MARCEL DUCHAMP, SEYDOU KEÏTA
ET LE MUSEE DES ARTS NON-BLANCS

Jean-Louis Sagot-Duvauroux

Article publié par le quotidien français L'Humanité
le 24 juin 2006

   

1949. Mali. Seydou Keïta, 28 ans, ouvre un studio photographique à Bamako, chef-lieu de la colonie du Soudan français. Le bouche à oreille fait vite savoir que ses «poses» comme on dit là-bas sont prenantes. Jeunes gens parés pour la sortie du samedi soir ou notabilités polygames défilent nombreux devant son objectif. Les tirages passent de mains en mains, ornent les murs, alimentent les albums de famille. Le peuple de Bamako les environne de commentaires où se mêlent notations psychologiques, points de vue sur l’évolution des mœurs et jugement esthétique. Ces images appartiennent aux gens du peuple. Dans tous les sens du terme. Elles parlent de ce qu’ils sont. Elles leur donnent à se considérer. Leur prix est abordable et elles procurent néanmoins à Seydou Keïta, homme du peuple, les moyens d’assurer les besoins de sa famille,

Début du XXIe siècle. France. L’État décide de réunir dans un musée unique les collections de deux institutions d’origine coloniale, le musée de l’Homme et le MAAO, ancien musée des colonies. Il s’agit de donner une légitimité muséographique nouvelle aux arts nés de civilisations extra-occidentales. Mais l’entreprise ne trouve pas de mots pour se dire. On tente d’abord musée des art premiers. «Primitifs» se sent trop sous «premiers». C’est abandonné. N’osant dire musée des arts non-blancs – c’est pourtant le cœur du concept –, on essaye musée des civilisations. Les civilisations vues par la civilisation? Encore trop voyant. Ce sera musée du quai Branly, moins conceptuel en effet, du nom d’Édouard Branly, l’inventeur du cohéreur à limaille.

1917. France. Marcel Duchamp appose sa signature sur une cuvette de chiotte émaillée. À travers cette provocation jubilatoire, il veut ridiculiser l’idéologie de l’œuvre, l’art comme production d’œuvres sublimes capables de vivre de leur propre vie, l’art consommable partout où il va, achetable, circulant, l’œuvre comme hypostase du dieu marchandise. Il prophétise ainsi l’épuisement du rapport à la haute culture selon la ci-devant modernité occidentale. Avec l’invention du ready made, objets usuels sacrés œuvres d’art, Duchamp ajuste la focale sur l’essentiel, l’événement que constitue le croisement des regards autour de la production d’un signe. Du même mouvement, il pense déconsidérer définitivement l’autorité des professionnels de la profession et ruiner le trafic par lequel les classes fortunées font de l’art, comme de tout le reste, leur bien privatif. Raté. Aujourd’hui, sa chiotte, exposée aux dévots du musée national d’Art moderne (dont je suis), est accablée de murmures savants. Aujourd’hui, des propriétaires d’objets standard signés Duchamp les enferment dans des coffres forts pour accroître leur fortune.

1991. Mali. Seydou Keïta, 70 ans, est «découvert» par la photographe française Françoise Huguier, la Christophe Colomb de la photographie africaine. Inscrits dans une tout autre histoire culturelle, Seydou Keïta et le peuple de Bamako proposaient une réponse et une consolation à l’aride question posée par Duchamp, question restée depuis sans réponse. Sans se connaître, ils se tendaient la main. Mais aussitôt «découvertes», les belles images que le peuple de Bamako se passaient de baptême en mariage sont englouties comme mécaniquement dans le siphon de la rapacité impériale. Images retirées à la joie du grand nombre et à sa compétente esthétique. Images conquises par les marchands d’art pour les propriétaires de tout. Images désormais vouées à la lugubre piété de galeries conçues de telle sorte que le peuple ne s’y sente pas chez lui. Digestion de Seydou Keïta par les pouvoirs de l’empire.

À quoi sert le musée du Quai Branly? Il ajoute incontestablement à l’agrément et à la culture des amateurs d’art occidentaux (dont je suis). Il «intègre» des objets qui n’ont rien demandé à une esthétique impériale pour qui le plus haut destin des vieilles œuvres consiste à être sélectionnées par des professionnels, achetées (ou pillées) par des puissants et muséographiées. Ce que dessert le musée-sans-nom, c’est la possibilité d’une rencontre à égalité entre ici et là-bas, c’est le serrement de mains, pourtant tellement urgent, entre la question de Marcel Duchamp et toute réponse possible, dont la réponse du peuple de Bamako fusionnant avec son photographe. Le musée-qui-ne-trouve-pas-de-mots-pour-se-dire est l’extrême symptôme d’un système politico-culturel poursuivant à l’aveugle, souvent sans malice, la mission de perpétuer les normes de l’empire.

Ceux qui veulent un autre monde, des autres mondes doivent changer de politiques. Ça ne se fera pas sans changer aussi d’esthétiques.