Humanités créoles

 

 Les «Humanités créoles» sont un anti-corps...

 
par Raphaël Confiant
Ecrivain et créoliste
 
 

Scandalisons d’abord !

Le projet «Humanités créoles» est un anti-corps sécrété par l’institution scolaire française pour se protéger contre l’intrusion en son sein de…la langue créole. La bonne foi de ses promoteurs n’est aucunement en cause et d’ailleurs, c’est justement parce qu’ils sont de bonne foi, c’est précisément parce qu’ils sont des «honnêtes hommes» au sens où on l’entendait au XVIIe siècle, que le système les a «choisis» pour assurer sa défense. Venant de personnes ouvertement assimilationnistes ou hostiles à la culture locale, ce projet n’aurait pas, en effet, été crédible et n’aurait pu rallier derrière sa bannière, associations de parents d’élèves, syndicats enseignants et hommes politiques de progrès.

Expliquons ensuite!

Les sociétés sont, comme chacun sait, composées d’un entrelacements de «systèmes» qui fonctionnent de manière autonome, selon une logique propre dont l’objectif est toujours d’assurer leur propre conservation ou perduration. Pour ce faire, les systèmes font agir des sous-groupes ou des individus à forte personnalité, cela de deux façons différentes:

  • soit de manière offensive, voire agressive, à l’aide de ce que nous appellerons des gardes du corps. Dans le cas qui nous occupe, cela a rassemblé tous les organismes ou individus qui se sont opposés ouvertement depuis 30 ans à l’introduction du créole à l’école, à la création d’une licence de créole à l’université ou à la mise en place du CAPES de créole. Le dernier cas est celui cet inspecteur de l’Education nationale, soi-disant grand philosophe, qui s’est fendu récemment d’un texte virulemment anti-Humanités créoles.
  • soit de manière défensive, sur le mode justement des anti-corps. Dans le cas qui nous occupe cela rassemble, outre les récents promoteurs des «Humanités créoles», tous ceux qui depuis «nanni-nannan» réclament une certaine forme d’antillanisation des programmes scolaires, cela le plus souvent à doses homéopathiques, mais sans vouloir chambouler l’institution et surtout en tenant la langue créole soigneusement en lisière.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue, les «anti-corps» du Système, les défensifs donc, mènent au fond le même combat que les « gardes du corps», les offensifs, à savoir minorer totalement le rôle de la langue créole dans la nécessaire refondation de notre système scolaire. Il n’y a, en effet, qu’à lire les quelques textes diffusés par les tenants du projet «Humanités créoles»: ceux-ci soulignent toujours, en caractères gras, qu’il ne s’agit aucunement pour eux d’enseigner ni en créole ni le créole. Tout au plus indiquent-ils que ce dernier pourra être utilisée dans l’enseignement. De quelle façon? Sur quel mode? Pour quoi faire? On ne nous le dit évidemment pas.

Car quel est le fondement même, le poto-mitan, le socle du système scolaire français sinon la langue française? Enseigner, en classe de sciences naturelles, le crabe-mantou, en histoire, le Temps Robert, en géographie, les sols de la Presqu’île de la Caravelle ou prendre l’exemple du cerf-volant pour faire de la géométrie ne menace aucunement ce socle, ne le remet aucunement en cause, même s’il est intéressant et utile pour nos élèves que le référent antillais soit utilisé pour faire passer ces différents savoirs. Ce qui, en effet, serait subversif, révolutionnaire pour tout dire, ce serait que ces mêmes utilisations du référent soient faites…en langue créole. Là, c’est chose inacceptable pour le Système, c’est toucher à son socle même. C’est le mettre en danger et il est normal qu’il se défende soit à l’aide de gardes du corps soit à l’aide d’anti-corps.

C’est qu’après 30 ans de combat du GEREC-F, de Bannzil Kréyol et autres, le Système a été obligé de beaucoup lâcher s’agissant du créole, du moins à ses yeux. Que de chemin parcouru depuis ce simple cours, à l’instigation de Jean Bernabé, de 2h hebdomadaires de linguistique créole au sein de la Licence de Lettres modernes à l’UAG, cela dans les années 70 et la licence de créole des années 90, puis le CAPES de créole des années 2000 ! En fait, le Système a été pris à son propre piège : les décrets et autres lois linguistiques qu’il prenait en faveur des langues régionales de l’Hexagone pouvaient se permettre d’être généreuses car elles concernaient quasiment-toutes des langues moribondes. 2% des bretonnants, 5% d’occitanophones, 15% de bascophones etc…ne représentaient plus aucun danger pour la prééminence de la langue française et le système pouvait se permettre de lâcher la bride. Et c’est dans cette faille que se sont engouffrés les créolistes ! Obliger le Système à respecter ses propres règles et lois. L’obliger à autoriser la création d’une licence, d’une maîtrise, d’un DEA, d’un doctorat, d’un CAPES et d’un PE de langues et cultures créoles, cela plus de 20 ans après que Bretons, Occitans ou Basques les aient obtenus. Mais il y avait désormais un gros problème (pour le Système), il y a un hic, c’est que 90% des Antillo-Guyanais sont créolophones. Là résidait le danger ! Il fallait donc qu’il se protège. Ayant déjà fait donner de la voix pendant trente ans par ses gardes du corps assimilationistes et anti-culture locale, voici qu’à présent, suprême ruse !, il fait donner de la voix à ses anti-corps sincèrement progressistes et pro-culture locale. Dans les deux cas, il s’agit de barrer la route à la langue créole.

Scandalisons à nouveau !

Le choix même de l’expression «Humanités créoles», expression fort belle, magnifique même, est làindépendamment de l’honnêteté de ses créateurspour brouiller les cartes. En effet, elle établit une analogie, immédiate mais fausse, avec les «Humanités gréco-latines», donnant au passage aux «Humanités créoles» un prestige inattendu puisque jusqu’à présent tout ce qui était «créole» relevait du grossier, du vulgaire, bref du «vié neg». Mais, hélas, cette analogie est complètement fausse. Pourquoi? Parce que les humanités gréco-latines n’entretiennent aucun lien avec le vécu de l’élève européen ou américain et cela, d’aussi loin qu’on puisse remonter dans le temps, en fait à partir du XVIe siècle et de la Renaissance. Car c’est la Renaissance qui a re-fabriqué de toutes pièces une culture gréco-latine morte et enterrée depuis des siècles, si morte et enterrée que n’eussent été les traducteurs arabes du Moyen-Age, notamment en Andalousie, elle eût été perdue à jamais. Il s’agit donc d’une construction intellectuelle qui a permis à ce qui à partir de 1492 allait devenir l’Occident triomphant de se doter d’un back-ground culturel prestigieux. Et c’est uniquement par l’école que ces humanités gréco-latines ont été transmises! Et quand on sait que jusqu’au début du XXe siècle, seule une minorité d’enfants, en Occident, y avaient accès, on mesure à quel point, cette construction n’entretenait aucun rapport avec le réel, la quotidienneté de l’immense majorité des Occidentaux. Et quand on sait enfin que l’enseignement à large échelle du grec ancien et du latin au sein de l’école européenne nous insistons : à large échelle, n’a duré qu’à peine un demi-siècle (aujourd’hui elles ne sont plus que des matières optionnelles suivies par moins de 20% des élèves), on comprend fort bien aussi que tout un chacun puisse utiliser des expressions comme «nettoyer les écuries d’Augias» ou «« sans en connaître l’origine. Or, l’un des points centraux du projet «Humanités créoles» est justement le «vécu de l’élève»!!! Autrement dit autant les humanités gréco-latines sont une culture morte dont on peut fort bien se passer, autant les humanités créoles relèvent du quotidien, du contemporain, du réel. Du coup la fausseté de l’analogie entre ces deux types d’«humanités» se révèle au grand jour. Et là, il faut le dire haut et fort, les «Humanités créoles» sont à construire. Elles ne sauraient être en aucune façon une simple prise en compte du réel de l'élève. C’est pourquoi elles doivent être écrites, labourées, analysées sous toutes les coutures, inventoriées, cela de la manière la plus scientifique possible. Telle est la tâche à laquelle s’emploie le GEREC-F et d’autres depuis plus de trois décennies. Cela, tant au plan de la recherche fondamentale et appliquée qu’à celui de la formation des formateurs (licenciés en créole, professeurs des école-option créole, Capésiens de créole etc…).

Il est très significatif, et cela conforte notre analyse, qu’à aucun moment les promoteurs des «Humanités créoles» n’ont pris langue avec ceux qui depuis bientôt 30 ans travaillent non seulement sur le créole-langue mais aussi sur le créole-histoire, le créole-anthropologie, le créole-littérature, le créole-ethnobotanique etc…Je veux bien sûr parler du GEREC-F (groupe d’études et de recherches en espace créole et francophone) de l’Université des Antilles et de la Guyane, fort d’une trentaine de chercheurs et d’une centaine de publications dans tous les domaines des sciences humaines. Les «anti-corps» du système ont fait comme si tout ce travail n’existait pas, comme si tous les combats menés depuis 30 ans (où étaient-ils d’ailleurs pendant tout ce temps-là?) n’avaient jamais eu lieu. Ils se présentèrent donc comme des découvreurs (d’eau chaude, sans doute), des novateurs alors que tout ce que l’on trouve dans leurs écrits a déjà été dit et écrit depuis des lustres, notamment par le GEREC-F et l’AMCAE (Association Martiniquaise pour l’Antillanisation de l’Enseignement). Leurs écrits, anti-corps obligent, sont même en retrait par rapport aux revendications des deux structures qui viennent d’être nommés. Car au fond? De quoi s’agit-il? Quel est le fond du problème? Le voici:

  • des structures comme feu-l’AMCAE, le GEREC-F, Bannzil Kréyol, ou la toute récente APLCR (Association des professeurs de langues et cultures régionales) cherchent à révolutionner le système scolaire en y introduisant, pas à pas, lentement mais sûrement, la seule chose qui a le pouvoir de l’ébranler à savoir la langue créole. Il s’agit d’une révolution tranquille. Car pour reprendre les exemples cités plus haut, n’est-ce pas en créole que les chasseurs de crabes vont chercher leurs mantous? N’est-ce pas en créole que nos anciens combattants ou ceux qui ont vécu sur place cette période parlent du Temps Robert? N’est-ce pas en créole que les gamins fabriquent leurs cerfs-volants et jouent avec? La langue créole est ce qui structure l’imaginaire de l’enfant antillais, c’est par elle/à travers elle/grâce à elle qu’il fait l’expérience du réel. Lui assigner une place marginale comme fait le projet «Humanités créoles» c’est aller à l’encontre même de…l’humanité créolophone.
  • des structures comme le comité «Humanités créoles» mais bien avant lui des associations de parents d’élèves notamment, ne cherchent qu’à améliorer le système, à le rendre plus performant dans son fonctionnement, à réduire ce qu’on appelle à tort et à travers «l’échec scolaire» etc…D’ailleurs, il n’est pas du tout étonnant que ses principaux promoteurs émanent du Système dans ce qu’il a de plus hiérarchique (inspecteurs de l’Education nationale). Quels meilleurs anti-corps aurait pu choisir l’institution scolaire française? Là encore, j’y insiste : la bonne foi et l’honnêteté des promoteurs des «Humanités créoles» n’est pas en cause. Ils sont sincères mais ils sont «agis» inconsciemment, «manipulés» par le Système qui ne cherche qu’à perdurer.

Poursuivons. Le plus grave est que les promoteurs des «Humanités créoles» avancent l’idée que n’importe quel enseignant, quelle que soit sa spécialité, pourrait faire «un peu d’humanités créoles» dans son cours! D’un côté, ils veulent une matière spécifique, à raison de 2h obligatoires par semaine, intitulée «Humanités créoles», qui seraient assurée par qui, ils ne le disent pas. De l’autre, des pincées d’humanités créoles dans tous les cours! Cette architecture pas claire du tout est dans le droit fil de la réaction anti-corps du système scolaire français. Il s’agit de brouiller les cartes, d’éviter de parler des LCR et de la formation que ces dernières dispensent et, comme le disait si bien le petit père Mao, d’agiter le drapeau rouge pour mieux combattre le drapeau rouge. Ce brouillage a toujours un seul et unique objectif : maintenir à l’écart du système la langue créole en tant que telle.

Enfin, la philosophie même du GEREC-F et celle des «Humanités créoles» diffèrent radicalement quant au but assigné à l’enseignement de notre culture. Pour le GEREC-F, la langue et la culture créoles ne doivent pas être enseignées juste parce qu’elles peuvent/pourraient améliorer les résultats scolaires de nos élèves. Cette optique utilitariste, cette conception «culture créole-béquille du système» n’est pas la nôtre. Le petit Français, le petit Chinois ou le petit Arabe est éduqué d’abord dans sa langue maternelle et on lui apprend d’abord sa culture, son histoire, son environnement etc…Dans ces pays (France, Chine, monde arabe etc…), l’étude de la langue et de la culture a comme premier objectif d’amener l’élève à construire son identité au sein d’une langue et d’une culture nationales. Pas de réussir à tel examen ou d’obtenir la moyenne dans telle discipline! Il devrait en aller exactement de même pour le petit Créole. Le petit Français est éduqué d’abord en Français, le petit Arabe d’abord en Arabe, le petit Chinois d’abord en chinois, eh bien le petit Créole doit être éduqué d’abord en créole. Point barre. Qu’ensuite cela favorise sa réussite scolaire, tant mieux! Que cela lui permette éventuellement d’avoir 18/20 dans ses devoirs de maths, bravo! Mais la langue et la culture créoles n’ont pas à servir de boniches au système scolaire français, messieurs les Humanistes créoles! Elles ne sauraient être utilisées pour pallier/masquer son échec aux Antilles et en Guyane.

Mais alors, nous rétorquera-t-on, votre analyse est bien jolie mais il y a eu des sanctions. Le Système a sanctionné les promoteurs du projet «Humanités créoles». Là encore, indépendamment de la bonne foi de ses promoteurs et dans le droit fil de notre analyse, nous dirons qu’il s’agit de la «mise en scène d’un pseudo-conflit». Toujours pour crédibiliser son anti-corps, le système doit faire semblant de frapper mais pas trop fort car ce pseudo-conflit ne doit en aucune façon se transformer en vrai conflit. Après tout, se voir priver du titre de «doyen des IPR», ce n’est jamais que se voir privé de…60 euros par mois, comme l’a rappelé malicieusement le recteur de la Martinique. Après tout, recevoir un blâme du Ministère de l’Education Nationale quand on se trouve à quelques années de la retraite, cela ne porte guère à conséquence. Fermons le ban!

Alors bien sur, on nous ressortira l’éternelle rengaine idiote du «Neg kont Neg». On entendra les bonnes âmes se lamenter de l’opposition entre GEREC-F et «Humanités créoles» alors qu’il serait nécessaire de s’unir contre l’institution, contre le pouvoir colonial, contre le Système et papati et patata et bla-bla-bla…Sauf qu’aux yeux du GEREC-F et de l’APLCR, les «Humanités créoles» sont…le Système. Ou plus exactement l’une des faces du système. La plus présentable, la plus intelligente, la plus sincère certes mais dont l’objectif reste exactement le même que celui de ses faces les plus hideuses à savoir : assurer la perduration de la langue française et du mode de penser français au sein de l’école aux Antilles-Guyane. Que nos politiciens nationalo-indépendantistes ne le comprennent pas, c’est leur problème!

Il est en tout cas hors de question pour nous d’accepter que notre langue, le créole, soit gratifié d’un strapontin dans une éventuelle reconversion du système scolaire en place. Nous nous battons depuis 30 ans, nous continuerons à le faire! La prochaine étape de notre combat est d’obtenir que l’enseignement des LCR devienne obligatoire (il est actuellement optionnel) et ce n’est point une chimère : les Corses ont réussi à imposer l’enseignement de la langue et de la culture corses de la Maternelle à l’Université. Cela prendra le temps qu’il faudra, cinq ans, dix ans, vingt ans, peu importe mais nous ne nous laisserons pas berner par les leurres, au sens balistique du terme, que lâche de temps à autre le Système.

Et pour terminer, nous dirons que nous aussi, nous sommes «agis», «actionnés». Nous ne nous sommes pas réveillés un beau matin en nous disant « Tiens au lieu d’aller à la plage aujourd’hui ou d’aller jouer au tennis, nous allons créer une graphie pour le créole, nous allons rédiger une grammaire du créole ou écrire un roman en créole!». Nous sommes agis par un Contre-Système, notre action obéit à une commande socio-historique, à un niveau à la fois obsidionnal et subliminal. Ce Contre-Système qui nous «manipule», c’est cette fraction de notre corps social qui refuse de se voir transformer en Gaulois noirs ou en Européens crépus. Et nous ne sommes ni naïfs ni dupes, nous savons pertinemment que cette fraction d’irréductibles (ces «derniers des Moricauds») est traversée par d’énormes contradictions, la plus énorme étant qu’elle veut tout à la fois rester identitairement créole, farouchement créole, et bénéficier tout aussi farouchement de tous les avantages matériels de la franco-européanité.
Cette contradiction, nous l’assumons…

Raphaël CONFIANT
18 .07.03