
                    pas plus que le blanc? D'ailleurs, pouvez-vous me 
                    refuser, vous qui êtes avant tout le bon Dieu de La 
                  Martinique?»   En entendant ces mots Dieu se mit à rire bruyamment et toute la table rit avec lui.  L'Éternel, ayant ri, se trouvait désarmé. Il lui 
                    donna un bon de trois mille cinq cents francs. Le 
                    mulâtre sortit triomphant non sans avoir présenté 
                    ses devoirs à toute la société, et il se rendit à la 
                  caisse.   «Payez-moi en pièces d'or !» dit-il au 
                    caissier divin. Il reçut son argent sans compter, le 
                    mit dans sa poche et il le faisait sonner en marchant. 
                    Il passa d'un air délibéré devant saint Pierre, le 
                    salua de la main, sortit et s'approcha du nègre qui 
                    attendait patiemment, assis sur le revers du fossé longeant le chemin.
   Ah foutt !  lui dit-il en lui frappant sur 
                    l'épaule. Le bon Dieu est un brave homme, oui.                    Allez, mon chè; bon Gué ka baille lagent toutt moun, 
                  ou tann?1»  Et il le quitta en faisant tinter ses 
                  pièces d'or.  Le nègre, laissé seul, se sentit plus intimidé que 
                    jamais. Cependant, après y avoir réfléchi, le succès 
                    de ses deux compagnons l'enhardit un peu. Il s'approcha de la porte entrebâillée. Il n'osa pas frapper. 
                    Il poussa un battant, et passa sa tête timidement. 
                    Saint Pierre était rentré dans sa loge et il était 
                    occupé à faire reluire les clefs de son trousseau. Le 
                    nègre se glissa dans le vestibule, fit un pas, puis 
                    deux, gagna l'entré du couloir, et, à tout au hasard, 
                    le cur battant, il pénétra dans le ciel. Ses pieds nus 
                    ne faisaient aucun bruit. Il arriva sans encombre 
                    dans la cour. Il entendit un bruit de fourchettes 
                    dans la salle à manger; il s'en approcha, s'arrêta à 
                    deux pas du seuil, puis s'adosser contre l'un des 
                    montants de la porte, en dehors, attendant que 
                  quelqu'un l'aperçut.  Le bruit confus de la conversation arrivait jus
                    qu'à lui. Il crut entendre le nom de Martinique prononcé par l'un des convives. Cela lui donna du courage. Il se décida à entrer. Mais sur le seuil, il s'arrêta étonné de son audace, regardant la table avec 
                    ses gros yeux blancs, sa bonne figure luisante, son 
                    rire béat qui fendait sa bouche jusqu'aux oreilles. 
                    Comme son grand corps intercepta brusquement la 
                    lumière qui venait de la porte, la Sainte Vierge leva 
                    les yeux, poussa un petit cri de frayeur et fit le signe 
                    de la croix. Tous les convives se signèrent aussi. 
                  Pour le coup, le Père Éternel perdit patience:   «Qui t'a permis d'entrer ici ? dit-il avec colère. Que viens-tu chercher au ciel?»  Le pauvre nègre était décontenancé. Sa mémoire 
                    s'embrouilla. Il ne retrouva plus ni ce qu'il venait 
                    faire ni ce qu'il fallait dire. De son geste familier 
                  il se gratta la tête longuement, puis il répondit:  «Moin vini épi sé missié là2.»   «Eh bien ! qu'attends-tu, vas les rejoindre,» 
                  lui dit le bon Dieu. Puis, faisant réflexion, il s'adressa à un ange: «Allez chercher saint Labre.»   Quelques instants après, le bienheureux Joseph 
                  Labre se présenta, aussi pouilleux et aussi loqueteux que sur terre. Dieu lui dit: «Donne à ce nègre deux boîtes de ta collection. Je veux qu'il emporte aussi quelque chose.»   Le nègre reçut des mains de Labre deux petites 
                    boîtes, et après avoir balbutié je ne sais quels remerciements, il s'esquiva, passa rapidement devant la 
                    loge avec la crainte de recevoir quelques rebuffades 
                  et gagna la porte.  Quand il se crut hors de danger, il ouvrit avide
                    ment les deux boîtes; l'une était pleine de bêtes 
                  rouges et l'autre de chiques.  Ces bêtes se répandirent sur lui, et il y en eut 
                  assez pour peupler toute La Martinique.  Le blanc, béni de Dieu, a acheté une habitation. 
                    Ses cannes poussent à merveille. Le mulâtre a 
                    donné son argent à tout venant, à pleines mains, faisant des heureux. Il est aussi pauvre et aussi fier 
                    qu'autrefois. Le nègre est toujours enclin à l'inaction. 
                    Il passerait sa vie entière étendu au soleil s'il n'était éveillé de temps à autre par les bêtes rouges et les 
  chiques. 
                   Allez, mon cher, le bon Dieu donne de l'argent à tout le monde, vous entendez ?
Je suis venu avec ces messieurs. 
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