Scandalisons d’abord !
Le projet «Humanités créoles» est un
anti-corps sécrété par l’institution
scolaire française pour se protéger contre l’intrusion
en son sein de…la langue créole. La bonne foi de ses
promoteurs n’est aucunement en cause et d’ailleurs,
c’est justement parce qu’ils sont de bonne foi, c’est
précisément parce qu’ils sont des «honnêtes
hommes» au sens où on l’entendait au XVIIe siècle,
que le système les a «choisis» pour assurer
sa défense. Venant de personnes ouvertement assimilationnistes
ou hostiles à la culture locale, ce projet n’aurait
pas, en effet, été crédible et n’aurait
pu rallier derrière sa bannière, associations de parents
d’élèves, syndicats enseignants et hommes politiques
de progrès.
Expliquons ensuite!
Les sociétés sont, comme chacun sait, composées
d’un entrelacements de «systèmes» qui
fonctionnent de manière autonome, selon une logique propre
dont l’objectif est toujours d’assurer leur propre conservation
ou perduration. Pour ce faire, les systèmes font agir des
sous-groupes ou des individus à forte personnalité,
cela de deux façons différentes:
- soit de manière offensive, voire agressive, à
l’aide de ce que nous appellerons des gardes du
corps. Dans le cas qui nous occupe, cela a rassemblé
tous les organismes ou individus qui se sont opposés ouvertement
depuis 30 ans à l’introduction du créole à
l’école, à la création d’une
licence de créole à l’université ou
à la mise en place du CAPES de créole. Le dernier
cas est celui cet inspecteur de l’Education nationale, soi-disant
grand philosophe, qui s’est fendu récemment d’un
texte virulemment anti-Humanités créoles.
- soit de manière défensive, sur le mode justement
des anti-corps. Dans le cas qui nous occupe cela
rassemble, outre les récents promoteurs des «Humanités
créoles», tous ceux qui depuis «nanni-nannan» réclament une certaine forme d’antillanisation
des programmes scolaires, cela le plus souvent à doses
homéopathiques, mais sans vouloir chambouler l’institution
et surtout en tenant la langue créole soigneusement en
lisière.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître à première
vue, les «anti-corps» du Système, les défensifs
donc, mènent au fond le même combat que les «
gardes du corps», les offensifs, à savoir minorer totalement
le rôle de la langue créole dans la nécessaire
refondation de notre système scolaire. Il n’y a, en
effet, qu’à lire les quelques textes diffusés
par les tenants du projet «Humanités créoles»:
ceux-ci soulignent toujours, en caractères gras, qu’il
ne s’agit aucunement pour eux d’enseigner ni en créole
ni le créole. Tout au plus indiquent-ils que ce dernier pourra
être utilisée dans l’enseignement. De quelle
façon? Sur quel mode? Pour quoi faire? On ne nous le dit
évidemment pas.
Car quel est le fondement même, le poto-mitan, le socle
du système scolaire français sinon la langue française?
Enseigner, en classe de sciences naturelles, le crabe-mantou, en
histoire, le Temps Robert, en géographie, les sols de la
Presqu’île de la Caravelle ou prendre l’exemple
du cerf-volant pour faire de la géométrie ne menace
aucunement ce socle, ne le remet aucunement en cause, même
s’il est intéressant et utile pour nos élèves
que le référent antillais soit utilisé pour
faire passer ces différents savoirs. Ce qui, en effet, serait
subversif, révolutionnaire pour tout dire, ce serait que
ces mêmes utilisations du référent soient faites…en
langue créole. Là, c’est chose inacceptable
pour le Système, c’est toucher à son socle même.
C’est le mettre en danger et il est normal qu’il se
défende soit à l’aide de gardes du corps soit
à l’aide d’anti-corps.
C’est qu’après 30 ans de combat du GEREC-F,
de Bannzil Kréyol et autres, le Système a été
obligé de beaucoup lâcher s’agissant du créole,
du moins à ses yeux. Que de chemin parcouru depuis ce simple
cours, à l’instigation de Jean Bernabé, de 2h
hebdomadaires de linguistique créole au sein de la Licence
de Lettres modernes à l’UAG, cela dans les années
70 et la licence de créole des années 90, puis le
CAPES de créole des années 2000 ! En fait, le Système
a été pris à son propre piège : les
décrets et autres lois linguistiques qu’il prenait
en faveur des langues régionales de l’Hexagone pouvaient
se permettre d’être généreuses car elles
concernaient quasiment-toutes des langues moribondes. 2% des bretonnants,
5% d’occitanophones, 15% de bascophones etc…ne représentaient
plus aucun danger pour la prééminence de la langue
française et le système pouvait se permettre de lâcher
la bride. Et c’est dans cette faille que se sont engouffrés
les créolistes ! Obliger le Système à respecter
ses propres règles et lois. L’obliger à autoriser
la création d’une licence, d’une maîtrise,
d’un DEA, d’un doctorat, d’un CAPES et d’un
PE de langues et cultures créoles, cela plus de 20 ans après
que Bretons, Occitans ou Basques les aient obtenus. Mais il y avait
désormais un gros problème (pour le Système),
il y a un hic, c’est que 90% des Antillo-Guyanais sont créolophones.
Là résidait le danger ! Il fallait donc qu’il
se protège. Ayant déjà fait donner de la voix
pendant trente ans par ses gardes du corps assimilationistes et
anti-culture locale, voici qu’à présent, suprême
ruse !, il fait donner de la voix à ses anti-corps sincèrement
progressistes et pro-culture locale. Dans les deux cas, il s’agit
de barrer la route à la langue créole.
Scandalisons à nouveau !
Le choix même de l’expression «Humanités
créoles», expression fort belle, magnifique même,
est làindépendamment de l’honnêteté
de ses créateurspour brouiller les cartes. En effet,
elle établit une analogie, immédiate mais fausse,
avec les «Humanités gréco-latines», donnant
au passage aux «Humanités créoles» un
prestige inattendu puisque jusqu’à présent tout
ce qui était «créole» relevait du grossier,
du vulgaire, bref du «vié neg». Mais, hélas,
cette analogie est complètement fausse. Pourquoi? Parce que
les humanités gréco-latines n’entretiennent
aucun lien avec le vécu de l’élève européen
ou américain et cela, d’aussi loin qu’on puisse
remonter dans le temps, en fait à partir du XVIe siècle
et de la Renaissance. Car c’est la Renaissance qui a re-fabriqué
de toutes pièces une culture gréco-latine morte et
enterrée depuis des siècles, si morte et enterrée
que n’eussent été les traducteurs arabes du
Moyen-Age, notamment en Andalousie, elle eût été
perdue à jamais. Il s’agit donc d’une construction
intellectuelle qui a permis à ce qui à partir de 1492
allait devenir l’Occident triomphant de se doter d’un
back-ground culturel prestigieux. Et c’est uniquement par
l’école que ces humanités gréco-latines
ont été transmises! Et quand on sait que jusqu’au
début du XXe siècle, seule une minorité d’enfants,
en Occident, y avaient accès, on mesure à quel point,
cette construction n’entretenait aucun rapport avec le réel,
la quotidienneté de l’immense majorité des Occidentaux.
Et quand on sait enfin que l’enseignement à large échelle
du grec ancien et du latin au sein de l’école européenne
nous insistons : à large échelle, n’a
duré qu’à peine un demi-siècle (aujourd’hui
elles ne sont plus que des matières optionnelles suivies
par moins de 20% des élèves), on comprend fort bien
aussi que tout un chacun puisse utiliser des expressions comme «nettoyer
les écuries d’Augias» ou «« sans
en connaître l’origine. Or, l’un des points centraux
du projet «Humanités créoles» est justement
le «vécu de l’élève»!!! Autrement
dit autant les humanités gréco-latines sont une culture
morte dont on peut fort bien se passer, autant les humanités
créoles relèvent du quotidien, du contemporain, du
réel. Du coup la fausseté de l’analogie entre
ces deux types d’«humanités» se révèle
au grand jour. Et là, il faut le dire haut et fort,
les «Humanités créoles» sont à
construire. Elles ne sauraient être en aucune façon
une simple prise en compte du réel de l'élève.
C’est pourquoi elles doivent être écrites, labourées,
analysées sous toutes les coutures, inventoriées,
cela de la manière la plus scientifique possible. Telle est
la tâche à laquelle s’emploie le GEREC-F et d’autres
depuis plus de trois décennies. Cela, tant au plan de la
recherche fondamentale et appliquée qu’à celui
de la formation des formateurs (licenciés en créole,
professeurs des école-option créole, Capésiens
de créole etc…).
Il est très significatif, et cela conforte notre analyse,
qu’à aucun moment les promoteurs des «Humanités
créoles» n’ont pris langue avec ceux qui depuis
bientôt 30 ans travaillent non seulement sur le créole-langue
mais aussi sur le créole-histoire, le créole-anthropologie,
le créole-littérature, le créole-ethnobotanique
etc…Je veux bien sûr parler du GEREC-F (groupe d’études
et de recherches en espace créole et francophone) de l’Université
des Antilles et de la Guyane, fort d’une trentaine de chercheurs
et d’une centaine de publications dans tous les domaines des
sciences humaines. Les «anti-corps» du système
ont fait comme si tout ce travail n’existait pas, comme si
tous les combats menés depuis 30 ans (où étaient-ils
d’ailleurs pendant tout ce temps-là?) n’avaient
jamais eu lieu. Ils se présentèrent donc comme des
découvreurs (d’eau chaude, sans doute), des novateurs
alors que tout ce que l’on trouve dans leurs écrits
a déjà été dit et écrit depuis
des lustres, notamment par le GEREC-F et l’AMCAE (Association
Martiniquaise pour l’Antillanisation de l’Enseignement).
Leurs écrits, anti-corps obligent, sont même en retrait
par rapport aux revendications des deux structures qui viennent
d’être nommés. Car au fond? De quoi s’agit-il?
Quel est le fond du problème? Le voici:
- des structures comme feu-l’AMCAE, le GEREC-F, Bannzil
Kréyol, ou la toute récente APLCR (Association des
professeurs de langues et cultures régionales) cherchent
à révolutionner le système
scolaire en y introduisant, pas à pas, lentement mais sûrement,
la seule chose qui a le pouvoir de l’ébranler à
savoir la langue créole. Il s’agit d’une révolution
tranquille. Car pour reprendre les exemples cités plus
haut, n’est-ce pas en créole que les chasseurs de
crabes vont chercher leurs mantous? N’est-ce pas en créole
que nos anciens combattants ou ceux qui ont vécu sur place
cette période parlent du Temps Robert? N’est-ce pas
en créole que les gamins fabriquent leurs cerfs-volants
et jouent avec? La langue créole est ce qui structure l’imaginaire
de l’enfant antillais, c’est par elle/à travers
elle/grâce à elle qu’il fait l’expérience
du réel. Lui assigner une place marginale comme fait le
projet «Humanités créoles» c’est
aller à l’encontre même de…l’humanité
créolophone.
- des structures comme le comité «Humanités
créoles» mais bien avant lui des associations de
parents d’élèves notamment, ne cherchent qu’à
améliorer le système, à
le rendre plus performant dans son fonctionnement, à réduire
ce qu’on appelle à tort et à travers «l’échec
scolaire» etc…D’ailleurs, il n’est pas
du tout étonnant que ses principaux promoteurs émanent
du Système dans ce qu’il a de plus hiérarchique
(inspecteurs de l’Education nationale). Quels meilleurs
anti-corps aurait pu choisir l’institution scolaire française?
Là encore, j’y insiste : la bonne foi et l’honnêteté
des promoteurs des «Humanités créoles»
n’est pas en cause. Ils sont sincères mais ils sont
«agis» inconsciemment, «manipulés»
par le Système qui ne cherche qu’à perdurer.
Poursuivons. Le plus grave est que les promoteurs des «Humanités
créoles» avancent l’idée que n’importe
quel enseignant, quelle que soit sa spécialité, pourrait
faire «un peu d’humanités créoles»
dans son cours! D’un côté, ils veulent une matière
spécifique, à raison de 2h obligatoires par semaine,
intitulée «Humanités créoles»,
qui seraient assurée par qui, ils ne le disent pas. De l’autre,
des pincées d’humanités créoles dans
tous les cours! Cette architecture pas claire du tout est dans le
droit fil de la réaction anti-corps du système scolaire
français. Il s’agit de brouiller les cartes, d’éviter
de parler des LCR et de la formation que ces dernières dispensent
et, comme le disait si bien le petit père Mao, d’agiter
le drapeau rouge pour mieux combattre le drapeau rouge. Ce brouillage
a toujours un seul et unique objectif : maintenir à l’écart
du système la langue créole en tant que telle.
Enfin, la philosophie même du GEREC-F et celle des «Humanités
créoles» diffèrent radicalement quant au but
assigné à l’enseignement de notre culture. Pour
le GEREC-F, la langue et la culture créoles ne doivent pas
être enseignées juste parce qu’elles peuvent/pourraient
améliorer les résultats scolaires de nos élèves.
Cette optique utilitariste, cette conception «culture créole-béquille
du système» n’est pas la nôtre. Le petit
Français, le petit Chinois ou le petit Arabe est éduqué
d’abord dans sa langue maternelle et on lui apprend d’abord
sa culture, son histoire, son environnement etc…Dans ces pays
(France, Chine, monde arabe etc…), l’étude de
la langue et de la culture a comme premier objectif d’amener
l’élève à construire son identité
au sein d’une langue et d’une culture nationales. Pas
de réussir à tel examen ou d’obtenir la moyenne
dans telle discipline! Il devrait en aller exactement de même
pour le petit Créole. Le petit Français est éduqué
d’abord en Français, le petit Arabe d’abord en
Arabe, le petit Chinois d’abord en chinois, eh bien le petit
Créole doit être éduqué d’abord
en créole. Point barre. Qu’ensuite cela favorise sa
réussite scolaire, tant mieux! Que cela lui permette éventuellement
d’avoir 18/20 dans ses devoirs de maths, bravo! Mais la langue
et la culture créoles n’ont pas à servir de
boniches au système scolaire français, messieurs les
Humanistes créoles! Elles ne sauraient être utilisées
pour pallier/masquer son échec aux Antilles et en Guyane.
Mais alors, nous rétorquera-t-on, votre analyse est bien
jolie mais il y a eu des sanctions. Le Système a sanctionné
les promoteurs du projet «Humanités créoles».
Là encore, indépendamment de la bonne foi de ses promoteurs
et dans le droit fil de notre analyse, nous dirons qu’il s’agit
de la «mise en scène d’un pseudo-conflit».
Toujours pour crédibiliser son anti-corps, le système
doit faire semblant de frapper mais pas trop fort car ce pseudo-conflit
ne doit en aucune façon se transformer en vrai conflit. Après
tout, se voir priver du titre de «doyen des IPR», ce
n’est jamais que se voir privé de…60 euros par
mois, comme l’a rappelé malicieusement le recteur de
la Martinique. Après tout, recevoir un blâme du Ministère
de l’Education Nationale quand on se trouve à quelques
années de la retraite, cela ne porte guère à
conséquence. Fermons le ban!
Alors bien sur, on nous ressortira l’éternelle rengaine
idiote du «Neg kont Neg». On entendra les bonnes âmes
se lamenter de l’opposition entre GEREC-F et «Humanités
créoles» alors qu’il serait nécessaire
de s’unir contre l’institution, contre le pouvoir colonial,
contre le Système et papati et patata et bla-bla-bla…Sauf
qu’aux yeux du GEREC-F et de l’APLCR, les «Humanités
créoles» sont…le Système. Ou plus exactement
l’une des faces du système. La plus présentable,
la plus intelligente, la plus sincère certes mais dont l’objectif
reste exactement le même que celui de ses faces les plus hideuses
à savoir : assurer la perduration de la langue française
et du mode de penser français au sein de l’école
aux Antilles-Guyane. Que nos politiciens nationalo-indépendantistes
ne le comprennent pas, c’est leur problème!
Il est en tout cas hors de question pour nous d’accepter
que notre langue, le créole, soit gratifié d’un
strapontin dans une éventuelle reconversion du système
scolaire en place. Nous nous battons depuis 30 ans, nous continuerons
à le faire! La prochaine étape de notre combat est
d’obtenir que l’enseignement des LCR devienne obligatoire
(il est actuellement optionnel) et ce n’est point une chimère
: les Corses ont réussi à imposer l’enseignement
de la langue et de la culture corses de la Maternelle à l’Université.
Cela prendra le temps qu’il faudra, cinq ans, dix ans, vingt
ans, peu importe mais nous ne nous laisserons pas berner par les
leurres, au sens balistique du terme, que lâche de temps à
autre le Système.
Et pour terminer, nous dirons que nous aussi, nous sommes «agis»,
«actionnés». Nous ne nous sommes pas réveillés
un beau matin en nous disant « Tiens au lieu d’aller
à la plage aujourd’hui ou d’aller jouer au tennis,
nous allons créer une graphie pour le créole, nous
allons rédiger une grammaire du créole ou écrire
un roman en créole!». Nous sommes agis par un Contre-Système,
notre action obéit à une commande socio-historique,
à un niveau à la fois obsidionnal et subliminal. Ce
Contre-Système qui nous «manipule», c’est
cette fraction de notre corps social qui refuse de se voir transformer
en Gaulois noirs ou en Européens crépus. Et nous ne
sommes ni naïfs ni dupes, nous savons pertinemment que cette
fraction d’irréductibles (ces «derniers des Moricauds»)
est traversée par d’énormes contradictions,
la plus énorme étant qu’elle veut tout à
la fois rester identitairement créole, farouchement créole,
et bénéficier tout aussi farouchement de tous les
avantages matériels de la franco-européanité.
Cette contradiction, nous l’assumons…
Raphaël CONFIANT
18 .07.03
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