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Le créole à travers les âges de l'oral à l'internet, en passant par l'écrit
 
par Daniel Barreteau, Jean Bernabé & Raphaël Confiant
 
Jean Bernabé
Jean Bernabé - 1981 : 6éme anniversaire du GEREC-F.

Dans cet article, nous n'aborderons pas l'histoire de la constitution du créole, pas plus que l'histoire de l'écriture de cette langue, ni de ses représentations ou, du moins, ne ferons-nous qu'effleurer ces questions. Ces thèmes, qui ont déjà été au centre de nombreuses recherches passionnantes, mériteraient plus d'espace pour être retraités.

Nous nous intéresserons ici au fonctionnement du créole du point de vue de ses modes de transmission et d'acquisition. Qu'en est-il de la situation du créole par rapport au développement des supports de communication modernes? A l'heure de l'institution d'un CAPES de créole, comment dynamiser la pratique et l'enseignement du créole? Est-ce que les NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication) peuvent jouer un rôle efficace pour la promotion de la langue et de la culture créoles? Oui, sans nul doute.

 

1. De l'oral à l'écrit

Comme toute langue "naturelle", le créole a d'abord été et est une langue orale, avec tout ce que cela implique de théâtres multiples d'opérations vivantes, où le sujet parlant est en contact direct, multi-sensoriel, avec un vis-à-vis. La situation de parole suppose, normalement, la présence effective, sur le champ, au moins de deux interlocuteurs. Les autres modes de communication, plus "modernes" (écrit, téléphone, radio, télévision, internet...) n'ont pas cet avantage considérable de la présence concomitante d'une personne qui parle et d'une autre personne qui écoute et qui réagit.

Le bilinguisme et le multilinguisme ne posent pas vraiment de problèmes à l'oral, dans la communication inter-personnelle, informelle, où tellement de moyens et d'alternatives s'offrent pour échanger. Dans une telle situation de bilinguisme, les réflexes pour réagir, dans la seconde même, à un contexte donné, s'acquièrent dès la naissance (passage d'une langue à une autre, mixage des langues, utilisation de gestes...).

Le régime de diglossie, malgré la minoration qu’il implique pour le créole, n’échappe pas fondamentalement à ce fonctionnement. Mais on ne peut circonscrire le créole dans son oralité, ni dans des rapports interpersonnels directs. Les difficultés commencent lorsque l'on veut fixer l'écrit et que l'on essaie de profiler une politique linguistique et éducative.

Le créole écrit est jeune, même si, depuis sa constitution, on sait qu'il a "subi" de nombreuses tentatives de transpositions. La fixation moderne de sa transcription date des années 70 et 80, avec des prolongements et des débats encore d'actualité.

Par parenthèses, ces débats sont tout à fait dans l'ordre des choses. La standardisation d'une langue est une opération de longue haleine. Il faut, certes, s'arrêter à un moment donné de manière à fixer un mode d'écriture et à produire des documents de référence (textes, dictionnaires, grammaires, manuels didactiques...) qui feront autorité mais sans bloquer les réflexions et les débats. C'est en multipliant les pratiques, c'est en observant l'évolution même de la langue et en étudiant l'acceptation ou le rejet des principes par les usagers que l'on en viendra, peu à peu, à la nécessité de réformes (plus ou moins importantes). Il n'y a donc pas lieu de créer, pour l’heure, par une sorte de mimétisme, une "académie de la langue créole", ni d'arrêter, définitivement, par décret, l'orthographe de cette langue, à un moment donné.

En revanche, il convient de lancer le projet d'un "Haut conseil de la langue et la culture créoles", fédérant un ensemble de "Conseils régionaux" (Conseil de la langue et de la culture créoles des Antilles et de la Guyane, de Haïti, de la Réunion, etc.) qui auraient pour objectifs:

  • d'encourager, de faire connaître et de rassembler les recherches sur la langue et la culture créoles;
  • d'organiser des rencontres de manière à avancer de concert sur la standardisation, la normalisation et la modernisation des différents parlers créoles;
  • d'encourager l'édition et la diffusion de documents;
  • de veiller à la qualité de la formation (des futurs enseignants et des élèves);
  • d'encourager tous modes de diffusion par les média;
  • de créer et d'alimenter des centres de documentation (sur les lieux mêmes où l'on parle et où l'on enseigne le créole).

La constitution de ce Haut conseil de la langue et de la culture créoles (non réservé à des linguistes) impliquerait que les créoles, créolophones, créolisants, créolistes et créolophiles fassent l'effort de dialoguer pour travailler, ensemble, au développement de cette langue et de cette culture, même si, au départ, certains points de vue semblent divergents (attitudes bien humaines qui tiennent davantage à des ambitions personnelles parfois excessives qu'à des divergences réelles).

2. L'assimilation de l'écrit

Il est tout à fait évident que le créole est marqué par un déficit énorme en matière de pratique de l'écrit, c'est-à-dire de lecture et d'écriture, cela du moins dans les Départements français d'Amérique.

Le passage par l'écriture et l'assimilation de l'écrit sont pourtant des stades obligés du développement moderne des langues. Pour conserver les traces du passé, pour accumuler des connaissances, pour moderniser des champs d'activités, pour enseigner des réalités nouvelles, pour communiquer à distance, une langue a nécessairement besoin de l'écrit. Et les écrits doivent être lus et assimilés par les locuteurs (en masse), qui deviendront des "scripteurs", voire des "écrivains" en puissance.

A défaut de cette assimilation par une masse importante de "pratiquants", le développement de l'écrit resterait une œuvre sans lendemain. Il ne servirait à rien de publier des textes, de développer une norme, d'élaborer des dictionnaires de néologismes si ces données ne devaient pas être réapropriées, "digérées" et réutilisées par les usagers de la langue. En d'autres termes, pour être vivante, une langue doit s'apprendre et se pratiquer, elle doit se renouveler constamment, répondre aux besoins du moment. Elle doit réagir mais aussi se reproduire.

Dans la période de mondialisation que nous vivons, quelques cinq à six mille langues sont confrontées, chaque jour, à l'assimilation de techniques et de notions nouvelles qui sont diffusées à très grande vitesse (essentiellement à partir de l'anglais). Toutes les langues peuvent s'adapter à des situations nouvelles, certes ; elles peuvent se moderniser, mais à condition que cela se fasse progressivement. Les procédés sont bien connus: dérivation, composition, calques, emprunts... En revanche, il est clair que la modernisation des langues ne peut pas se faire si les acteurs d'une langue sont trop peu nombreux ou manquent de dynamisme. Il ne servirait à rien, par exemple, de traduire des articles de physique nucléaire de l'anglais au créole, de créer des néologismes dans ce domaine, s'il n'y a pas de communauté qui puisse s'incorporer ces techniques. On voit que jouent plusieurs critères dans la modernisation des langues: adaptabilité, créativité mais aussi "digestibilité" par la socialisation. Le créole peut se moderniser mais tout effort de modernisation doit être validé par les locuteurs.

La langue créole n'est pas une langue particulièrement difficile à lire et à écrire, pourvu que l'on ait suivi un minimum de formation initiale. Pour qui sait lire et écrire en français et qui a déjà des notions de transcription phonétique, l'acquisition des principes d'écriture ne semble pas poser de problèmes insurmontables. D'où la possible démultiplication rapide des lecteurs et scripteurs, dans la perspective ouverte avec le CAPES de créole. Des espoirs sont donc permis de ce côté. Il faudra les "transformer".

3. De l'écrit à l'internet

Récemment, des intellectuels martiniquais (Patrick Chamoiseau, Gérard Delver, Édouard Glissant, Bertème Juminer) ont proposé un "Manifeste pour un projet global" (publié dans Antilla, le 14 janvier 2000, avant qu'une autre version ne paraisse dans Le Monde).

Aujourd'hui, s'il est encore concevable de dépasser ce "projet global", nous voudrions aller plus loin dans cette utopie d'une Martinique biologique en formulant le rêve d'une communauté de créoles, créolophones, créolisants, créolistes et créolophiles, soucieuse de défendre la biodiversité culturelle de l'espace créolophone autant que son environnement naturel.

Dans une époque où la communication ne semble avoir de valeur que par le nombre, c'est-à-dire à l'échelle planétaire, en opérant une réduction drastique des langues à vocation véhiculaire, l'Europe a fait de la résistance en prenant le chemin du respect de la diversité culturelle (voir l'année européenne des langues 2001) ; la France (après des siècles d'un centralisme aveugle) a suivi cette même voie et cherche maintenant à accompagner et à encourager le développement des langues régionales.

Dans ce contexte historique nouveau, c'est à nous d'agir, maintenant, pour donner vie à l'espace créolophone, nous tous, créoles, créolophones, créolisants, créolistes et créolophiles.

Mais de quels moyens disposons-nous? Les moyens modernes de communication peuvent-ils nous aider ou bien, entrons-nous dans une ère de fausses facilités?

Le créole commence à s'implanter au théâtre, à la radio et à la télévision (donc à l'oral), mais encore trop peu à l'école, dans les écrits, dans la signalisation, la publicité ou sur internet (exceptions faites de quelques rares sites).

Sans chercher à décrire cette situation (qui mériterait d'être examinée régulièrement, d'être étudiée scientifiquement, de manière à suivre, effectivement, l'évolution de la dynamique de cette langue), selon nous, il conviendrait certainement de valoriser, grâce à l'internet et aux moyens audio-visuels, les très nombreux travaux qui ont été menés sur la langue et la culture créoles.

Nous pensons, notamment, aux nombreuses et importantes publications mais aussi aux guides didactiques que le GEREC-F (Groupe d'études et de recherches en espace créolophone et francophone) est en train de préparer pour le concours du CAPES de créole.

Des présentations sommaires, des extraits pourraient être "offerts" aux internautes (avec l'agrément, bien sûr, des auteurs et des éditeurs): dictionnaires en ligne, cours de créole, passages de littérature, etc. Des CD-ROM pourraient reprendre l'essentiel des documents écrits, sous des formes plus interactives, plus ludiques.

Cette perspective nous semble d'autant plus intéressante à développer que la majorité des collèges et lycées de l'espace créolophone sont maintenant reliés à l'internet.

Propositions

En résumé, en étant bien conscient qu'un "état des lieux" reste à faire, nous pouvons d'ores et déjà profiter de la situation extrêmement dynamique offerte par l'institution du CAPES de créole pour faire quelques propositions, qui pourraient trouver des applications à l'échelle de l'ensemble de l'espace créolophone.

Il nous paraît intéressant, urgent et de l'ordre du possible d'entrevoir les opérations suivantes:

  • regrouper nos forces au sein d'un Haut conseil de la langue et de la culture créoles qui fédéreraient un ensemble de conseils régionaux;
  • encourager de toutes les manières possibles (notamment avec les NTIC) le passage à l'écrit afin de donner une autre dimension, sociale, de la pratique du créole;
  • rêver et faire rêver d'un espace créolophone dynamique, cette utopie prenant corps dans un projet politique (au sens le plus noble et le plus général du terme) de respect de la biodiversité culturelle.

La recherche, l'enseignement et la communication ne font pas toujours bon ménage. Traditionnellement, dans le monde de la recherche, la communication n'intervenait que lorsqu'un programme de recherche était abouti. Il en va différemment aujourd'hui: dans la période que nous vivons, nous devons communiquer pour faire partager nos questionnements, pour monter nos projets autant que pour divulguer et valoriser les résultats de nos recherches.

Nous avons maintenant les NTIC pour nous aider à mener à bien toutes ces opérations, de bout en bout. A nous de les utiliser au mieux. C'est nous qui en ferons des techniques efficientes ou qui les laisseront se dégénérer. A nous de soigner, notamment, nos sites institutionnels et de les faire connaître. Avec la reconnaissance du créole comme langue d'enseignement, il faut avancer très vite pour que cette expérience in vivo soit suivie du succès que l'on attend; pour que la perception du rôle et du statut de la langue créole évolue dans le bons sens. Rien n'est statique. Pour cela, il est indispensable de faire preuve d'imagination, de dynamisme et de cohésion pour avancer, collectivement.

Si le GEREC-F se trouve au cœur de cette réforme, il va de soi que beaucoup d'autres acteurs seront appelés à jouer un rôle essentiel dans cette vaste entreprise, en particulier les politiques, l'élite intellectuelle, le corps enseignant et les média.

Cet article est donc, finalement, un appel à collaboration multiple (à structurer), pour une démultiplication d'acteurs engagés et résolus en faveur du développement de la langue et de la culture créoles. Le moment est venu de nous manifester positivement.

Daniel Barreteau - Jean Bernabé - Raphaël Confiant